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Retraites et pénibilité : une réforme explosive

Va-t-on ouvrir la boîte de Pandore avec ce débat ?

Le Président de la République l'a martelé dans son intervention télévisée : sur la réforme des retraites, il ne reculera pas sur le relèvement à 62 ans et l'alignement public/privé des cotisations salariales. Sur le reste, dit-il, la concertation est ouverte avec ses interlocuteurs et des amendements pourront être déposés lors de la discussion au Parlement du projet de loi à l'automne. Un des points de cette négociation pourrait être le dossier sensible de la pénibilité. Sur ce sujet, plusieurs syndicalistes se sont exprimés pour assurer que ce dossier avait à leurs yeux autant d'importance que la défense de la retraite à 60 ans.

Pénibilité : de quoi s'agit-il ?

La pénibilité a été abordée une première fois lors de la réforme Fillon des retraites de 2003 qui en rallongeant la période de cotisations a ouvert le débat sur la prise en compte des inégalités d'espérance de vie selon les métiers. Il est un fait que les cadres et les ouvriers n'ont pas les mêmes espérances de vie à 60 ans : 23 ans pour un cadre et 17 pour un ouvrier. Face à ce constat les syndicats, ont souhaité que des moyens soient mis en œuvre pour compenser cette inégalité.

Des discussions interprofessionnelles ont donc été lancées mais se sont très vite enlisées en raison d'une opposition frontale entre syndicats de salariés et patronaux à la fois sur les moyens de la prise en compte, individuelle et sur avis médical pour le patronat, collective par métiers pour les syndicats, et sur le financement, par l'État ou la Sécu pour les entreprises estimant que c'est à la solidarité nationale de jouer, alors que les syndicats réclamaient un financement par les entreprises, les jugeant seules responsables.

En revanche, les négociations avaient permis un certain consensus sur des critères de définition de la pénibilité, à partir du rapport réalisé en 2003 par Yves Struillou, maître de requêtes au Conseil d'Etat et ancien inspecteur du travail, pour le Conseil d'orientation des retraites. Ce rapport avait retenu quatre facteurs de pénibilité, ayant démontré leur impact sur le vieillissement prématuré et pouvant être objectivement mesurés : le port de charges lourdes associé à des contraintes posturales, articulaires, de déplacement et de pénibilité physique en général ; le travail de nuit en horaire alternant ; le travail à la chaîne ou sous cadence imposée ; l'exposition à des produits toxiques.

Pénibilité : la proposition du gouvernement dans le projet 2010

Dans la réforme actuelle, la définition retenue de la pénibilité ne convient pas aux syndicats. Elle propose un passage devant une commission médicale, qui ouvrira, en cas de reconnaissance d'une incapacité supérieure à 20%, un droit à partir à 60 ans au lieu de 62 ans. Ces critères trop restrictifs ne couvriraient que 10 000 personnes, selon les syndicats, ce qui ne représente même pas le seul secteur du bâtiment, pourtant emblématique de ce débat. Autre critique : il ne prend pas en compte les différentes causes de pénibilité, et la survenance postérieurement à la retraite de troubles liés à l'exercice du métier. "Le problème, c'est que de nombreuses atteintes à l'espérance de vie liée à la pénibilité ne sont pas détectables lors d'une telle visite" a rappelé M. Chérèque citant notamment "beaucoup de cancers professionnels", qui "se déclenchent plus tard".

Un débat qui pourrait se révéler explosif !

Il est symptomatique qu'aucun pays étranger n'ait mis en place de mesure similaire. Interrogée par le Sénat, une représentante de l'OCDE présentait des études sur la perception du travail et de la pénibilité dans différents pays de l'OCDE, indiquant qu'après les Coréens, les Français sont les travailleurs qui ont la perception la plus mauvaise de leurs conditions de travail. Une étude irlandaise établie sur des éléments objectifs montre pourtant que la France se situe au quatrième rang le plus bas sur trente et un pour les heures de travail, au septième rang le plus bas pour l'intensité du travail et au cinquième rang le plus bas pour l'impact du travail sur l'état de santé. Elle concluait son intervention en rappelant que les pays comme l'Autriche ou l'Allemagne qui ont tenté de définir les travaux pénibles avaient mis un terme à ces expériences.

Au contraire, dans de nombreux pays ce débat s'est orienté sur les conditions de travail et sur une action directe sur l'environnement des salariés. Dans les pays scandinaves, c'est aux employeurs de prendre en compte la pénibilité, au cas par cas, et tout au long des carrières, en aménageant les postes de travail, en améliorant la formation et la mobilité des plus exposés, ou en leur proposant d'exercer leurs fonctions à temps partiel tout en continuant à cotiser. Cette prise en compte a l'avantage de ne pas décourager l'entrepreneur vertueux qui, si la pénibilité devait être générale, se retrouverait traité de la même façon que le mauvais élève. Doit-on attendre la retraite pour corriger les effets néfastes des carrières ? Il vaudrait mieux favoriser les mesures de prévention, la formation et la mobilité. Autant de chantiers qu'il n'est pas possible d'entreprendre à court terme. Enfin, le meilleur remède serait encore le développement du marché du travail qui pourrait offrir d'autres perspectives aux salariés dans des métiers pénibles, mais malheureusement là aussi la France est à la traîne.

Le coût de la pénibilité

Certains syndicats ont bien compris que l'on ne doit pas étendre le débat au mal-être au travail, au risque de voir sinon les revendications s'étendre considérablement ! Sur la question du coût, la CFDT demande que tous les salariés placés dans des situations de pénibilité observée bénéficient "d'un départ anticipé d'un an par tranche de dix ans d'exposition, ce qui représenterait près de 150.000 salariés par an pour un coût d'un milliard d'euros à la charge des entreprises". Une somme importante mais qui doit faire l'objet d'un chiffrage plus précis car si l'on en reste aux critères retenus par la définition du COR (voir encadré) le nombre de salariés concernés devient alors considérable. Un rapport réalisé par l'Assemblée nationale en 2008 citant plusieurs enquêtes [1] donne une idée du nombre de travailleurs susceptibles d'être touchés par ces critères :
- 42,8 % des salariés sont astreints à une manutention manuelle de charges (selon la définition européenne), soit 7,49 millions de travailleurs.
- 7,7 % des salariés (1,35 million de travailleurs) sont astreints à une manutention manuelle de charges au moins vingt heures par semaine.
- 71,8 % des salariés sont soumis à des contraintes posturales et articulaires, soit 12,57 millions de travailleurs.
- L'enquête SUMER 2003 indique que 16,9 % des salariés doivent répéter dans le travail le même geste ou la même série de gestes à une cadence élevée, soit 2,95 millions de travailleurs. 6,6 % des salariés (1,15 million de travailleurs) sont astreints à ces gestes répétitifs au moins vingt heures par semaine.
- Il n'existe pas de statistiques ou d'études épidémiologiques permettant de dénombrer le nombre de travailleurs astreints à un rythme atypique de travail. Néanmoins, un ordre de grandeur de 20 % des travailleurs est souvent avancé.
- Plus de trois millions soit 14,1 % des salariés français travailleraient la nuit
- Le nombre de salariés occupant un travail posté serait de 2,04 millions.
- 31,9 % des salariés sont exposés à des nuisances sonores, soit 5,58 millions de travailleurs.
- 12 % des salariés travaillent en contact avec des machines et des outils vibrants, soit 2,09 millions de travailleurs.
- 20,7 % des salariés sont exposés à des nuisances thermiques, soit 3,61 millions de travailleurs.
- L'exposition à au moins un produit toxique concerne 10 % des salariés, soit 1,83 million de personnes (enquête SUMER 2003). Le secteur de la construction est particulièrement touché puisque un salarié exposé sur cinq appartient à ce secteur (367.000 salariés) ; le taux est ramené à 7 % si l'on ne prend en compte qu'une exposition supérieure à deux heures par semaine.

On comprend dès lors que dans ce débat, le gouvernement cherche avant tout à empêcher que l'on recrée des régimes spéciaux. Il insiste également pour dire que le dispositif du projet de loi se couplant aux carrières longues va finalement couvrir assez largement des gens occupant des métiers pénibles. Il faut enfin rappeler que des dispositifs avaient déjà été mis en œuvre pour couvrir certains risques (pré-retraite « CATS » pour cessation d'activité de certains travailleurs salariés, particulièrement exposés) et ensuite recadré pour cause de coût budgétaire élevé. Il est donc nécessaire que le débat sur la pénibilité s'ouvre sur la base d'un chiffrage beaucoup plus précis du coût de ces mesures.

Revoir aussi le sujet dans le secteur public

Dernier point, si ce débat doit s'ouvrir, il faut remettre sur la table les catégories dites actives dans la fonction publique. En effet, le secteur public a mis en œuvre depuis déjà très longtemps des régimes de retraite anticipée pour certains emplois « présentant un risque particulier ou des fatigues exceptionnelles ». Cette reconnaissance se fait sur une logique d'appartenance à un corps et non sur l'analyse d'une pénibilité avérée. Précisément ce que souhaite éviter le gouvernement. Ainsi, comme le cite le rapport du COR consacré à cette question, ce critère de statut « est indépendant des fonctions réellement exercées et de la durée d'exposition au risque (temps partiel). A titre d'exemple, les années effectuées par un policier dans les services administratifs sont traitées comme celles effectuées sur la voie publique. De même, sont prises en compte de manière indifférenciée les années effectuées par le personnel infirmier dans les hôpitaux de jour et dans les autres établissements hospitaliers fonctionnant en continu. »

Parmi les pensions de titulaires entrées en paiement en 2008, 26,5 % concernaient des personnels comptant au moins 15 ans de services actifs dans la Fonction publique d'État, 6,9 % dans la Fonction publique territoriale et 66,1 % dans la Fonction publique hospitalière.

Si on y ajoute les catégories actives de la SNCF, la RATP et EDF, ils représentent 1,14 million d'effectifs en activité contre 695.000 à la retraite et le coût des prestations qui leur sont servies atteint plus de 11 milliards d'euros par an selon une enquête de l'association Sauvegarde retraites publiée en 2007. Même si la réforme des retraites prévoit un relèvement de deux ans de l'âge légal pour ces catégories (soit un report de 50 à 52 ou de 55 à 57 ans selon les cas), le débat sur la pénibilité des métiers doit s'engager dans une logique d'équité de traitement public privé.

[1] Enquêtes SUMER 2003, INSEE, Eurostat, voir rapport d'information 910 sur la pénibilité au travail par Jean-Frédéric Poisson, 27 mai 2008