Retraite par répartition : les régimes spécialisés sont fragiles et injustes
Dans un régime de retraite par répartition, les pensions étant payées par les cotisations des actifs, le revenu des retraités devrait logiquement baisser, voire s’effondrer quand son équilibre démographique se dégrade. Un risque d’autant plus élevé que le régime gère une population plus réduite : si, en 1945, les disquaires avaient exigé d’avoir leur propre régime de retraite par répartition, en 2015, leurs retraités ne survivraient que grâce à l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA).
Mais même des régimes assurant des populations beaucoup plus nombreuses ont connu des baisses considérables du nombre de leurs actifs qui ont gravement perturbé leurs régimes de retraites respectifs : mineurs (de 360.000 en 1946 à zéro en 2015), SNCF (de 515.000 en 1938 à 155.000 en 2015), agriculteurs (de 6.200.000 en 1955 à 1.300.000 en 2015), marins (de 118.000 en 1950 à 32.000 en 2015), etc.
Privatisation des profits, socialisation des pertes
En France, les retraités et les actifs de ces secteurs en déclin n’ont pas eu à subir les conséquences de leur choix initial. La collectivité et les autres régimes de retraite sont venus à leur secours et pour des montants annuels considérables : 3,2 milliards d’euros par an pour les retraités SNCF, 6,5 pour les agriculteurs, 1 pour La Poste, 1,3 pour les mineurs, 0,8 pour les marins…. . Pour les fonctionnaires civils d’État, dont le rapport actifs/retraités baisse, ce sont les contribuables qui financent un taux de cotisation employeur passé de 49% en 2000 à 74% en 2014.
Abus de droit
L’indépendance sans responsabilité, choisie par ces corporations, constitue une sorte subtile de fraude : tant que tout va bien, ces groupes, soit (ex. agriculteurs) n’anticipent pas correctement (faibles cotisations) le niveau de leurs futures retraites, soit (ex. SNCF) s’attribuent des avantages (faibles cotisations des salariés, départ en retraite précoce, niveau des retraites plus élevé), convaincus qu’ils pourront compter sur la solidarité nationale en cas de situation moins favorable. Un calcul habile mais difficilement admissible. Le fait que certaines de ces professions soient particulièrement pénibles (ex. mineurs), ou que le montant de leurs retraites soient très faibles (ex. agriculteurs) expliquent la solidarité de leurs compatriotes, mais pas leur choix initial de s’isoler.
Compensations
Dans l’élan de 1945, les textes fondateurs de la Sécurité sociale avaient prévu la mise en place d’un régime unique. Le souvenir (ou le remords ?) d’avoir trahi cet objectif a conduit les partenaires sociaux à mettre en place six étapes de compensation entre les différents régimes[1] qui ont décidé de persister, notamment pour tenir compte des conséquences de leurs croissance et décroissance démographique respectives :
- compensation entre régimes de salariés ;
- compensation entre régimes des salariés et des non salariés ;
- compensation généralisée ;
- compensation entre régimes spéciaux (fonctions publiques, SNCF, RATP, EDF/GDF, Banque de France …) ;
- proratisation des transferts de la compensation généralisée régimes spéciaux ;
- surcompensation entre régimes spéciaux.
Une tentative de recréer un semblant de régime unique. Mais ces mécanismes sont si complexes et opaques que l’audit de la situation qu’avait demandé le gouvernement en 2011 n’a été suivi d’aucun effet, et ces correctifs appliqués de façon arbitraire par le gouvernement[2] ne rétablissent pas l’équité entre régimes. Ref : « Retraites : La rénovation des mécanismes de compensation ». De toute manière, ces compensations ne résolvent pas le problème de fond : des intéressés qui ont profité de privilèges pendant la période faste de leur entreprise ou de leur secteur, et doivent être moralement assistés en cas de retournement. Et pire, ils conservent leurs privilèges aux frais des autres Français une fois leur régime en déficit (ex. SNCF).
Présentation des mécanismes de compensation démographique entre les régimes de retraite Les 19 pages de l’étude du Conseil d’Orientation des Retraites (COR) donnent une idée de la complexité du problème : "La neutralisation des effets qui dépendent des régimes est extrêmement compliquée, tant sont différentes les règles de fonctionnement (âge de la retraite, calcul des prestations…). C’est pourquoi les transferts de compensation ne sont pas déterminés en fonction des situations financières réelles des régimes (même corrigées), mais sont calculés dans un contexte fictif, dans lequel les paramètres des régimes sont uniformisés à l’exception de ceux que l’on veut compenser." "Ce système fictif ne permet toutefois pas d’échapper totalement au problème de la neutralisation des paramètres qui dépendent des régimes. En effet, les décomptes des retraités et des cotisants sont sensibles aux règles des régimes, en particulier à l’âge de la retraite. … Une des conséquences de ce principe est que la compensation ne corrige jamais complètement les déséquilibres des régimes, même ceux provenant des paramètres que les régimes ne maîtrisent pas." |
Certaines corporations, par exemple les banques, qui s’étaient aussi construit un système de retraites particulier ont réalisé à temps[3] que cela pourrait les conduire à une catastrophe, et ont rejoint le système général après une période de transition. De même, les retraites complémentaires par répartition, notamment ARRCO, qui se sont d’abord organisées par profession et largement indépendantes, ont peu à peu trouvé nécessaire de rapprocher leurs règlements et de partager leurs responsabilités. Une convergence inévitable vu les évolutions rapide des métiers.
Des évolutions de fond
Les bouleversements passés étaient difficilement prévisibles mais les prochaines évolutions techniques et économiques rendront ces bouleversements de plus en plus rapides. Qui avait prévu qu’en 2015, les transports en commun, la poste, les taxis et les hôtels seraient menacés par de simples applications d’Internet (Blablacar, Airbnb, Uber) ? Des évolutions similaires sont envisagées pour les banques, les producteurs d’énergie, les systèmes de soins ou de formation, notamment supérieure et continue. Les effectifs des différents régimes de retraite particuliers vont aussi évoluer avec la poursuite de la décentralisation de l‘administration publique, le recrutement sous statut privé des salariés de l’État et des collectivités locales affectés à des tâches non régaliennes, le développement de la sous-traitance et des emplois détachés à travers l’Europe, voire la fin du salariat annoncée par certains.
Conclusion : répartition vs. capitalisation
Les régimes spécialisés de retraite par répartition, ceux qui ne couvrent qu’une partie de la population, souvent sur des critères professionnels, sont risqués et injustes[4]. Cette méthode n’est donc viable que si elle couvre la totalité de la population d’un pays dans un seul régime. Même dans ce cas, une baisse de la démographie ou une crise économique peuvent pénaliser certaines générations, mais de façon équitable entre toutes les catégories.
Seule la retraite par capitalisation permet aux membres des corporations qui le décident 1) d’isoler leurs régimes de retraite de celui des autres Français, et 2) de se protéger contre les fluctuations éventuelles du nombre d’assurés de leur régime. C’est ce que réalise la récente retraite obligatoire additionnelle par capitalisation des fonctionnaires (RAFP), un avantage qui devrait être étendu à tous les salariés. Mais tant que la retraite par répartition restera le pilier principal des retraites en France, la sécurité et l’équité exigent que tous les salariés soient affiliés à un seul régime de retraite obligatoire.
[1] Les régimes comme l’ARRCO et AGIRC pourtant obligatoires et qui complètent le système de retraite du privé pour le rapprocher du niveau d’assurance de celui des trois fonctions publiques sont exclus des mécanismes de compensation.
[2] Exemple cité par le COR : « Selon le rapport Domeizel et Leclerc (2006), la proratisation des transferts de compensation généralisée et l’application d’un taux réducteur sont deux mécanismes qui ont été mis en place afin de ne pas utiliser « exagérément » les ressources des régimes débiteurs, en particulier la CNRACL (Caisse des fonctions publiques hospitalières et des collectivités locales) »
[3] Après que l’informatisation de ce secteur ait conduit certains à prédire que la banque serait la prochaine catastrophe sociale, « une nouvelle sidérurgie.
[4] Sans compter le coût de leur gestion qui serait réduit de cinq milliards d’euros avec un régime commun.