Actualité

Whistleblowing/Alerte éthique dans l'administration

Pourquoi la France bloque-t-elle ?

On appelle whistleblowing ou « alerte éthique » la procédure qui permet à un individu qui constate un fait délictuel dans un organisme public ou privé de « tirer la sonnette d'alarme », c'est-à-dire d'en informer un organe interne ou externe de sorte que l'acte en question soit connu et s'il y a lieu, sanctionné. Cependant, cette « alerte éthique » doit être fermement encadrée, de façon à protéger l'anonymat des « donneurs d'alerte », d'interdire tout acte de malveillance à leur endroit, mais aussi symétriquement de vérifier le bien-fondé des allégations portées et d'y répondre par les mesures adéquates. Concrètement, ce peut être un fonctionnaire ou un employé qui constate un vol de matériel, une attitude contraire au règlement intérieur vis-à-vis d'un autre employé, un détournement de fonds, un conflit manifeste d'intérêts etc…

Or, alors que la pratique de l'alerte éthique ou Whistleblowing est largement répandue dans le monde anglo-saxon dans la sphère publique comme dans la sphère privée, en France, les agents de la fonction publique qui constatent des faits répréhensibles ne sont pas incités à intervenir et les dénoncer, voire même objectivement « désincités », puisque en l'état actuel du droit une telle attitude équivaut objectivement à un suicide professionnel [1].

La raison d'un tel oubli ? La volonté d'ériger une barrière culturelle autour d'un concept que l'on estime « importé », alors que le statu quo actuel génère une tendance latente à l'omerta, à la dénégation de dysfonctionnements parfois importants qui peuvent être constatés ou au détournement du problème sur la législation existante en matière de lutte contre la corruption, ce qui généralement n'a rien à voir... On ne compte plus ainsi les allocutions de hauts fonctionnaires qui entretiennent volontairement la confusion entre alerte éthique et délation sur le mode imagé des collaborateurs durant la Seconde guerre Mondiale [2]. Pourtant, qui mieux qu'un fonctionnaire peut constater les dysfonctionnements de l'administration et les errements de ses agents ?

Aux Etats-Unis, le mouvement est ancien et s'ancre dans une pratique bien établie qui fait de « l'alerteur » ou du « lanceur d'alerte », un bienfaiteur de ses semblables grâce à une législation ad hoc dans le secteur public, le Whistleblower Protection Act de 1989 [3]. L'alerte éthique au sein de l'administration rapporte d'ailleurs chaque année près d'1 milliard $ d'économies [4]. Le principe de l'alerte éthique qui existe au travers de l'action Qui tam, au sein même de la common Law [5] depuis le Moyen-Âge, a reçu en Amérique la consécration à l'issue de la Guerre de Sécession afin de permettre la poursuite des « profiteurs de guerre » par un simple particulier en lieu et place du gouvernement. D'emblée, c'est donc l'administration et ses contrats publics qui ont été dans le collimateur des lanceurs d'alerte (notamment au travers du False Clam Act de 1863, modifié en 1943 puis 1986), bien avant que le secteur privé ne soit concerné au travers de la loi Sarbannes-Oxley (SOX) en 2002.

En France, la CNIL et la Cour de cassation n'ont que très récemment autorisé l'ouverture d'alertes éthiques (2005) concernant les entreprises privées uniquement et encore, en assortissant leur autorisation des plus grandes restrictions (uniquement sur le volet frauduleux et financier [6]), avec pourtant un certain succès (1.605 organismes concernés après 5 ans d'application). Dans le secteur public rien de tel. Pourtant le Conseil de l'Europe dans son dernier rapport de 2009 met en avant l'intérêt de la législation française au sein de la sphère publique concernant le Whistleblowing [7]. Etonnant lorsque l'on sait qu'aucune disposition spécifique n'existe en droit français. Tout au plus dispose-t-on de l'apparence d'un dispositif légal succinct pouvant s'y rapporter : le bénéfice des articles 11 et 40 respectivement du statut général des fonctionnaires et du Code de procédure pénale (ainsi que de dispositions éparses en ce qui concerne les inconduites et pratiques dégradantes (harcèlement moral et sexuel [8] etc…)) :

- L'article 11 al.3 du statut général des fonctionnaires offre une protection de principe pour tous les fonctionnaires à raison des atteintes qui pourraient leur être portées dans l'exercice de leurs fonctions.

- L'article 40 du code de procédure pénal renvoie la dénonciation d'actes délictueux observés par tout fonctionnaire, au procureur de la République, avec en théorie une immunité totale et le respect du principe de confidentialité.

Mais de la théorie à la pratique il y a loin, donnant l'impression d'un vide juridique béant en la matière. C'est ainsi qu'un haut fonctionnaire amené à témoigner anonymement affirmait en 2006 [9] : « Certains services en font (presque) régulièrement [des dénonciations suivant l'article 40], d'autres pas du tout, certains fonctionnaires demandent l'autorisation hiérarchique d'y procéder, d'autres laissent purement et simplement le soin à ladite hiérarchie voire au Ministre lui-même, le soin de procéder à de telles dénonciations (…) […] Au total, c'est un flou généralisé et hypocrite qui se transforme parfois en arbitraire pur et simple… […] Tout un chacun admet en général que la situation est donc très insatisfaisante. Mais, bien évidemment, nos courageux managers de la fonction publique n'ont jamais assumé leur responsabilité (au moins en « cadrant » au moyen d'une circulaire les pratiques). » Bien souvent, le fonctionnaire est prisonnier du mode de fonctionnement hiérarchique propre à la fonction publique. Que faire lorsque les circulaires de service et les principes du droit administratif imposent de passer par le recours hiérarchique afin de signaler les agissements constatés ? Que faire si le recours au supérieur immédiat est impossible et qu'il faut alors passer au niveau n+2, voire plus haut, afin de pouvoir se faire entendre, alors qu'une collusion entre les deux niveaux d'encadrement peut exister ? Le risque : violer l'obligation de réserve, ainsi que le devoir de loyauté que tout agent public doit respecter dans le cadre de ses fonctions. Il n'existe pas actuellement de voie administrative parallèle, au sein de l'administration, de façon à recevoir et traiter les demandes, garantir l'anonymat des déclarants, vérifier les déclarations et déclencher les procédures disciplinaires.

Par ailleurs, en cas de « représailles » de la part des personnes incriminées ou de leurs collègues, le fonctionnaire « alerteur » se trouvera particulièrement démuni. Les lenteurs de la justice administrative devraient finir par avoir raison de ses efforts, à moins d'élargir à ce cas particulier (par une disposition législative ou réglementaire au besoin) les procédures d'urgence du droit administratif français : le bénéfice du référé-suspension en matière de mesures non-décisoires [10] ou un référé-liberté, mettant en exergue que l'exercice de l'alerte éthique par le fonctionnaire doit être analysé comme une liberté fondamentale.

Mais cela ne règle pas la question de la procédure d'enquête elle-même à la suite de l'alerte. Il est nécessaire de mettre en place un dispositif permettant de renforcer ces protections et de centraliser les demandes. A cette fin, et sur le modèle Australien [11], il serait sans doute possible d'investir le médiateur de la République (désormais fusionné avec la HALDE dans le « défenseur des droits ») de cette mission, ou d'augmenter les compétences actuelles de la commission de déontologie de la fonction publique qui pour le moment ne se préoccupe que des conflits d'intérêts public/privé.

Conclusion

Alors que nos partenaires continentaux comme la Suisse [12], choisissent à l'heure actuelle de poser le débat de l'alerte éthique dans l'administration, preuve que le droit continental n'est pas un obstacle infranchissable à la mise en place d'une telle procédure, il est pour le moment curieux que la France reste ainsi à l'écart du mouvement général. Dans certains pays, la politique d'Open Government impose que cette procédure soit développée de pair avec la mise en place d'une politique proactive en matière d'Open Data et la mise en place de législations avancées en matière d'accès aux documents administratifs. Il est plus que temps que la France s'empresse de légiférer. En outre, cela permettrait de rompre avec le principe très français de dilution des responsabilités sur la machine administrative elle-même au profit d'un principe d'imputation directe des dysfonctionnements constatés. En permettant aux fonctionnaires de signaler les dysfonctionnements dont ils sont les témoins et en sécurisant leur témoignage comme leur avenir professionnel, la collecte de ces informations pourrait à son tour nourrir un cercle vertueux dont bénéficieraient les juridictions financières comme la Cour des comptes et économiser les deniers publics.

[1] En particulier in Ethique de la Proximité, Revue internationale de psychosociologie, volume XIV n°34, octobre 2008, p.135 et suiv, François de Bry, Salariés courageux, oui mais héros ou délateurs ? Du Whistleblowing à l'alerte éthique. Par ailleurs, la critique généralement formulée porte sur l'élément déclencheur de la dénonciation qui n'est pas toujours neutre ou vertueux (à raison du bien public), mais qui peut avoir bien d'autres motivations (personnelles ou fiscales), n'est pas toujours accueilli comme un obstacle à la recevabilité de la dénonciation : ainsi en Nouvelle Zélande, en Australie (au niveau de la législation de certains états fédérés) et en Norvège… du moment que les faits découverts sont avérés (approche objective).

[2] Voire l'allocution du contrôleur général, M Christian Tardivon à la Convention Nationale de la Compagnie des Conseils et Experts Financiers, Le Whistleblowing, 2008 : «  C'est aussi vrai si on prend la dénonciation nazie ou fasciste que nous avons connue en France en 1943 : elle a été rendue obligatoire ». En substance l'introduction du whistleblowing conduirait dans le secteur public selon cet intervenant : « D'une part, [à] la gangrène des rapports sociaux. D'autre part [au renforcement] de la méfiance à l'égard des institutions, et cela fait également le lit d'un populisme dont nous n'avons pas vraiment besoin ». (compte-rendu intégral retravaillé des débats (niveau 3), p.5). L'intervenant expliquant que « cette démocratie directe, dans son principe – et c'est très important parce que le whistleblowing est issu directement de cette tradition démocratique – veut dire méfiance vis-à-vis des corps intermédiaires et des fonctionnaires ».

[3] Complété par une loi de 1994, avec la mise en place de deux institutions clés : L'Office of Special Council pour les enquêtes internes, le Merit System Protection Board pour les poursuites disciplinaires y compris contre les « donneurs d'alerte ». Enfin, les cours d'appel fédérales comme instance d'appel. A noter qu'une clarification de la procédure à suivre par les Whistleblowers a été mise en place par le MSPB, « Whistleblower Protections for Federal Employees », sept.2010.

[4] Voire la communication des Think Tanks lors de la publication du nouveau federal Scheme of conduct… en décembre 2010 dans le cadre du 2010 Whistleblower Protection Enhancement Act.

[5] Se reporter pour le Royaume-Uni aux Statutes de Blackstone, l'action étant ouverte jusqu'en 1951 (Common Informers Act 1951). Aux Etats-Unis elle restera effective notamment au travers du False Claim Act de 1986, le dénonciateur engageant l'action pour le compte du gouvernement avec possibilité de se voire rétribué à hauteur de 25-30% des montants frauduleux recouvrés. A noter que la protection des whistleblowers dans l'administration est toujours un chantier largement ouvert comme le révèle la suspension du 2010 Whistleblower Protection Enhancement Act (S. 372) bloqué au Sénat en décembre 2010.

[6] Se reporter à l'autorisation unique n°AU-004 de 2005 délivrée par la CNIL et désormais clarifiée par sa révision du 14 octobre 2010. A la suite de l'activisme de la Cour de cassation qui a fortement restreint le champ déjà étroit des codes de conduite internes et des dispositifs d'alerte éthique dans les entreprises (voire en la matière l'arrêt de la Chambre sociale du 8 décembre 2009 n°2524). Désormais l'autorisation unique concerne les alertes professionnelles signalant « des manquements graves en rapport avec les domaines comptable, financier, bancaire et de la lutte contre la corruption. » Désormais l'art.3 de l'autorisation unique qui permettait de passer outre pour les faits les plus graves disparaît. Il concernait : « des faits qui ne se rapportent pas à ces domaines [sus-visés] peuvent parfois être communiqués aux personnes compétentes de l'organisme concerné lorsque l'intérêt vital de cet organisme ou l'intégrité physique ou morale de ses employés est en jeu ».

[7] Voire la conjonction du rapport OCDE Panorama des administrations publiques 2009, p.114 et suiv, en conjonction avec le document de travail de l'Assemblée parlementaire du conseil de l'Europe « The Protection of Whistleblowers » juillet 2009, p.12 s'agissant de la France, qui note bien toutefois que la loi du 13 novembre 2007 vise à favoriser la dénonciation des actes de corruption mais ne constitue pas une loi unificatrice de l'alerte éthique dans les secteurs public et privé.

[8] Concernant les fonctionnaires, ces derniers doivent contacter à l'heure actuelle leur syndicat (ce qui peut entraîner une menace sur l'anonymat des « alerteurs », ou les représentants du personnel (pouvoir d'interpellation), soit intervenir auprès du comité technique paritaire ou auprès du comité d'hygiène et de sécurité (qui peuvent diligenter des enquêtes) en cas de harcèlement. Voire les compléments introduits par la loi n°2002-73 du 17 janvier 2002 modifiant l'article L222-33-2 du Code du travail, ainsi que l'article 6 quinquiès nouveau de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

[9] Voire son témoignage à l'adresse suivante : http://cacambo.over-blog.net/articl...

[10] Il faudrait à cette fin réformer le champ d'application de l'article L 521-1 du Code de justice administrative. Si un projet de loi s'appuyait sur le référé liberté de l'article L 521-2, il s'agirait alors de faire reconnaitre l'alerte éthique comme la reconnaissance d'une liberté fondamentale.

[11] Voire en particulier, Freedom of Information Reforms and Cultural Change, Brisbane, 2 mai 2010, p.4 A l'issue d'une annonce faite par le Gouvernement (communication du Sénateur Joe Ludwig, Special Minister of State, le 17 mars 2010) sur la réforme de la réglementation concernant le Whistleblowing dans la fonction publique fédérale, qui réside à l'heure actuelle dans les dispositions trop étroites des sections 16 du Public Service Act 1999 et du Parliament Service Act 1999 (voire en particulier le rapport Whistleblower protection : a comprehensive scheme for the Commonwealth public sector, février 2009 p.XXI et le Secrecy Laws and Open Government in Australia, de décembre 2009, p.58 à 62.

[12] Voire à ce propos l'article Whistleblowing, consultable sur l'Office fédéral de la justice suisse (OFJ) www.bj.admin.ch . Et le projet de révision de l'article 22 a de la Loi sur le Personnel de la Confédération (LPers) du 24 mars 2000, voire Carlos Jaïcos Carranza, Sébastien Micotti, Les nouveaux projets législatifs à la lumière de la jurisprudence récente en matière de Whistleblowing, jusletter du 2 février 2009, consultation en cours depuis octobre 2010.