Manque d’attractivité de la fonction publique : et si on réformait ?
France stratégie vient de publier un très volumineux rapport sur la perte d’attractivité de la Fonction publique. Et d’après ses rédacteurs, il y aurait urgence : 15% des postes à concours dans la FPE (fonction publique d’Etat) non pourvus et près de 21% des lits de l’APHP fermés en 2022 dont 70% par manque de personnel, tandis qu’en 2023 dans la FPT « ce sont les deux tiers des collectivités territoriales qui connaissent des tensions, structurelles et récurrentes, singulièrement dans les métiers d’intervention technique et les services à la population. » Aussi France Stratégie adresse-t-il un double message, à la fois d’alerte sur l’existence d’une crise de l’emploi public tant au niveau du recrutement que de la fidélisation des agents, mais aussi esquisse un message d’action, en mobilisant les différents leviers susceptibles de construire une stratégie globale d’attractivité, que l’organisme décline à 3 niveaux : discours de revalorisation de la FP, action visant la transparence des conditions d’exercice et de carrière, enfin une démarche de consolidation des avantages à travailler dans la fonction publique (garantie de l’emploi, autonomie, temps de travail plus faible, revalorisation salariale etc.). Malheureusement, ce triptyque somme tout assez classique et convenu ne réinterroge que très partiellement l’architecture de la fonction publique dans son ensemble, l’extrême complexité de ses rémunérations et sa nécessaire évolution dans une perspective plus large de « réindustrialisation » du tissu économique national qui ne peut plus la placer en surplomb. Aussi pour la Fondation IFRAP, d’autres stratégies doivent être mises en œuvre en se basant d’abord sur une réforme en profondeur du modèle de la fonction publique à statut française. Ce n’est qu’à ce prix que des avancées salariales substantielles pourraient être envisagées à plus long terme.
Une crise d’attractivité de la fonction publique à tous les niveaux en faveur du privé :
Ab initio, le rapport rappelle qu’entre 1991 et 2022 l’emploi public salarié a progressé de plus de 25% quand l’emploi salarié privé lui s’accroissait de près de 32% sur la période donc avec une cinétique de +7 points d’écart, tandis que la proportion de l’emploi public dans l’emploi total salarié baissait de 2 points (24% en 1990 contre 22% en 2022).
Ce recul des effectifs salariés publics ne correspond cependant pas à un état de sous-administration : nous affichons une densité globale des personnels civils (hors militaires) hors Mayotte de 74 agents publics/1000 habitants en 2021[1], tandis que la France d’après l’OCDE constitue le 7ème pays où la proportion de l’emploi public est le plus élevé au sein de l’emploi total, soit 21,13% en 2021[2]. Mais comme le relève l’étude de France stratégie « les difficultés actuelles sont d’une autre nature, dans un contexte de besoins de recrutement importants et de concurrence forte avec le secteur privé qui connaît également des tensions importantes. » En effet, le recrutement des fonctionnaires s’effectue dans un contexte où le chômage a déjà été considérablement réduit. En 2003 le taux de chômage (T1) était de 8,4%, il est désormais au T3 2024 de 7,4% soit une baisse de près de 1 point en 21 ans, avec un plus haut au T4 2014 il y a dix ans à 10,5% (soit une amélioration de 3,1 points à partir de cette date[3]).
Au-delà des tensions sur le marché du travail s’ajoutent une « fragilisation [qui] s’observe désormais à tous les moments de la relation de travail : avant l’embauche, pendant le processus de recrutement, au début de la carrière et en cours de carrière. »
Au niveau des recrutements : La mission relève ainsi que les concours de la fonction publique n’attirent plus et constate un déséquilibre structurel depuis 2010, aboutissant à ce que près de 15% des postes offerts aux concours de la fonction publique d’Etat restent non pourvus en 2022 contre 5% en 2018.
Sur ce graphique, il est possible de vérifier l’effondrement du taux de sélectivité (échelle de droite) après un pic survenu en 1997. « En moyenne 12 candidats se présentaient pour un poste aux concours externes de la FPE sur la période 2000-2010, ils ne sont plus que 4 en 2022. Entre 2016 et 2022, le niveau de postes offerts a faiblement diminué (-11%) mais celui des présents aux concours s’est effondré de 50% ».
Ce constat valable dans la FPE se retrouve également dans la FPT où la montée en puissance des contractuels fait que les concours « ne constituent qu’une voie minoritaire d’accès » ce qui ne les empêche pas de connaître également « une baisse importante de leur taux de sélectivité » : ainsi le nombre de présents aux concours externes entre 2011 et 2022 a baissé de 20% quand les postes offerts avaient augmenté de 29%. Ce mouvement touche également les contractuels mais plus significativement dans les secteurs où la concurrence avec le secteur privé est forte : aides à domicile, aides-soignants et infirmiers.
Une concurrence public/privé dès l’orientation des étudiants
Les inscriptions à l’université qui constituaient un vivier naturel de la fonction publique (enseignement, administration générale) « connaissent un tassement depuis plusieurs années » au profit de la croissance du secteur privé de l’enseignement supérieur. Ainsi si les effectifs inscrits à l’université entre 2021 et 2031 devraient être stables, ceux de l’enseignement supérieur devraient croître de 1,5%. Or les formations conduisant à l’enseignement et à l’administration générale « décroissent sensiblement, au niveau licence et surtout master ». Les candidats en master MEEF (métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) baissent de 26% entre 2016 et 2023. Symétriquement les effectifs en IPAG (instituts de préparation à l’administration générale) baissent de 35% entre 2008 et 2020. S’agissant des diplômés de l’enseignement supérieur, leur nombre a crû de 17% dans le secteur privé mais à chuté de -29% dans le secteur public entre 2007 et 2019, et s’agissant des BAC+4 et plus, on assiste à une augmentation de +63% dans le privé contre un -2% sur la même période dans le secteur public. |
Pendant le déroulement de la carrière : Entre 2014 et 2022 « les effectifs de fonctionnaires sortant de la fonction publique pour un autre motif qu’un départ à la retraite ont augmenté de 47%. » Ainsi chez les enseignants ces sorties représentent en 2022 près de 15% des sorties annuelles contre 2% en 2012 alors que le « nombre de départs à la retraite [est] quasi stable »
Les départs à la retraite liés au vieillissement vont par ailleurs toucher plus massivement la fonction publique que le secteur privé : 27% des effectifs 2019 du secteur privé (y.c. non salariés) d’ici 2030 contre 30% dans le public porté par la fonction publique territoriale (près de 36% des effectifs 2019).
Dans ces conditions des déséquilibres parfois importants devraient apparaître à l'horizon 2030 comme le montre le tableau suivant :
L’ensemble du secteur public devrait voir des déséquilibres entre créations/recrutements et départs à la retraite de l’ordre de 400.000 fonctionnaires soit 7% de l’ensemble de l’emploi public 2019 à horizon 2030.
Qui pourrait encore s’exacerber si une stratégie cohérente de réindustrialisation était menée d’ici 2035 :
En effet comme le montre une autre étude de France stratégie menée pour le compte de la mission d’Olivier Lluansi sur la réindustrialisation[4], une industrie manufacturière qui à horizon 2035 passerait de 11% des emplois en France en 2022 à 12% (+1 point) en 2035 « pourrait nécessité la création de 744.000 emplois entre 2022 et 2035 », ce qui occasionnerait des effets de captation d’emplois en provenance des services mais aussi des effets de polarisation dès la formation des étudiants qui se détourneraient encore plus des carrières publiques, nettement moins attractives et moins rémunérées :
La situation serait sans doute encore plus complexe dans un scénario de réindustrialisation à 15% où les créations d’emplois dans l’industrie manufacturière pourraient atteindre les 1,98 millions à horizon 2035. Dans ces conditions, l’attraction du secteur privé serait encore forte par rapport aux débouchés du secteur public, et plus polarisée en son sain, occasionnant sans doute la réinternalisassions partielle de flux de travailleurs transfrontaliers (445.000 en 2020[5]), mais aussi un recours toujours plus accru à l’immigration régulière.
Des solutions et des leviers convenus qui enjambent une réforme ambitieuse de la fonction publique :
Afin de lutter contre l’érosion de l’attractivité de la fonction publique, France stratégie dessine des leviers sur lesquels France Stratégie propose d’agir conjointement et qui se résument en définitive à une augmentation de moyens tous azimuts (alors que nous sommes en période d’ajustement budgétaire obligatoire) :
Donner aux agents la capacité effective de remplir leurs missions ; ce qui passe par un travail en profondeur sur les conditions de travail et les déroulements de carrière ;
Relancer la garantie de l’emploi, en réinterrogeant l’attractivité des affectations ;
Combattre la contractualisation rampante en augmentant les titularisations ; en préservant la prédominance du statut sur le contrat ;
Insister sur les progressions de carrière, notamment en soulignant l’accès facilité aux formations, les promotions pour les moins qualifiés ou les emplois administratifs ;
Augmenter le pouvoir d’achat des agents publics afin d’éviter leur déclassement par rapport au secteur privé ;
Refondre le système de rémunération (trop complexe entre la composante indiciaire et la composante indemnitaire) et le rendre plus transparent tout comme le déroulement de carrière ;
Augmenter la conciliation entre vie privée et temps de travail, via une plus grande autonomie d’organisation ;
Or l’ensemble de ces attendus semblent inflationnistes sur le coût de la masse salariale et les dépenses environnées (formation, complémentaire santé, temps de travail, flexibilité etc.) et ne correspond pas à l’environnement actuel de « contraintes budgétaires accrues » sur la dépense publique et salariale en particulier.
En conséquence, il importe de dépasser ces contraintes pour les intégrer dans une réforme ambitieuse des politiques publiques à raison de ajustements budgétaires à réaliser.
Tout d’abord, les déséquilibres prévisionnels en personnels affichés plus haut à horizon 2030 doivent être internalisés par ajustement à la baisse des effectifs de la fonction publique. La réorganisation des services dans les trois versants de la FP devrait permettre d’aboutir à une baisse de 400.000 agents publics à minima, limitant ainsi la dégradation des services offerts à la population (suppression des doublons, réduction du mille-feuille territorial et des effectifs des opérateurs, externalisations, intégration de l’IA pour les procédures redondantes et chronophages, baisse des personnels non soignants administratifs à l’hôpital etc.).
Ces ajustements d’effectifs pourraient permettre par non remplacement intégral des départs à la retraites (qui apparaissent déjà dans les déséquilibres exprimés) de reverser une partie des économies dégagées sous la forme de gratifications salariales, débouchant sur une remise à plat des rémunérations et une valorisation accrue de la partie des primes de performance individuelles et collectives et la création d’une prime de présentéisme.
En effet, du point de vue de l’employeur, la masse salariale augmente à contre-temps par rapport aux rémunérations brutes et nettes. Ce phénomène s'explique par les effets des extensions en année pleine des revalorisation salariales décidées l'année précédente. Mais aussi par l'évolution autonome des cotisations employeurs notamment dans la FPE via la contribution au CAS pensions, mais aussi dans la FPT et la FPH. On assiste à l'augmentation par à coup des surcotisations employeurs (en sus des 28% considérés comme des niveaux de cotisation patronales raisonnables) permettant de financer les mécanismes de retraites (CAS pensions, CNRACL) qui s’apparentes à des subventions plutôt qu’à des rémunérations afin de réduire les déséquilibres des régimes en question. Ces montants viennent gonfler artificiellement la masse salariale publique, alors qu'il s'agit fondamentalement de transferts (pour la fraction dépassant les 28%). D'où un pilotage des dépenses de personnel plus difficile que celui des seules rémunérations6] des agents.
Sources : INSEE[7].
Précisons par ailleurs que si les rémunérations du privé semblent plus dynamiques que celles du public c’est à raison de la prime de risque que constitue l’absence de sécurité de l’emploi à vie.
La mise en place d’une fonction publique parfaitement duale, devrait à notre avis permettre de poser à nouveau frais les limites et les avantages du choix du statut ou du contrat, la fluidité des parcours étant accélérée par la suppression des catégories et des corps pour faire place à des filières d’emplois avec des progressions de carrières échelonnées à raison de la manière individuelle de servir. L’attractivité de la fonction publique pourrait alors au choix des personnels et des postes prendre le visage du statut (avec des progressions de salaires moindres et/ou des sujétions plus fortes) ou du contrat (avec choix d’affectation et salaires plus dynamiques, mais sans garantie de l’emploi à vie[8]). Un cran supplémentaire pourrait être accordé au contrat avec l’extension des compétences de l’inspection du travail aux contractuels de droit public, ce qui aujourd’hui est une protection qui leur est refusée[9] contrairement à l’Espagne par exemple.
Nous rejoignons par contre France Stratégie sur la question de la transparence des rémunérations qu’il s’agisse de leur composition, de leurs montants bruts et nets offerts en fonction des postes et sur les déroulements prévisibles de carrières, ainsi que les passerelles ouvertes entre les filières et les versants de la FP.
La question de l’unicité de la fonction publique en matière de revalorisation du point de FP mérite d’être réinterrogée, avec a minima une détermination spécifique par versants selon différentes modalités : ministre pour la FPE et la FPH, Conseil supérieur de la FPT pour cette dernière…
[1] https://www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/publications/rapport-annuel/cc-2023-web.pdf
[2] Consulter notre note sur le sujet du 23 avril 2024, sur la base des travaux de l’OCDE, https://www.ifrap.org/fonction-publique-et-administration/la-france-est-le-7eme-pays-de-locde-ou-lemploi-public-est-plus-eleve
[3] https://www.insee.fr/fr/statistiques/8282707
[4] Fr. BELLE-LARANT, C. BOUVART, G. CLAEYS, R. FOTSO, M. GERARDIN, N. ZBALAH, Réindustrialisation de la France à horizon 2035 : besoins, contraintes et effet potentiels, France Stratégie N°2024-02, juillet 2024.
[5] https://www.ifrap.org/emploi-et-politiques-sociales/68-600-travailleurs-transfrontaliers-en-plus-entre-2014-et-2020
[6] Voir par exemple dernièrement M. le sénateur V. DELAHAYE, avis n°130 de la commission des finances annexé au rapport général tome 1 relatif au PLFSS 2025, p.7 https://www.senat.fr/rap/a24-130/a24-1301.pdf#page=9
[7] INSEE,Les comptes de la nation 2023, onglet dépenses et recettes publiques, https://www.insee.fr/fr/statistiques/8068624?sommaire=8068749, ainsi que https://www.insee.fr/fr/statistiques/7681290 et https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381332#figure1_radio2
[8] A ce propos nous avons déjà eu l’occasion de dire ce que nous pensions de l’ouverture irraisonné de la négociation collective dans la fonction publique aux titulaires au lieu de la réserver aux contractuels. Pour nous la promotion du contrat aurait dû impliquer l’introduction de la négociation collective tandis que les personnels statutaires auraient dû conserver les logiques antérieures de concertation et d’unilatéralité qui s’attachait à leur état. Voir ainsi, https://www.ifrap.org/fonction-publique-et-administration/fonction-publique-la-prudhommisation-est-en-marche.
[9] Une disposition qui existe déjà en Espagne pour les contractuels et non pour les titulaires statutaires, voir notre note de 2014 sur le sujet, https://www.ifrap.org/emploi-et-politiques-sociales/inspection-du-travail-oui-la-specialisation