Temps de travail dans la fonction publique : l'exécutif passe (enfin) aux actes
Le rapport de l'inspection générale des finances sur le temps de travail dans la fonction publique d'Etat a remis en lumière le phénomène du sous-travail dans la fonction publique. Ce rapport a été dénoncé par les syndicats de fonctionnaires reprochant au gouvernement une opération de communication alors que va être présenté le projet de loi portant réforme du statut de la fonction publique. Si cette opération vérité est la bienvenue, elle pose la question de la politique managériale de l'Etat : on se rend compte ainsi que chaque ministère et même chaque direction, gère ses services selon sa propre organisation. Les ministres des comptes publics et de la fonction publique semblent décidés à s'attaquer au problème : ils ont intégré un article dans le projet de loi obligeant les collectivités locales à s'aligner sur les 1.607 heures légales et viennent d'annoncer leur intention de faire de même pour la fonction publique d'Etat.
Le rapport de l'Inspection générale des finances remis à Gerald Darmanin relatif aux régimes dérogatoires aux 35 h dans la fonction publique de l’État, et révélé le 26 mars dernier par Le Figaro, vient illustrer un constat largement connu sur le sous travail dans la fonction publique. A partir d'un champ d'étude couvrant 1,1 million d’agents, soit la totalité des personnels civils de l’État (à l’exclusion des enseignants), ainsi que les magistrats, les porteurs d’uniformes dont les militaires et les gendarmes et 300.000 agents exerçant leurs fonctions dans les établissements publics sous tutelle. Les conclusions du rapport ont fait sensation : 310.000 agents au moins travaillent moins de 1.607 heures par an, qui est la durée légale du temps de travail applicable aux trois fonctions publiques.
Tous les chiffres qui suivent sont issus du rapport de l'IGF |
Ce temps de travail constaté inférieur à la base légale s'appuie sur de nombreuses dérogations mais le rapport souligne plusieurs cas d’incohérence et de régimes dépourvus de justifications. Les auteurs recommandent donc "sauf cas exceptionnels", qu'il soit mis fin à ces dispositions.
Dans le détail, sur les 300.000 cas relevés dans le rapport, les auteurs distinguent deux situations :
- premier cas : les quelque 120.000 agents de l’État qui bénéficient de compensations horaires liées à des sujétions inhérentes à l’exercice de leurs fonctions et travaillent en moyenne 1.538 heures par an ;
- deuxième cas : au moins 190.000 agents bénéficient de régimes de travail plus favorables que la règle des 1.607 heures et travaillent ainsi en moyenne 1.555 heures par an, principalement par un effet d’imitation et dans une moindre mesure du fait de la survivance de dispositifs historiques qui apparaissent injustifiés.
Dans le premier cas, il s'agit de personnels dont le temps de travail a été réduit par arrêté interministériel afin de tenir compte des sujétions liées à la nature des missions. Il s'agit en particulier de compenser une organisation du travail en horaires décalés ou avec des modulations importantes ou bien encore dans des conditions pénibles. Ces dérogations couvrent 44.000 agents, soit l’équivalent de 2,2% de la fonction publique de l’État hors enseignants.
Il s'agit également des 75.000 agents de l’État qui en raison des sujétions, notamment horaires, qu’ils supportent, bénéficient de jours de repos compensatoires forfaitaires, distincts des jours de RTT. Cela concerne particulièrement le ministère de l’intérieur du fait des régimes cycliques applicables à près de 62.000 personnels de la police nationale, ou encore 13.000 surveillants hors détention de l’administration pénitentiaire au ministère de la justice qui interviennent dans les mêmes structures que ceux bénéficiant de dérogations générales mais avec des contraintes moindres.
Le rapport pointe des incohérences notamment pour le personnel pénitentiaire et souligne l'extension du régime horaire pour les travailleurs sociaux des administrations pénitentiaires, sans qu'un tel aménagement soit justifié. Au ministère de l’intérieur, le rapport indique que le régime bénéficie à des agents affectés à des fonctions support, alors même qu'un exercice comparable dans d'autres ministères ne conduit pas à de tels avantages horaires, voire n'a plus lieu d'être, la fonction ayant été tout simplement externalisée.
Dans le second cas, au moins 190.000 agents bénéficient de régimes de travail favorables, soit par un effet d’imitation pour 160.000 d’entre eux, soit du fait de la survivance de dispositifs historiques dont les justifications sont faibles, voire inexistantes pour les 30.000 autres agents.
Le rapport cite en particulier 149.000 agents administratifs et techniques du monde de l’éducation qui bénéficient d’un régime de travail assis sur le calendrier scolaire citant l'exemple des 13.277 conseillers pricnipaux d'éducation (fin 2018), dont il ressort que plus de 3.200.000 heures sont dues à l’administration chaque année, soit près de 2.000 effectifs travaillant 1.593 heures par an.
C'est aussi le cas pour 5.300 agents administratifs et techniques du ministère de la justice qui bénéficient de régimes de jours de repos compensateurs normalement dus aux surveillants et éducateurs.
Le rapport pointe enfin certains dispositifs de congés supplémentaires dérogatoires au cadre général qui ont été maintenus lors du passage aux 35 heures sans être imputés sur les droits à RTT.
C'est particulièrement le cas des jours de fractionnement, un à deux jours de congés supplémentaires, lorsque l'agent prend au moins cinq jours de congés annuels entre le 1er novembre et le 30 avril. Appliquée à l’ensemble des personnels civils de la fonction publique de l’État, soit 2,1 millions d’agents, et à supposer que l’intégralité d’entre eux bénéficient de deux jours de fractionnement, le nombre d’heures générées s’établirait à 29,4 millions d’heures, soit près de 18.300 effectifs travaillant annuellement 1.607 heures.
D'autre part, dans plusieurs ministères, le passage aux 35 heures a consacré des pratiques antérieures plutôt que de le remettre à plat. Au sein des directions relevant du secrétariat général des ministères chargés des affaires sociales, plus de 1.065 agents en 2016 bénéficiaient de la semaine d’hiver. On trouve aussi au ministère de la culture ainsi que dans les opérateurs qui en relèvent, dont le musée du Louvre, 7 jours de congés supplémentaires qui correspondent, à la « semaine Malraux » et à 2 « jours ministres » qui existaient auparavant. Au ministère de l’Intérieur, les agents bénéficient de 32 jours de congés dont 2 supplémentaires liés à la reprise des anciens « jours ministre », qui s’imputent sur les droits à jours de RTT.
Dernier point noir : Les autorisations spéciales d’absence (ASA) permettent à l’agent de s’absenter de son service lorsque les circonstances le justifient. Certaines ASA peuvent être de droit ou accordées sous réserve des nécessités de service. D’autres ASA sont une faculté, accordée par le chef de service en fonction des situations individuelles particulières et sous réserve des nécessités de service. En principe le chef de service est appelé à privilégier le recours aux facilités horaires compensées ou aux RTT quand ils existent. La circulaire du 31 mars 2017 relative à l’application des règles en matière de temps de travail dans les trois versants de la fonction publique a rappelé les principes applicables. Mais on constate des entorses à ces règles, par exemple à l’ADEME où les agents avaient la possibilité de bénéficier de deux jours d’absence pour arrêt de travail sans produire un certificat médical. La DRH de l’établissement a confirmé que sa suppression était prévue à l’occasion de la renégociation en cours des régimes de travail.
En conclusion, le rapport fait une liste de 33 recommandations concernant les différentes situations exorbitantes du droit commun relevées durant son travail d'inspection (voir encadré) et s'inquiète en particulier que le suivi du temps de travail de façon automatisée soit mis en œuvre de façon très disparate selon les ministères et les opérateurs alors même que le recours au télétravail est de plus en plus encouragé dans la fonction publique. Sur le badgeage le rapport cite deux cas surprenants : celui de la CNIL qui a indiqué "que le contrôle automatisé du temps de travail constituait une entrave aux principes que cette institution défend", et celui du secrétariat général des ministères chargés des affaires sociales expliquant que "le brassage au sein des directions du secrétariat général d’agents issus de services n’ayant pas la même culture de contrôle du temps de travail (…) en l’absence d’orientation claire, il a été décidé de permettre à chaque agent de décider ou non de badger". La DRH a d'ailleurs confirmé que seulement 13% des 460 agents que compte le secrétariat général, badgent.
On ne peut que se féliciter que l'IGF se saisisse à bras-le corps de cette question : en remettant en lumière des situations bien ancrées au sein de l'administration et par ailleurs injustifiables, l'inspection jette un pavé dans la mare au moment où le gouvernement met la dernière touche à son projet portant réforme du statut de la fonction publique. Alors que le projet de loi prévoyait de ramener à 1.607 heures les collectivités locales, les ministres viennent d'annoncer leur intention de s'attaquer également à la fonction publique d'État, sans compensation financière. Le ministre Gérald Darmanin a déclaré aux Echos "Le chantier est lancé pour les collectivités locales, il faudra faire de même au sein de l'Etat, sauf évidemment quand il y a des sujétions particulières"35 heures : l'exécutif veut une remise à plat dans les ministères dès 2020, Les Echos, 4 avril 2019, https://www.lesechos.fr/economie-france/social/35-heures-lexecutif-veut-une-remise-a-plat-dans-les-ministeres-des-2020-1006383. Reste à être vigilant lors du débat parlementaire sur la nature des sujétions qui seront retenues. L'augmentation du temps de travail apparaît être un levier grâce auquel on peut baisser les effectifs sans sacrifier le service public, voire en l'améliorant. En Allemagne, les agents publics travaillent pour un temps plein 1.807 heures par an, soit 200 heures de plus que la durée légale théorique : appliquer ce temps de travail dans les fonctions publiques d'État et territoriale représenterait, a minima, le travail de 400.000 agents à temps plein en France... Ce potentiel pourrait même être renforcé en revoyant les règles de départ à la retraite qui au total, sur une carrière, conduisent à sous-utiliser le travail des agents.