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Secteur public : le rêve de l'autogestion

Dans tout le secteur public, les salariés manifestent une méfiance profonde, viscérale même, envers leurs directeurs. Mais sauf cas exceptionnel, généralement dans de toutes petites structures, l'autogestion conduit à la démagogie et à favoriser le court terme par rapport au long terme, l'intérêt des personnes en place par rapport aux générations futures et aux clients. Les syndicats assurent que, dans le secteur public, l'engagement des personnels « au service du public » suffirait à faire passer l'intérêt général avant leurs intérêts particuliers. C'est faux, surtout à l'échelle de millions de personnes.

« Quand un traumatisé de la tête arrive en salle d'op', c'est pas le directeur de l'hôpital qu'on va chercher pour l'opérer ! » C'est souvent ainsi que se terminent les discussions sur le rôle de directeur d'hôpital. Pas seulement au café du coin, mais aussi dans les instances médicales des hôpitaux publics. Curieusement, ces professionnels de haut niveau semblent persuadés que leur cas est très particulier. En réalité, il est tout à fait ordinaire : chez Air France, ce n'est pas le P-DG qui pilote les avions et ce n'est pas non plus l'entraîneur qui marque les buts.

Dans tout le secteur public, les salariés, et notamment les professionnels des catégories supérieures, manifestent une méfiance profonde, viscérale même, envers leurs directeurs. Ces dernières années, les enseignants, les chercheurs et les médecins hospitaliers se sont particulièrement distingués dans leur combat visant à réduire le pouvoir des directeurs de leurs établissements. Parfois avec succès comme dans les écoles primaires où le rôle des directeurs a été ramené en 1989 à des tâches strictement administratives, avec pour conséquence une difficulté à trouver des volontaires pour tenir ces postes. Dans les universités, la situation est encore plus curieuse puisque les enseignants-chercheurs et les autres personnels ont bataillé pour minimiser le rôle du président d'université qu'ils élisent pourtant eux-mêmes. Et dans les hôpitaux, les médecins et les autres professionnels ont aussi réussi à convaincre le Parlement de réduire le rôle du directeur en l'encadrant de sous-directeurs qu'il n'a pas choisis, certains étant même élus par les personnels.

Des résultats médiocres

Analyse du rapport PISA

Lettre des professionnels de l'éducation : Que souhaitez-vous dire en particulier aux chefs d'établissement et aux conseillers principaux d'éducation ?

Éric Charbonnier (expert éducation à l'OCDE) : Qu'ils ont un rôle fondamental aujourd'hui, qu'ils doivent se battre pour renforcer la cohésion des équipes pédagogiques, que les chefs d'établissement mériteraient plus d'autonomie dans le choix des enseignants et dans l'utilisation de leur budget. Les pays qui réussissent ont une forte cohésion entre leurs enseignants, moins de rotation du personnel et surtout les parents, enseignants, CPE et chefs d'établissements travaillent en toute confiance et en harmonie, ce qui est loin d'être le cas en France.

Dans ces trois domaines, les performances françaises ne sont pas satisfaisantes. L'étude PISA de l'OCDE classe la France en 32e position pour le niveau scientifique des élèves malgré des dépenses élevées. Et 130.000 jeunes sortent sans aucun diplôme de l'enseignement obligatoire. Pour les universités, le palmarès de Shanghai, comme les autres classements disponibles, relègue les meilleurs établissements français au-delà de la 40e place. Pour les hôpitaux, l'écart de coût avec les cliniques privées (de 30 à 40% pour des soins identiques) mesure l'ampleur des dysfonctionnements qui règnent dans le secteur public. Par exemple, le retard pris dans les hospitalisations de jour, la persistance de petits hôpitaux dangereux, le développement inconsidéré des capacités de certains grands hôpitaux, les abus en matière de « clientèle privée » à l'hôpital et le malaise général des personnels montrent à quel point ce secteur a souvent souffert d'un management insuffisant. Malgré ces constats, le secteur public refuse la remise en cause de son organisation et notamment l'introduction d'équipes de direction fortes. Les salariés redoutent particulièrement l'intervention de la direction dans trois domaines : le recrutement, l'évaluation et le déroulement des carrières, et l'affectation des ressources.

Le recrutement et l'évaluation

En 2008, le pouvoir de recruter les enseignants-chercheurs a été au cœur de la contestation dans les universités. C'est un sujet critique dans la fonction publique puisque les personnels y sont recrutés à vie avec des garanties importantes de carrière minimale. Faut-il confier cette responsabilité aux équipes ou au président de l'université ? Le « localisme » des recrutements passés, c'est-à-dire la préférence donnée aux candidats issus de l'université qui recrute, avait montré que la méthode actuelle n'était pas satisfaisante. De multiples études ont montré que les personnes en place sont tentées de recruter soit des copains, soit des médiocres qui ne leur feront pas ombrage, soit de simples assistants qui les aideront avec dévouement dans leur travail. Ce danger n'est pas propre à la France mais est tout à fait symptomatique. À l'étranger, certaines universités ont dû interdire les recrutements « locaux » en début de carrière.

Dans le secondaire, la nouvelle possibilité accordée aux directeurs des collèges classés en zone d'éducation prioritaire (ZEP) de recruter leurs équipes d'enseignants va dans le bon sens. Elle semble pourtant choquer ce journaliste interpellant le responsable de l'établissement ZEP qu'il interviewait : « Alors vous allez pouvoir faire votre marché ? » [1]. Cette faculté, déjà plus ou moins tolérée dans l'enseignement privé sous contrat, devrait naturellement être étendue à tous les établissements scolaires. Comment construire une équipe homogène capable de porter un projet pédagogique quand les enseignants sont affectés de façon aléatoire au hasard de leurs carrières, en fonction de points d'ancienneté, de périodes passées dans des zones difficiles et de paramètres familiaux ? Dans les hôpitaux publics français aussi, les équipes médicales se sont insurgées contre l'intervention de la direction dans le recrutement des médecins, au prétexte que seule l'équipe médicale est compétente pour choisir ses nouveaux collègues. Il est pourtant évident qu'aucun directeur responsable ne prendra une décision d'embauche sans s'être entouré des avis des spécialistes du domaine concerné.

Les promotions et les salaires à l'ancienneté sont évidemment une facilité (ou une lâcheté ?) qui évite aux responsables et à leurs salariés d'avoir à faire face à leurs responsabilités. C'est plus « confortable », mais c'est catastrophique pour les meilleurs qui ne sont pas récompensés, pour les autres qui ne sont pas poussés à s'améliorer et pour la performance du service public. L'évaluation constitue une suite naturelle au recrutement et le directeur doit y avoir le dernier mot.

L'affectation des ressources

Dans la plupart des collectivités, chacun s'estime prioritaire au moment de l'affectation des ressources, que ce soient des personnels, des machines ou des m2. C'est d'ailleurs un signe en partie [2] positif : les intéressés croient en l'importance de ce qu'ils font et sont donc motivés. Mais il n'existe jamais de critère objectif incontestable pour choisir entre de multiples demandes. Après avoir écouté toutes les parties, un directeur est indispensable pour trancher, d'autant plus qu'attribuer des ressources revient à mettre en application une stratégie. L'hôpital s'oriente-t-il vers la chirurgie cardiaque lourde ou l'hospitalisation de jour ? L'université vise-t-elle l'excellence en physique ou en sociologie, au niveau des premiers cycles ou à celui du doctorat ? L'école veut-elle un style scolaire « classique » ou de type « Freinet » ?

Dans les universités, la crainte des enseignants-chercheurs est, de plus, que les sciences « utilitaires » (par exemple, la physique) soient favorisées par rapport à d'autres (par exemple, le grec ancien). Ce n'est pas ce qu'on constate dans les universités privées ou publiques à l'étranger. Si les conseils d'administration sont bien choisis, ils ont à cœur de préserver ce qui fait la réputation de leur université.

La motivation du directeur

La méfiance envers les directeurs semble indiquer que les fonctionnaires ne réalisent pas quel est le rôle de ce responsable. Et d'abord quel est son intérêt propre. Contrairement à ce qu'ils semblent penser, l'objectif des directeurs n'est pas d'entraver l'action de leurs équipes. Que ce soit dans une usine, une école, une université, un service administratif ou un hôpital, l'intérêt de son directeur est que l'organisme dont il est responsable fonctionne bien. Et pour cela, il doit veiller à ce que la production de son unité soit de qualité à un coût raisonnable mais aussi que l'avenir en soit assuré et que ses personnels soient satisfaits. Cela suppose qu'il cherche à recruter, faire progresser et conserver les meilleurs en leur offrant un environnement de travail motivant.

Tout sauf l'évaluation

La plupart des directeurs d'écoles primaires sont conscients que leur rôle de directeur sans pouvoirs est incohérent et inefficace. Ils réclament plus de pouvoirs, mais pas le plus important : celui d'évaluer les professeurs de leur école, rôle confié à de lointains inspecteurs d'Académie qui voient chaque enseignant une fois tous les 4 ans pendant 2 heures. Cette inspection se passe dans un environnement pédagogique tout à fait artificiel et néglige complètement des qualités essentielles : résultats des élèves, relations avec les parents, fiabilité du jugement sur les élèves, relations avec les collègues, participation à la vie de l'école. L'argument avancé est que « l'évaluation par le directeur nuirait aux relations entre collègues ». C'est peut-être vrai. Mais la qualité de l'enseignement et le développement des enseignants doivent-ils être sacrifiés au confort des enseignants ? Même dans les petites entreprises les responsables et leurs salariés ont le courage d'affronter ce problème. Pourquoi pas les directeurs d'écoles et les enseignants ?

C'est exactement ce à quoi s'emploient les présidents d'universités, les directeurs d'hôpitaux à l'étranger et les directeurs de cliniques en France. Dans tous les domaines, ils consultent les spécialistes des différents domaines (médecins, comptables, infirmières, chercheurs, enseignants…), mais c'est à eux que revient la décision finale. C'est nécessaire pour éviter les abus (par exemple, le localisme) et aussi parce que le directeur, ayant une vue globale, doit tenir compte de nombreux facteurs comme la pyramide des âges, l'équilibre des différents services ou l'avenir de leur entité.

Existe-t-il de mauvais directeurs ?

Malgré le soin apporté à la sélection des directeurs, des erreurs sont inévitables. Soit l'intéressé n'a pas le profil pour le poste, soit il ne l'a plus suite à son évolution personnelle. Donner du pouvoir aux directeurs suppose que ceux-ci soient eux-mêmes évalués et non pas nommés à l'ancienneté et à vie en fonction d'un diplôme acquis à 22 ans, comme cela arrive trop souvent dans le secteur public. Cela exclut naturellement les nominations de directeurs à des fins de récompense pour services rendus.

Le rêve de l'autogestion

Pendant 40 ans, de 1950 à 1990, l'autogestion yougoslave a représenté un espoir pour les Français hostiles au capitalisme mais épouvantés par ce qui se passait dans les autres pays communistes. À la CFDT, l'autogestion a même été la marque de fabrique pendant des décennies avant d'être mise en veilleuse, sans doute après avoir constaté la faillite de l'expérience yougoslave et qu'aucune grande organisation ne s'est développée en France sur cette base. Même la mythique verrerie d'Albi, fondée sous les auspices de Jaurès, a fait faillite et a dû se faire racheter par une entreprise privée. Des réussites existent dans l'économie associative (Maif, par exemple), avec un capital aux mains de millions de membres, mais elles sont dirigées de main de maître par de véritables directeurs.

Sauf cas exceptionnel, généralement dans de toutes petites structures, l'autogestion conduit à la démagogie et à favoriser le court terme par rapport au long terme, l'intérêt des personnes en place par rapport aux générations futures et aux clients. Les syndicats assurent que, dans le secteur public, l'engagement des personnels « au service du public » suffirait à faire passer l'intérêt général avant leurs intérêts particuliers. C'est faux, surtout à l'échelle de millions de personnes, et d'ailleurs, l'expérience démontre chaque jour le contraire. À la SNCF par exemple, la sacralisation du « statut » des employés en place compromet l'avenir de cette entreprise et handicape l'économie française. C'est aussi le cas dans les commissions administratives paritaires de la fonction publique, où les syndicats représentant les salariés bataillent toujours pour obtenir des promotions plus rapides et de meilleures notations pour tous les fonctionnaires, jamais l'opposé.

Faute de possibilité de comparaison, la performance du secteur public est souvent plus difficile à évaluer que celle du secteur privé où les indicateurs financiers sont sans ambiguïté. Soit parce que la production publique est floue (par exemple : le ministère des Affaires étrangères), soit parce que l'entreprise est en situation de monopole (par exemple : EDF). Les conséquences d'une quasi-autogestion y sont donc longues à se manifester. Et c'est justement parce que les signaux d'alerte sont tardifs qu'il est encore plus important que le pouvoir y soit exercé par des directeurs et des conseils d'administration ayant une vision à long terme.

Proposition typique des enseignants

Instituer dans chaque établissement scolaire ou école un pouvoir collégial fort, supérieur au pouvoir du seul chef d'établissement ou directeur d'école.
Pour être légitimement exercé, ce pouvoir devrait impliquer une majorité de professeurs et le directeur d'école ou chef d'établissement (ou son adjoint) et quelques représentants des autres personnels de l'Éducation nationale. Sa portée serait toutefois limitée dans les petits établissements en raison du faible nombre de personnes susceptibles de l'exercer.

Source : Blog « État de droit ».

Cet article a été publié dans la revue Société Civile n°105.

[1] Ce même journaliste, ex-enseignant, a été « débauché » par une station privée concurrente 3 mois plus tard.

[2] L'autre partie correspond malheureusement à une recherche de prestige et de pouvoir.