Régie ou délégation : raisons économiques ou politiques ?
La décision de la Mairie de Paris de reprendre en régie la fourniture de l'eau dans la capitale n'avait pas surpris ; celle du Maire de Nice de gérer en direct les transports de l'agglomération étonne davantage. Les résultats de la grande vague de nationalisations des années 1980 ont été si catastrophiques qu'aucun parti n'a remis ce sujet au programme de la dernière campagne présidentielle. Alors pourquoi certaines collectivités locales de droite et de gauche collectivisent-elles des entreprises privées qui fournissent des services techniques spécialisés à leurs administrés ? Quelles conséquences pour les clients et les contribuables ? Et, comme le demande David Azema, ex numéro 2 de la SNCF, brièvement PDG de Keolis avant de rejoindre l'Agence des Participations de l'État, quels dégâts pour les grandes entreprises de services françaises ?
Le grand écart avec les entreprises
La voie de la reprise en gestion directe est exactement inverse de celle choisie depuis un demi siècle par les entreprises : tout ou partie de la gestion du parc automobile, de la gestion et entretien des bâtiments, de l'informatique, de la paie, du gardiennage, de la restauration, de la documentation, de la publicité, de la formation, de la fabrication de sous-ensembles, et de la recherche même, ont été sous-traités à des spécialistes de chacun de ces sujets. Les conglomérats eux-mêmes sont largement dépréciés, l'idée générale de bon sens étant que les organisations doivent se concentrer sur leur métier principal, dans le domaine où le conseil d'administration et le management possèdent une réelle compétence.
Dans les entreprises, les personnels des secteurs concernés sont naturellement opposés à toute sous-traitance, et ce sont les directions générales qui doivent l'imposer au nom de l'intérêt général (la survie parfois) de l'entreprise. Dans les collectivités locales, les syndicats et les personnels défendent leurs intérêts propres et sont, eux-aussi, opposés à toute forme d'externalisation ou de délégation de service au nom de la défense de leurs intérêts propres. Dans ces conditions, il semble que trop souvent les élus agissent en fonction de réflexes conditionnés de gestion plutôt que dans l'intérêt général.
Les fausses raisons de passer en régie
• Une certaine idée "dogmatique" de la subsidarité : le service public assuré par le secteur public local. C'est l'argument imparable, et la gestion de l'eau à Paris en constitue un cas typique. Sa mise en régie directe avait été clairement annoncée pendant la campagne électorale, donc avant toute évaluation des conditions économiques, sociales et environnementales qui auraient pu être obtenues des différentes entreprises du secteur. Dans ce cas, l'idéologie du « c'est mieux par définition », s'appuie sur l'émotion : « eau source de vie », « eau bien commun de l'humanité », « l'eau n'est pas un produit comme les autres », etc. Tout cela est exact, mais sans aucun lien avec la question. Paris dispose de ressources en eau considérables et de bonne qualité (surabondante même face à la baisse de la consommation). Depuis des décennies, aucun accident sanitaire n'a jamais perturbé sa distribution et aucune critique n'a été émise sur la qualité de l'eau fournie aux Parisiens par l'un ou l'autre des opérateurs. Aucune interruption de service n'a eu lieu, contrairement à ce qui s'est produit pour d'autres services essentiels gérés par le secteur public (électricité, transports par exemple). Les médicaments ou la nourriture aussi sont vitaux, mais les villes n'envisagent quand même pas de les produire elles-mêmes.
Le Maire de Nice ayant déjà décidé de reprendre en gestion directe des cantines et des piscines, on peut penser que cette politique témoigne soit d'une même conviction idéologique, soit d'une volonté de couper l'herbe sous le pied de son opposition favorable à la régie.
• Baisse du prix. C'est une raison souvent mise en avant, mais qui n'est pas démontrée. Le coût de production et de distribution de l'eau, de traitement des eaux usées, celui de la gestion de réseaux de transports, sont très variables suivant les communes : géographie, type d'habitat, sociologie des habitants, état du réseau. Les statistiques montrant que l'eau fournie en régie est moins ou plus chère en moyenne que celle fournie par les entreprises spécialisées n'ont donc aucun sens. La seule méthode valable de comparaison est naturellement l'appel d'offres ouvert à tous. Les mises en régie se faisant très généralement sans appel d'offres à la concurrence, il est impossible de savoir si leur solution est optimale. Par exemple, la baisse de 6% hors taxe d'une partie du prix de l'eau à Paris ne prouve rien, puisque d'autres villes ont obtenu des réductions beaucoup plus considérables à la suite d'appels d'offres (ex : Ile-de-France : moins 14%) .
L'équation « moins cher puisque pas de dividendes à verser à des actionnaires » n'est vérifiée, ni dans les hôpitaux, plus coûteux que les cliniques, ni dans le fret ferroviaire où la SNCF perd des parts de marché par rapport aux nouveaux entrants, ni dans les télécommunications où France Telecom a dû baisser ses prix face aux concurrents. La véritable équation c'est « mieux et moins cher grâce à la mise en concurrence ». Comme l'indiquait David Azéma dans son interview des Echos du 27 juillet 2012, les atouts des entreprises sont « d'abord des réflexes de gestion et de management qui nous permettent en général d'être plus productifs que les régies » et le partage d'expérience entre les différents contrats gérés par la même entreprise.
Quant à l'argument mis parfois en avant selon lequel les régies seraient moins chères parce qu'elles sont exonérées de certaines taxes, il est carrément indécent : si ces taxes ne sont pas prélevées sur l'eau ou les transports, cela dépend en définitive grandement de la nature de la "régie" qui est d'autant plus fiscalisée qu'elle est autonome. Par ailleurs, cela revient à perturber sciemment la concurrence en jouant la carte du moins-disant fiscal, ce qui aura également des incidences sur les ressources de la commune (en matière de CET par exemple).
• Crainte de malversation. Les marchés publics de l'eau, des transports, des cantines ou d'autres services sont soupçonnés d'avoir été peu transparents. Les cas anciens de Grenoble pour l'eau ou de Nice pour des chantiers importants, confirment que cela a pu être le cas. Si ces faits ont existé, les (anciens) élus sont les principaux responsables de ces problèmes [1] : ce sont eux ou leurs directeurs qui ont accepté ou sollicité des entorses à la loi. Il ne tient qu'aux nouveaux élus de mettre en place des procédures de sélection et de contrôle rigoureuses ; les règlementations françaises et européennes ont d'ailleurs beaucoup contribué à les rendre obligatoires et effectives. Et loin de supprimer les tentations, la gestion directe multiplie en réalité les occasions de mauvaise gestion : au lieu d'un risque de fraude importante, concernant peu de personnes, tous les 10 ou 15 ans, au moment de l'attribution du contrat de service public, c'est tous les jours que de petits arrangements concernant de nombreuses personnes sont à redouter, donc beaucoup plus difficiles à détecter et à réprimer.
Le faible nombre de prestataires répondant aux appels d'offres (souvent de 3 à 5) peut faire craindre des risques de collusion et de partage du marché. Ce danger existe, mais la tendance actuelle semble plutôt être à une concurrence exacerbée entre les fournisseurs (ex : Veolia, SAUR, Keolis, Transdev, RATP plus, Suez, Derichebourg…) De ce point de vue, la fusion Veolia-Transport/Transdev est une mauvaise nouvelle. Pour lever les doutes, les communes auraient avantage à ce que des entreprises étrangères, notamment européennes, proposent leurs services en France avec des chances de succès. Mais curieusement, les responsables des collectivités locales ont souvent manifesté leur réticence quand il a été question qu'une de ces entreprises françaises soit rachetée par une étrangère. La cohérence doit être intégralement maintenue si l'on veut tenir la qualité et les coûts.
La vraie raison de passer en régie ?
Les trois précédentes étant visiblement douteuses, il est difficile de connaître les véritables motivations des élus. Dans le cas de Nice par exemple, le Maire a déclaré que « Il nous apparaît que les offres ne correspondent pas aux attentes de la collectivité. (...) Je suis convaincu que l'administration d'un grand service public par la collectivité elle-même apporte de l'efficacité, de la reconnaissance à l'ensemble de nos administrations et répond aux attentes de nos usagers », ce qui est vague. Et l'Humanité cite, incrédule, sa conclusion : « Plus j'avance dans la vie publique, plus j'ai la conviction que des grands services publics à la française sont des services publics de qualité où je me sens bien à travailler avec les fonctionnaires (sic). »
• Développer son emprise. La motivation la plus vraisemblable derrière les mises en régie est la volonté des élus d'accroître le périmètre de leurs interventions. Une notion différente de celle d'accroître leur pouvoir : choisir un délégataire pour une décennie constitue un véritable pouvoir, beaucoup plus que de régler les problèmes de gestion au jour le jour. L'attribution des logements HLM, le recrutement des personnels, l'influence sur les carrières et les nominations à des postes importants ont toujours été des outils puissants de clientélisme. Dans une période de chômage massif, ce pouvoir est encore plus critique. A Eau de Paris, le directeur est Jean-François Collin qui était secrétaire général adjoint de la mairie de Paris depuis septembre 2008 ; poste où il a remplacé Thierry Wahl, inspecteur des finances, ancien directeur général au ministère chargé de l'environnement. Les collectivités locales sont déjà de gros employeurs (Paris 43.000 fonctionnaires, Nice 7.000 fonctionnaires) qui les font souvent accuser de clientélisme, mais la tentation d'accroître la taille de leur empire est générale. Cette tendance exacerbe dangereusement la tension entre un secteur public protégé qui prolifère aux dépens d'un secteur privé exposé à la concurrence internationale.
• Le sentiment de maîtrise. Comme toute externalisation ou sous-traitance, la Délégation de Service Public suppose une grande rigueur de la part du donneur d'ordres : ses objectifs doivent être clairs, ses besoins et les ressources financières qu'il souhaite consacrer à cette activité bien définis, et le tout doit être documenté précisément dans son appel d'offres. De même, l'analyse des réponses des entreprises requiert un grand professionnalisme pour s'assurer que les deux parties sont bien d'accord sur les termes du contrat, y compris les clauses de révision. Certaines collectivités locales ne semblent pas prêtes à faire ce travail de définition du cahier des charges et préfèrent la "souplesse" (le flou en réalité) de la régie, avec un sentiment de véritable contrôle a posteriori. On a vu dans certains cas, comme celui de la construction de l'hôpital d'Evry, les surcoûts considérables qu'entraînent des changements d'objectifs en cours de chantier. Ces surcoûts sont au moins aussi importants en cas de régie, mais ils sont moins visibles : au lieu d'une facture présentée par l'entreprise responsable du contrat, les ajustements peuvent plus discrètement se faire à l'intérieur du budget de la collectivité locale, et le contrôle, lui est présupposé à défaut d'être véritablement effectif. On ne restructure ou ne liquide que très difficilement une régie.
Les problèmes liés au système de régie
• L'isolement. Même les plus grandes régies sont de petites structures par rapport aux entreprises de services mondiales. Eau de Paris ne compte que 880 personnes. Une taille qui pose des problèmes de compétences par rapport aux entreprises multinationales du secteur, et de carrières pour les salariés dynamiques. Eau de Paris aurait perdu environ 8 cadres, sans doute entrés dans les entreprises privées avec l'espoir de poursuivre leur carrière dans une autre grande ville française ou en Australie, et peu soucieux d'attendre vingt ans le départ en retraite de leur chef de service pour avoir une promotion.
• Jouer contre son camp. Les entreprises de services françaises (eau, transport public, gestion des déchets, énergie, restauration collective…) sont performantes et reconnues au niveau mondial ; elles constituent l'un des trop rares points forts de notre économie. Elles sont présentes dans de nombreux pays où elles exportent notre savoir-faire et y complètent utilement l'image d'une France « pays du luxe, du tourisme et de la gastronomie ». Mais au contraire, on n'a jamais vu une régie municipale exporter quoi que ce soit à l'étranger, cela lui est même expressément interdit par la loi. La régie constituée en monopole local a donc des problèmes pour faire évoluer ces modes de gestion pour les rendre plus performents contrairement aux entreprises plongées dans la compétition mondiale.
Dans son interview aux Echos] du 27 juin, David Azéma a rappelé à propos des transports de Nice ce qui avait été dit à propos de l'eau à Paris. Avant de signer des contrats importants, les acheteurs étrangers demandent toujours à voir des références en France. Ne plus pouvoir leur présenter des modèles aussi prestigieux que Paris ou Nice constitue un handicap considérable, pour l'entreprise de service et « pour les constructeurs et fournisseurs de matériels que nous entraînons dans notre sillage ».
En général, les responsables politiques tentent d'accompagner les entreprises nationales dans leurs démarches de conquête de marchés étrangers. C'est le cas de l'État pour les grands contrats (avions, énergie, matériels ferroviaires), mais c'est aussi ce que font des régions, des départements et des communes pour des produits plus locaux ou pour le tourisme. Dans le cas de la gestion de l'eau (et dans une moindre mesure pour les transports publics), la démarche de certaines collectivité locales est très particulière. Au lieu de soutenir nos entreprises privées et publiques, des associations comme E.A.U. ou Aqua Publica Europa auxquelles participent (et que financent ?) des collectivités locales, mènent à l'étranger des campagnes de propagande anti gestion privée, donc hostiles à nos grandes entreprises. C'est pourtant une règle générale, pas d'exportations puissantes sans marché intérieur fort.
Conclusion
En cherchant à s'immiscer dans la gestion des entreprises et en se présentant comme plus capables de les gérer que les entrepreneurs, les responsables politiques font preuve d'une prétention injustifiée. Le souvenir du fiasco de la plus célèbre des Régies, la Régie Nationale des Usines Renault (RNUR) devrait les rappeler à la modestie. Et la situation actuelle de la France devrait les inciter à se consacrer aux problèmes de fond qui sont de leur ressort avant de commencer à vouloir se substituer aux entrepreneurs privés. Pour contrecarrer la tendance des élus locaux à étendre leur sphère d'intervention, les électeurs doivent absolument exiger que, dans des domaines comme l'eau, les transports publics, l'énergie, les travaux publics, les cantines et restaurants publics, tout contrat soit soumis à des appels d'offres transparents.
[(Position des syndicats et des salariés
Au niveau fédéral, les syndicats sont en principe très favorables au fonctionnement en régie. Mais en pratique, au niveau local, ils sont très prudents quand il s'agit de leur propre cas et qu'il faut quitter leur statut privé souvent très avantageux pour rejoindre le nouveau gestionnaire public.
Á Marseille, les éboueurs FO ont fait grève contre la décision de la majorité socialiste de la communauté urbaine de passer ce service en régie. Ce projet a été abandonné.
Á Nice, la CGT est à la fois pour la régie mais d'après le journal « progressiste » Le Patriote, le leader CGT des transports niçois « s'il se réjouit de cette nouvelle, ajoute qu'il serait plutôt contre une régie publique et autonome si cela devait modifier le statut du personnel et priver [le réseau] du professionnalisme d'un délégataire. »
Á Paris, les salariés d'Eau de Paris se sont mis en grève dès novembre 2011, estimant leurs conditions de travail « dégradées » depuis le passage en régie. )]
[(
[*Sur le même sujet :
Pourquoi les services publics en régie sont-ils réticents à envisager un changement de gestion vers une délégation ?
L'eau en France : le débat de la gestion publique ou privée
Le retour à la régie pour le service de l'eau à Paris *]
)]
[1] En 1994, l'ex-maire de Grenoble a d'ailleurs été condamné à de la prison et a vu sa brillante carrière politique stoppée nette. En juin 2004, l'ex-directeur général des services de la ville de Nice avait été condamné à 5 ans de prison, dont 18 mois avec sursis, pour avoir truqué plusieurs marchés publics au cours des années précédentes.