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Le CESE et les sinécures de la République

Les Rentiers de l'Etat de Yvan Stéfanovitch

Dans son dernier ouvrage, Les rentiers de l’Etat (Editions du Moment octobre 2015), le journaliste Yvan Stefanovitch n’hésite pas à s’attaquer aux sinécures publiques et surtout à l'une d’entre elles dont on parle ces derniers jours car son président vient de changer : le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE). Composé de 233 membres avec des administrateurs au nombre de 139 (dont une majorité de représentants des syndicats), le CESE coûte 37 millions d’euros par an. Les CESER, ses déclinaisons en régions, coûtent 63 millions. Soit 100 millions d’euros par an qui sont largement gaspillés.

La réalité du CESE est aujourd’hui cruelle ; malgré l’activité de son ancien président Jean-Paul Delevoye (en fonction entre 2011 et novembre 2015), les réformes menées ont été trop timides pour véritablement infléchir les fondamentaux de l’institution. Yvan Stefanovitch ouvre en réalité son ouvrage sur le palais d’Iena, mais il nous semble plus logique d’en constituer en quelque sorte l’apothéose de la démonstration menée par l’auteur tout au long de ses différents développments. Interrogé par l’Opinion le 13 octobre 2015 l’ex-président alors en campagne pour sa réélection précisait : « il est vrai que les chantiers ouverts sous la mandature actuelle ont pu bousculer les habitudes. J’ai introduit de la transparence, revu les statuts, changé les règles concernant les droits à la retraite des membres pour rééquilibrer notre caisse (…) qui était déficitaire. » « j’ai peut-être commis des maladresses en faisant bouger les choses rapidement, même si j’ai toujours veillé à diriger cette maison dans la concertation (…) j’ai revu les règles de transparence dans un souci de transparence, d’équité et de responsabilité. C’est d’ailleurs à ma demande que la Cour des comptes est venue faire un contrôle. » Un contrôle qui pourtant à révélé les béances budgétaires et managériales de la troisième instance représentative de l’État. Le CESE est donc toujours très loin du compte.

Composé de 233 membres avec des administrateurs au nombre de 139 (contre un plafond d’emplois de 159, donc structurellement sous-exécuté dixit la Cour[3], soit 0,59 administrateurs/membres), les nominations sont pour cinq ans renouvelables une fois, soit à la discrétion des organisations représentatives qui y envoient des représentants, soit à l’initiative du gouvernement lui-même (personnes qualifiées (PQ)) :

Types de représentations

Nombre de représentants

Représentants paritaires

130

ESS (agricole ou non agricole)

23

Associations familiales

10

Vie associatives et fondations

8

Jeunes

4

Associations et fondations environnementales

18

Personnalités qualifiées

40

Total

233

Il est aisé de constater que les représentants issus du paritarisme sont en majorité avec 130 membres dont 69 représentants des syndicats de salariés et 61 représentants patronaux ou indépendants. Suivent ensuite les représentants associatifs (45) et les représentants environnementaux (18), tandis que l’exécutif préempte 40 nominations à la discrétion du gouvernement (10 dans le domaine social, 15 dans le domaine associatif et 15 dans le domaine de l’environnement.

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D’emblée, l’auteur pointe l’hétérogénéité des personnalités qui siègent au palais d’Iéna, tant dans leurs intérêts que par la motivation qui les anime. Il en ressort mécaniquement un profond absentéisme, encore accru par le fait que pour les représentants du paritarisme par exemple, les indemnités versées le sont au profit de leurs syndicats. Ces membres du CESE se « rémunèrent » uniquement réellement à travers de l’IRF (indemnité représentative de frais, qui comme les IRFM à l’Assemblée nationale ou au Sénat (indemnités représentatives de frais de mandat) n'est pas imposable et est réputée dépensée de façon conforme par son bénéficiaire[4]). Résultat, lorsque l’indemnité de fonction est de 1.893,38 euros, l’IRF s’élève à 3.786,76 euros. Par ailleurs, privilège exorbitant, cette dernière sert également d’assiette à la cotisation retraite du membre du CESE afin d’accélérer la constitution du droit à une retraite ad hoc (707 euros mensuels bruts portée à 1.126 euros pour dix ans de mandat, retoqués depuis le début 2015 à l’initiative de J-P Delevoye à 689,19 euros/mois). Une aberration, mais qui explique bien que l’IRF qui théoriquement n’est pas un élément de rémunération en constitue pourtant bien un. La preuve, lorsque le conseiller du CESE est absent, une amende lui est infligée directement sur son IRF de 284€/absence. 

On en comprend la logique : toucher le membre indélicat au porte-monnaie sans pour autant pénaliser son organisation syndicale qui reçoit par ailleurs l’intégralité de son indemnité de fonction. En définitive et c’est une constante des sinécures publiques analysées, la rémunération d’activité perçue n’est pas le plus important, ce qui est en jeu se sont les montants des droits cumulés ouverts à la retraite (avec cumul de retraites superposées pour les plus chanceux).

D’ailleurs même l’absentéisme n’est pas strictement régulé : si 70 membres du CESE environ ne sont jamais présents en séance, il est toujours possible d'émarger le registre des présences avant de s’éclipser discrètement. Un petit manège qui se conjugue avec la remise de la carte de vote aux présents…permettrait aux organisations syndicales et patronales de toucher par virement directement sur leur compte en banque pour 5,91 millions d’euros (pour 126 représentants, IRF comprise) en 2010 (rapport Perruchot).

Un absentéisme qui se conjugue avec un sous-travail des administrateurs du CESE. La Cour des comptes analyse dans son rapport 2015 qu’au lieu du minimum légal dans la fonction publique de 1.607 heures, sur la base de 207 jours annuels travaillés, ces derniers ne travaillent qu’entre 1.353 et 1.402 heures par an auxquelles s’ajoutent 72 heures pour 6 samedis de présence, un forfait de 71 heures de déshabillage/habillage (20 min/jour) ainsi qu’entre 62 et 111 heures annuelles pour fermeture tardive.

Dans ce cadre il semble extrêmement difficile de parvenir à l’objectif alors affiché par Jean-Paul Delevoye peu avant les élections de novembre 2015 consistant à réorienter le CESE vers une activité de chiffrage et de suivi des politiques publiques « nous pourrions par exemple analyser le projet de loi de finances et être associés à des études d’impact ou réaliser des évaluations sur l’application des lois. » Une bonne direction, mais qui rentre en contradiction avec le manque de moyens de l’institution (37 millions d’euros/an), et le coût des frais d’indemnités. Yvan Stefanovitch rappelle avec émotion l’histoire du CESE avant la deuxième guerre mondiale, lorsque celui-ci alors appelé CNE (conseil national économique créé en 1924 par le président du Conseil Edouard Herriot) était alors peuplé de conseillers d’État qui réalisaient des évaluations pour le compte des pouvoirs publics… une époque révolue. Et ce n’est sans doute pas avec la nomination de Patrick Bernasconi à la tête de l’institution grâce à une déclaration rassemblant 20 signatures majoritairement syndicales et patronales « Le CESE que nous voulons au service du renouveau démocratique », que l’institution se relancera, même en y incluant davantage la participation de la société civile via les NTIC. Ce sont les membres qui posent problème.

Cartographie des sinécures publiques :

L'auteur nous offre une "carte" et un "territoire" des sinécures publiques. Elles s'adressent non seulement aux politiques "recasés" dans des postes de fonctionnaires cousus-main via des passerelles spécifiques à la discrétion de l'exécutif, ou à des hauts fonctionnaires dont il faut soit récompenser la fidélité sans faille, soit sanctionner l'activisme ou l'orientation politique en les plaçant dans des placards dorés. On trouve donc essentiellement deux sortes de sinécures publiques offertes par l'Etat:

  • Tout à la fois aux « rentiers » de l’administration publique : c’est-à-dire les préfets « PMSP » (préfets hors cadre en mission de service public), des préfets nommés à la discrétion et généralement sans affectation, par le gouvernement, mais aussi des ambassadeurs de complaisance (via le décret du 25 mai 2009 supprimant l’obligation d’être désigné conseiller des affaires étrangères hors classe) ou la nomination comme ambassadeur « au tour extérieur » (à condition d’être âgé de 45 ans au moins) et envoyé dans un poste diplomatique à l’étranger (1/5ème de ces postes leur est réservé), voir bénéficier d’une ambassade « thématique », donc sans ressort géographique… La liste est longue et l’enquête menée par Yvan Stefanovitch ne s’arrête pas là : doivent s’y ajouter également la multiplication des postes de généraux de gendarmerie (3 généraux en 1962, 73 en 2015 !), une multiplication par 24 lorsque les effectifs eux croissaient de seulement 60%, aboutissant à ce que ces derniers en soient réduits parfois à diriger de simples brigades de gendarmerie… (il ne s'agit cependant là pas de recasage, mais d'un problème de gestion de corps).
  • Mais aussi aux « fonctionnaires hauts absolument débordés » : l’auteur les localise dans certains corps d’inspection et dans des emplois hors classe de la haute administration. Le palmarès établi est édifiant : on y trouve pêle-mêle, les inspecteurs généraux des armées, privés d’inspection, les conservateurs des hypothèques et les TPG devenus entre-temps administrateurs généraux des finances publiques (la réforme de leur statut a permis de faire baisser le nombre des premiers de 354 à 250 pour un gain de 17 millions d’euros), tandis que les seconds ont vu leur nombre fondre par deux (de 110 à 50). La « fusion » entre les ex-TPG et les directeurs départementaux des impôts n’a pas fait l’objet d’économies substantielles dans la mesure où les rémunérations des seconds ont finalement été alignées sur les premiers (dont les traitements étaient entre 30 et 40% supérieurs). On y trouve également les membres d’institutions de contrôle qui peinent à fidéliser leurs troupes : Cour des comptes (5,3 rapports par conseiller/an), inspection générale des finances (2,7/an), Conseil d’État (mais celui-ci a plutôt la réputation de surcharger de travail ses membres, avec 57 rapports/conseiller/an), Contrôle général économique et financier (CGEFi) (170 membres et 0,58 rapport/an)… mais là encore des exceptions existent, ainsi Françoise Miquel qui dans une récente note confidentielle adressée aux parlementaires mettait en exergue le « gras » de la masse salariale de France Télévision (12%, soit 10.000 emplois). Enfin, l’auteur décrit sans complaisance le laxisme éhonté qui règne à l’IGEN (inspection générale de l’éducation nationale) dont la productivité est de seulement 26 rapports par an (2014) pour 137 inspecteurs en activité[1](0,18), tandis que les inspecteurs de l’IGAS (inspection générale des affaires sociales) se distinguent inversement quant à eux[2] avec 47% des effectifs à l’extérieur (mise à disposition, détachement, disponibilité), et 25% des effectifs théoriquement présents (sur les 94 en poste) signent leurs rapports sans jamais se présenter dans les locaux de l’inspection. La réalisation des 194 rapports (2 par inspecteurs, par an en théorie), ne repose donc en réalité que sur les épaules d’une vingtaine de membres totalement débordés aidés efficacement par une quarantaine d’autres tout au plus…

Patiemment, l’auteur trace la piste des sinécures de la République, avec une galerie de portraits étonnante, qui devrait ravir le lecteur. Le fil directeur est cependant la cartographie des sinécures républicaines, que celles-ci se déploient afin de recycler les recalés du suffrage universel, mais également les personnels politiques (membres de cabinets, conseillers, amis). Il s’intéresse enfin aux gratifications qui touchent les hauts fonctionnaires en fin de carrière, les postes d’élite qui permettent de récompenser des fidélités, de neutraliser des adversaires potentiels ou de huiler les rouages du paritarisme.

Conclusion :

L’ouvrage de Yvan Stefanovitch particulièrement bien documenté et fruit d’enquêtes rigoureuses, dresse un portrait sans complaisance des « sinécures publiques » permettant de cartographier les lieux douillets où ex-élus, conseillers, syndicalistes, délégués patronaux et hauts fonctionnaires peuvent se refaire une santé avant de repartir à la bataille ou finir leur vie active à l’abri des tumultes du monde économique contemporain. Ce coin du voile levé, il importe de réfléchir à nouveau sur la réforme de l’État, chose évidemment que l’auteur laisse à la discrétion de ses lecteurs. Nous proposons les pistes suivantes :

  • Etudier beaucoup plus avant les effets de « repyramidage » dans la haute administration. On comprend notamment lorsque l’on regarde la déformation des corps préfectoraux, diplomatiques, des généraux de gendarmerie, que le pilotage RH n’est pas assuré correctement.
  • Entamer le rapprochement des divers grands corps d’inspection avec comme objectif une gestion commune et intégrée permettant précisément de conjoindre les profils, dans le cadre d’un organisme unique général d’inspection sur le modèle du Somuchô japonais.
  • Réformer le CESE et les CESER. Leur suppression dans leur forme actuelle pourrait déboucher sur un redéploiement des crédits (titre 1 en LFI pour 37 millions d’euros pour le CESE, de 63 millions d’euros pour les CESER sur le budget des régions) ; avec 100 millions d’euros, il serait parfaitement possible de constituer le fameux office parlementaire d’évaluation que la Fondation iFRAP appelle de ses vœux. 100 millions d’euros pour pouvoir constituer un outil véritable d’évaluation contradictoire des politiques publiques et des études d’impact législatifs et réglementaires qui sont aujourd’hui de la seule compétence des ministères (en lien avec le SGG et le contrôle qualité qui devrait être assuré par France Stratégie). 100 millions d’euros pour réaliser en toute transparence des chiffrages contradictoires en matière de lois de finances et pour étoffer les équipes du Haut Conseil des finances publiques. Bref, 100 millions d’euros pour doter un Office parlementaire indépendant des moyens permettant de constituer des ressources de chiffrage autonome de l’Exécutif, au service du Parlement, avec droits de tirages spécifiques de l’Assemblée nationale et du Sénat, sans encombrer plus avant la Cour des comptes.

[1] Auxquels il faut ajouter 21 détachés soit seulement 12% du corps, ce qui en fait le corps d’inspection dont les membres poursuivent le moins de carrières à l’extérieur. Il s’agit donc à contrario d’une véritable sinécure, apparemment pour une quarantaine d’entre eux.

[2] Voir note précédente.

[3] Voir en particulier l’insertion thématique du rapport annuel de la Cour des comptes 2015 sur le sujet.

[4] Cette utilisation a pourtant été mieux encadrée notamment au Sénat, par l’intermédiaire du Comité de déontologie parlementaire du Sénat.