La revue des programmes au Canada : 1994-1997
Faisant face à une accumulation des déficits sans précédent, le Canada, à partir des années 1990, redressa de manière spectaculaire ses finances publiques. Pour ce faire, le gouvernement canadien procéda à un important examen des programmes fédéraux. La « revue des programmes » (1994-1997), emmenée par le tandem Chrétien-Martin, est alors érigée en modèle. Alors que la réforme de l'État prend du retard en France, l'expérience canadienne montre qu'il n'est pas impossible de contester le cercle vicieux de l'endettement. De dernier de la classe au rang des États ne maîtrisant pas leur dette souveraine, le Canada avait réussi -ce n'est plus le cas aujourd'hui- à revenir dans les premiers pays de l'OCDE en termes de santé budgétaire. Petit retour en arrière.
Caractéristiques du Canada |
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Population : 34 880 000 habitants (2012) |
PIB : 1 821 milliards USD (2012) |
Niveau de vie : 41 559 USD par hab (2012) |
Espérance de vie : 81 ans (2009) |
Croissance économique : 1,7% (2012) |
Dette publique : 112% du PIB (2012) |
Taux de chômage : 6% (2013) |
Source : OCDE et Banque Mondiale |
Pour leur politique économique, les autorités publiques disposent de deux types d'outils. D'une part, la politique monétaire, confiée pour le cas de l'UE à la Banque centrale européenne, institution indépendante des pouvoirs politiques. Elle permet de jouer sur le taux d'intérêt directeur et sur le niveau de liquidité qu'elle injecte dans le circuit économique. D'autres part, la politique budgétaire gérée quand à elle au niveau national. De cette façon, les politiques de type policy mix= (coordination des deux outils) sont impossibles pour les États membres de la zone euro et signataires du traité de Maastricht.
Lorsque l'on évoque les réformes budgétaires et administratives intervenues en Suède et au Canada, il est généralement admis d'ajouter que celles-ci se sont accompagnées d'un puissant levier monétaire avec une dévaluation de 20% des monnaies nationales respectives permettant de « neutraliser » à court terme les effets récessifs inévitables des ajustements budgétaires pratiqués. L'utilisation de l'arme monétaire (dévaluation forte) diminuant en conséquence les coûts de production domestiques, comme observée en Suède et au Canada, est impossible en zone euro. Cependant cette rigidité particulière en zone euro n'est pas univoque. Il est possible d'obtenir un effet similaire par l'amélioration de la compétitivité prix des entreprises et de la réduction du coût de production des services publics.
Tout d'abord, il convient de clarifier quelques spécificités du système canadien. Monarchie constitutionnelle fédérale à régime parlementaire, le Canada se divise en trois paliers administratifs : fédéral, provincial et local, correspondant à autant de niveaux d'endettement. En 2010, il est le pays le plus décentralisé du monde : 47% et 21% des dépenses publiques sont respectivement déboursées par les paliers provincial et local [1]. Pourtant, en 1990, la dette fédérale constituait près de trois quarts de la dette canadienne nette [2].
Évolution des dépenses publiques selon le palier administratif sans le service de la dette (En dollars canadien de 2002 par habitant) Source : Statistique Canada. Calcul de J. Deslauriers et R. Gagné
Lors de l'exercice 1990-91, plus de 35% des recettes budgétaires fédérales sont alloués au service de la dette (fédérale) [3]. Le pays est étouffé par ses déficits et sa dette. Quels ont été alors les mécanismes qui ont permis de réduire la taille de l'État canadien et conséquemment la dette publique ?
Coupe dans les budgets des ministères
Lors des élections de 1993, l'assainissement des finances publiques, programme « transpartisan », est présenté par la totalité des partis politiques comme la condition essentielle pour retrouver le plein emploi. Plus qu'un choix politique délibéré, la reforme de l'État s'est imposée comme solution rendue nécessaire. Le discours du trône de janvier 1994 confirme l'engagement électoral du gouvernement et prévoit de réduire le déficit de 3% en 3 ans. Néanmoins, la « revue des programmes », peu explicité lors de la campagne électorale, n'est réalisée qu'à partir du budget de 1995.
Il est alors demandé à chaque ministère de revoir en profondeur son rôle. La logique de l'exercice se caractérisant plus par « qu'est-ce qu'on préserve ? » que « qu'est-ce qu'on coupe ? » [4], tous les programmes des différents ministères ont été confrontés à 6 tests :
- L'activité ou le programme de l'État continuent-ils de servir l'intérêt général ?
- Le rôle du gouvernement est-il légitime et nécessaire ?
- Ne vaut-il pas mieux déléguer l'activité aux provinces ?
- Quelles activités ou programmes devraient ou pourraient être transférés, entièrement ou partiellement, au secteur privé ou associatif ?
- Si le programme continue, comment peut-on faire pour améliorer son efficience ?
- Est-il abordable pour les secteurs publics malgré le fardeau budgétaire ?
De cette façon, les dépenses ministérielles diminuèrent considérablement. Néanmoins, les coupes ne furent pas homogènes pour autant. Certains ministères furent peu touchés par les coupes, comme la Justice ou la Santé. D'autres virent même leur budget augmenter. Cependant, pour ce qui est du transport, de l'industrie, de la pêche et des océans, et dans une moindre mesure, de l'agriculture, leurs missions furent fondamentalement redéfinies afin de répondre aux besoins changeants des Canadiens. Par exemple, les subventions aux entreprises furent diminuées de 60%.
Évolution en pourcentage des dépenses fédérales par ministère entre 1994-95 et 1997-98 Source : Martin 1995
Au total, près de 10% des dépenses fédérales, en soustrayant le fardeau de la dette, ont été supprimées entre 1994-95 et 1996-97. Représentant 16,6% du PIB en 1993-94, elles ne constituent plus que 12,4% en 1997-98 [5].
Évolution des dépenses de programmes fédéraux en pourcentage du PIB Source : Compte public du gouvernement fédéral, 2008
Compression du personnel
Résultat : le nombre d'employés dans le secteur public fédéral a été considérablement réduit (-18,5%), passant de 225.000 en 1994-95 à 186.000 en 1998-99. Aussi, la part de la masse salariale dans la totalité des dépenses de programmes passe de 16,6% à 15% [6]. Les groupes professionnels les plus touchés étant : les services généraux (34%) ; les enseignants (31%) ; les secrétaires (29%) ; les supports aux ingénieurs et aux scientifiques (20%) ; ainsi que la haute fonction publique (16%) [7].
De plus, « si nous considérons l'emploi public dans sa totalité, nous observons, au cours des années 1990, une phase de réduction de sa taille » [8]. La part de l'emploi public dans l'emploi total passant de 23,8% en 1991 à 20,4% en 2001. En 2010, nous comptons 21,2% d'emploi public. Concernant, le nombre de fonctionnaires par habitant, en 1991 on compte 109 fonctionnaires pour mille habitants, en 2001, 98,1 et en 2010, 105,8.
Afin de permettre une transition en douceur, l'État fédéral accrédita provisoirement une administration rien qu'à cet effet. Chargée de la gestion des ressources humaines de la fonction publique, cette agence mettra en place deux programmes de 3 ans incitant massivement les départs anticipés à la retraite, les reclassements dans la fonction publique ainsi que les reconversions dans le privé. De cette façon, peu de licenciements forcés furent constatés. Aussi, il est pertinent de préciser que la reconversion du personnel fut, pour une large part, favorisée par la conjoncture économique. En somme, les économies engendrées par les programmes de départ se chiffreront à 8,4 milliards de dollars canadien contre 4,2 milliards pour les coûts [9].
Cependant, les politiques de départs anticipés à la retraite provoquèrent des dérèglements importants au sein de la fonction publique. En effet, la main-d'œuvre se retrouva composée d'une part plus importante d'employés d'âge moyen, conséquence de la décision de nombreux travailleurs expérimentés de partir à la retraite, ajouté au départ en grand nombre d'employés plus jeunes. La disproportion de la structure des âges dans la fonction publique provoqua un déséquilibre tangible quant à la continuité du service publique par le transfert des connaissances [10]. De plus, le départ des agents les plus expérimentés déclencha une perte nette d'expertise. Par conséquent, les conditions de travail dans le public se dégradèrent et l'attractivité du secteur public s'affaiblit. On parle alors de « crise tranquille » dans tous les rangs de la fonction publique sans qu'on arrive précisément à en connaître la nature et la gravité [11].
Clarification des compétences entre les paliers administratifs
Christian Dufour, enseignant et chercheur à l'école nationale d'administration publique du Québec (ENAP) affirme que « l'atteinte de l'équilibre budgétaire à Ottawa se fit pour une large part sur le dos des provinces » [12]. Entre 1996 et 1998, les dotations budgétaires fédérales aux provinces ont été réduites unilatéralement à hauteur de 6,6 milliards de dollars canadien, correspondant à une diminution de 20% des transferts totaux [13]. Face à ces coupes, la dette nette des provinces crût de 39% en quatre ans [14]. De plus, à partir de 1997, nous observons une plus grande augmentation des dépenses des provinces par rapport au niveau fédéral, signe du désengagement de ce dernier. Ainsi, la décomposition de la croissance des dépenses des municipalités et des provinces, entre 1989 et 2009, montre la prééminence des secteurs de la santé (36,4%), de l'éducation (21,4%) et des services sociaux (13,9%) [15]. Les dépenses de santé augmentèrent de 73%, les dépenses en éducation de 34% et celles en services sociaux de 29% [16].
Malgré une augmentation nette des dépenses publiques consolidées, plus accentuée à partir des années 2000, la taille relative de l'État diminua drastiquement de 1992 à la crise économique de 2008.
Évolution des dépenses publiques consolidées (En dollars de 2002 par habitant et en pourcentage du PIB) Source : Statistique Canada. Calcul de J. Deslauriers et R. Gagné
Stratégie et processus décisionnelA partir de 1993 et faisant suite à l'intensification des pressions des marchés financiers et des organisations internationales, les sondages montrent une prise de conscience d'une part de l'opinion [17], due en partie au travail pédagogique des politiciens et des hauts fonctionnaires. Le parti d'opposition parlementaire officiel en 1993 est le Bloc Québécois et le troisième parti représenté au Parlement le Parti Réformiste du Canada. Tout deux ayant deux programmes ambitieux concernant les coupes budgétaires, Chrétien et Martin représentent alors la force politique la plus à gauche sur la scène politique. Les libéraux ont le champ libre. La réélection de 1997 en dépit d'un taux de chômage de 9,6% prouve l'adhésion populaire aux réformes [18].
Pour ce qui est de l'opposition syndicale, le recours à la grève dans la fonction publique au Canada est précédé de phases d'arbitrages et de médiations généralement efficaces. Ainsi, le strict encadrement du droit de grève des fonctionnaires permit une conciliation des conflits en amont en favorisant l'aboutissement du dialogue avec les syndicats. De plus, d'un point de vue « culturel », les Canadiens sont davantage portés au compromis et à la négociation, s'accommodant mal du recours à la grève [19]. De cette façon, les réformes présentées comme indispensables ont été confrontées à peu de nœuds de blocage. Parallèlement, les décideurs politiques apprirent de leurs échecs et rompirent avec la tradition des grandes réformes fédérales. La « revue des programmes » fut un exercice interne, menée par des fonctionnaires et des politiciens fédéraux. Pour Mohamed Charih, professeur et directeur des études - ENAP-Hull, l'échec du comité Nielsen de 1985 serait essentiellement lié au caractère mixte des groupes de travail. La stratégie consistant à faire intervenir des acteurs internes et externes (milieu des affaires, syndicats) aboutit à remettre en question publiquement la compétence des administrations. Ces critiques publiques provoquant inévitablement une forte résistance de la part de ceux qui sont appelés à mettre en œuvre les recommandations [20].
Par ailleurs, la stratégie décisionnelle se caractérisa par une étroite collaboration entre les hauts fonctionnaires et le gouvernement dans l'élaboration de propositions communes [21]. Ce processus contrecarra toutes les considérations tactiques entre la sphère politique et la sphère administrative des ministères et permit une plus forte corrélation entre le choix politique et son exécution [22]. Pour Paul Martin, ministre des Finances de l'époque, trois principes furent à la base de la stratégie budgétaire. Comme nous l'avons vu, les coupes budgétaires ne furent pas les mêmes selon les ministères. De plus, la prudence fut de mise et les objectifs à court terme. Enfin, le processus de l'open budget permit une large consultation du public : experts, groupes d'intérêts et citoyens.
Conclusion
Ce premier mouvement de réforme, a permis de diminuer considérablement le poids de la dette publique fédérale et d'ainsi sauvegarder le modèle social canadien. Entre 1995-96 et 2007-2008, la dette passa de 68% du PIB à 33% et le service de la dette, de 35% des revenus fédéraux à 15% [23].
A l'heure ou l'endettement de la plupart des pays industrialisés se creuse, la « réforme canadienne » est présentée comme la preuve tangible qu'un redressement des finances publiques par des mesures de coupes budgétaires est possible. Bien sûr, la question de la conjoncture économique se pose. La reprise de la croissance dans les années 1990, due au développement des nouvelles techniques de l'information et de la communication ainsi qu'au nouveau traité de libre échange nord américain, engendra de nouvelles recettes fiscales et facilita la reconversion du personnel dans le privé. Elle permit de fait une flexibilisation des marges de manœuvre du gouvernement en termes de coupures budgétaires. Cependant, la réduction du poids de la dette publique fédérale tint largement à la diminution des dépenses publiques engagées [24].
Par ailleurs, l'inquiétude que suscite tout changement requit une forte volonté politique de la part de l'exécutif ainsi qu'une bureaucratie coopérative. La collaboration, as a team, entre les ministres et les sous-ministres élimina tout comportement tactique. De plus, le climat de relative sérénité sociale dans lequel les réformes se déroulèrent, fut rendu possible, tout d'abord par l'aboutissement du dialogue avec les syndicats, puis d'autre part, par une campagne pédagogique faisant état de la situation alarmante auprès de l'opinion publique.
Il est pertinent de souligner que les fonctionnaires ont été à la fois les agents de la réforme et l'objet. Une fois les déficits résorbés, le gouvernement fédéral rétablit les effectifs pour arriver en 2007 à des niveaux semblables à ceux d'avant réforme. Il y a eu une tendance extraordinaire à revert to form après une réforme majeure [25]. De plus, les dépenses publiques fédérales (sans le service de la dette) augmentèrent sensiblement et ce même avant la crise.
Le Canada fait face aujourd'hui à de nouveaux déficits (5,6% du PIB…), aussi la question de la rareté de l'argent public refait-elle surface. Et le gouvernement conservateur Harper semble appliquer les mêmes solutions qu'il y a vingt ans, gel des salaires et diminution du personnel, caractérisant une certaine « respiration » de la fonction publique. Toutefois, il est important de singulariser le contexte actuel : d'une part, la croissance économique canadienne est plus faible qu'autrefois ; d'autre part, les fonctionnaires sont moins proches de la retraite. Cette revue canadienne pose la question suivante : une fois qu'on a réduit le déficit public et la dette, comment faire pour conserver les gains de la réforme et ne pas "retomber" dans les déficits publics ? La réponse est peut-être en partie dans le mécanisme du frein à l'endettement Suisse ou Suédois.
[1] Kim, Junghun & Camila Vammalle. OCDE Fiscal federalism Studies. 2012. Institutional and Financial Relations across levels of government.
[2] Belzile, Germain & Valentin Petkantchin. 2010. Réfléchir à deux fois avant de creuser la dette publique : les leçons de l'expérience canadienne.
[3] Bourgon, Jocelyne. 2009. Program Review : The Government of Canada's experience eliminating the deficit, 1994-99 : a Canadian case study.
[4] ibid
[5] Scott-Douglas, Roger. 2009. Managing downsizing in the public service : Lessons learned from the Program Review of the Government of Canada.
[6] ibid
[7] ibid
[8] ibid
[9] ibid
[10] Scratch Lydia. 2010. Public Service Reduction in the 1990s : Background and Lessons Learned.
[11] Gow, Iain. 2004. Un modèle canadien d'administration publique ?
[12] Dufour, Christian. 2005.Le laboratoire canadien.
[13] Inspection des Finances publiques, France. 2011. Étude des stratégies de réformes de l'État à l'étranger.
[14] ibid
[15] Deslauriers, Johathan & Robert Gagné. 2013. Dépenses publiques au Québec : comparaison et tendances.
[16] ibid
[17] Belzile, Germain & Valentin Petkantchin. 2010. Réfléchir à deux fois avant de creuser la dette publique : les leçons de l'expérience canadienne.
[18] Hendersen, David R. 2010. Working paper : Canada's budget triumph.
[19] Sénat rapport d'information. 2001. Étude comparative portant sur la réforme de l'État à l'étranger.
[20] Charih, Mohamed. 1999. Les réformes administratives et budgétaires au gouvernement fédéral canadien : une comparaison des gouvernements Mulroney et Chrétien (1984-1997).
[21] Bourgon, Jocelyne. 2009. Program Review : The Government of Canada's experience eliminating the deficit, 1994-99 : a Canadian case study.
[22] ibid
[23] Clements, Jason, Milagros Palacios et Niels Veldhuis. 2011. Budget Blueprint : How Lessons from Canada's 1995 Budget Can be Applied Today.
[24] Sénat rapport d'information. 2005. La réforme de l'État au Canada – L'avenir de Saint-Pierre et Miquelon.
[25] Scott-Douglas, Roger. 2009. Managing downsizing in the public service : Lessons learned from the Program Review of the Government of Canada.