Emploi public : flexibilité suisse
En matière d'évolution du droit de sa fonction publique fédérale, la Suisse fait figure de précurseur. En effet, après avoir supprimé son statut initial datant de 1927 en 2000, elle a introduit la Loi sur les personnels de la Confédération (LPers) suivant laquelle le droit commun du travail (contenu au sein du Code suisse des obligations) s'applique, sauf dérogations prévues par la Loi. Des rigidités demeuraient concernant notamment la « flexibilité » de la masse salariale et des difficultés liées à la promotion à l'ancienneté plus qu'à la performance. Le Conseil fédéral a donc défini une « stratégie concernant le personnel pour les années 2011 à 2015 » le 10 décembre 2010 permettant d'en améliorer la gestion, et dont le prolongement est l'actuel projet de révision de la LPers. Une transition que les pouvoirs publics français devraient observer de très près. [1]
La Confédération a mis fin au règne du « statut » de ses fonctionnaires fédéraux qui datait de 1927 par une loi désormais célèbre, la Loi sur le personnel de la Confédération promulguée le 24 mars 2000, entrée en vigueur depuis le 1er janvier 2002 pour l'ensemble des personnels fédéraux, mais dès le 1er janvier 2001 pour ses cheminots (les agents des Chemins de fer fédéraux (CFF)) de façon anticipée. Significativement, en dépit d'une large ouverture sur le droit commun du travail, cette loi n'avait cependant pas permis de mettre fin à toutes les inerties réglementaires qui régissent encore la situation des personnels de la Confédération [2]. Le projet de loi transmis aux chambres fédérales en février 2012 vise en la matière à assurer un second « Big Bang » :
Suppression de la phase interne disciplinaire au profit d'une « juridiciarisation » au premier degré devant le Tribunal administratif fédéral.
Évolution des critères justifiant la résiliation du contrat de travail à l'initiative de l'employeur public par l'ouverture d'une véritable procédure de licenciement pour motif économique.
Mise en place d'une réelle faculté de licenciement élargie mais dissuasive, même en cas de motivation « ne reposant pas sur des motifs objectifs suffisants », accompagnée dans ce cas précis d'une indemnisation (comprise entre un mois et un an de salaire).
Très concrètement, des comparaisons fructueuses devraient pouvoir être faites avec l'actuel droit de la fonction publique française.
A la vue du tableau récapitulatif ci-dessous (après la conclusion NDL), on vérifie immédiatement l'intérêt de la réforme « flexibilisante » du droit suisse qui doit permettre notamment aux exécutifs des établissements publics « une extension de compétence » les dotant « d'une liberté entrepreneuriale en rapport avec leur autonomie. »
Ainsi conçus, les rôles du manager, du directeur des ressources humaines et du chef de service deviennent stratégiques et constituent les véritables pivots de la réforme. L'extension de compétences leur donne véritablement le pouvoir d'adapter la masse salariale « aux impératifs économiques ou d'exploitation majeurs » liés à l'activité du service. Quitte à payer le prix fort (jusqu'à un an de salaire), les critères objectifs de licenciement étant assouplis.
Par ailleurs, se voit reconnue définitivement en droit de la fonction publique suisse la possibilité du licenciement économique. Elle permet en particulier de donner plus de flexibilité s'agissant des opérateurs publics (fédéraux), mais aussi donne la faculté d'une adaptation des effectifs en fonction des contraintes budgétaires qui deviennent les variables économiques permettant d'introduire des plans sociaux au sein du secteur public.
En droit français, la nécessité d'une loi de dégagement des cadres (art.69 de la loi du 11 janvier 1984) pour justifier des licenciements pour suppression d'emploi est une procédure très lourde, impliquant à chaque fois des lois particulières et la mise en place de procédures obligatoires de reclassement et d'indemnisation. Certes la loi suisse prévoit également ces reclassements, mais il s'agit d'une simple faculté dont il est possible de montrer l'inconséquence lorsqu'un ajustement budgétaire est réalisé (le reclassement neutralisant sinon l'effet financier escompté) et de la surmonter (en y mettant le prix (coût des indemnisations)).
Enfin, même si le Parlement suisse à veillé à ce que les motifs de licenciements demeurent explicitement mentionnés dans la loi, le respect du formalisme implique la constatation nécessaire de « motifs objectifs suffisants » constitutifs en droit du travail français de la démonstration d'une « cause réelle et sérieuse », mais n'en tire pas la conséquence comme en France d'une obligation de réintégration absolue. En ce sens, le droit du travail français est plus restrictif que le droit suisse appliqué aux fonctionnaires.
S'agissant des organes paritaires en matière disciplinaire, le droit suisse les a supprimés avec la réforme de 2000. Désormais c'est au manager de prendre ses responsabilités avec les conséquences financières qui en découlent (notamment en cas de motivations insuffisantes). En France au contraire, le paritarisme est un acquis confirmé par la loi du 13 juillet 1983, notamment au sein des conseils de discipline. La Suisse, elle, équilibre sa réforme en ayant un recours immédiat en première instance au juge administratif afin d'appliquer un principe général d'impartialité et de neutralité aux cas traités sans connivence possible (y compris syndicale). Un regard porté sur le montant des radiations en France et des licenciements pour faute professionnelle permet de mieux prendre en compte l'importance du phénomène.
(Cliquez sur l'image pour l'agrandir)On constate qu'en France, les cas de révocations sont globalement en baisse, puisque les cas chutent en 2010 à 181 décisions contre 230 en 2001. Par ailleurs la nature des fautes commises fluctue, avec une écrasante majorité sur la période pour les détournements de fonds et malversations (cas de comptables publics) qui restent majoritaires mais chutent tout de même de 44,78% des cas à 27,62% en dix ans. Par ailleurs les décisions pour affaires de mœurs croissent pour atteindre 14,92%, suivie par les comportements privés affectant le renom du service (12,71%) en 2010.
Source : DGAFP rapports sur l'état de la fonction publique 2002-2011S'agissant des licenciements pour insuffisance professionnelle, ces derniers sont très peu nombreux en France. L'explication avancée généralement par les pouvoirs publics repose sur la question de la sélection par concours. Cependant, celle-ci semble insuffisante pour expliquer leur très faible occurrence [3]. Bien plus, il semble que ce soit le statut et son interprétation qui expliquent des chiffres très faibles constatés entre 2001 et 2010 : 35,4/ an en moyenne.
Source : DGAFP rapports sur l'État de la fonction publique 2002-2011
Si on y ajoute les statistiques concernant les « mises à la retraite d'office », 39 cas en 2010, on constate que les conditions de « licenciement » effectif de fonctionnaires sont extrêmement faibles dans la fonction publique en France, et concernent environ 260 agents par an. Ceci est d'autant plus étonnant que les fautes professionnelles : vols de matériel de l'administration, détournements et ouvertures de correspondance et incorrections et violences représentaient tout de même 3.457 dossiers traités en 2010. Or l'application du droit privé aurait sans doute donné lieu dans ces cas précis à des licenciements beaucoup plus nombreux (au-delà des simples avertissements et blâmes). Par ailleurs, en dépit du non renouvellement des départs à la retraite dans le cadre de la RGPP, il est impossible « pratiquement » de procéder à des licenciements économiques dans la fonction publique à l'instar du privé. Il faudrait pour cela que l'on utilise de façon régulière des lois de dégagement de cadres pour suppression d'emplois, au besoin en utilisant une habilitation législative permettant de légiférer par ordonnance sur une période donnée.
En Suisse, le dernier rapport en date [4] (et à jour statistiquement ! [5]) fait mention des sorties suivantes (sachant que le nombre de personnels de la fonction publique fédérale s'établit à 36.751) évaluées en taux de rotation brut (y compris départs à la retraite) et net (changements d'employeur) : 6,6% de rotation brute des effectifs en 2011, dont 4,1% correspondant à des changements d'employeurs (rotation nette), soit des licenciements ou départs volontaires. Cela représente tout de même près de 1.507 agents, ce qui, extrapolé à une fonction publique d'Etat française (afin de ne comparer que les niveaux centraux) concernerait près de 205.000 personnes ! S'agissant de la mobilité interne, elle est aussi très importante, 1,5% des effectifs, ce qui là aussi extrapolé à la France représenterait environ 75.000 agents.
Conclusion
En adoptant une démarche pragmatique, la Suisse s'est dotée des moyens d'ajuster concrètement sa masse salariale publique, tout en « modernisant » sa gestion des ressources humaines. En appliquant le droit privé du travail sauf dérogations particulières dues à l'exercice par ses agents de prérogatives de puissance publique ou de service public, elle peut devenir compétitive sur le marché du travail y compris sur le plan des progressions des carrières et des rémunérations par rapport au privé : en valorisant véritablement la performance. La signature du contrat de travail, sa dénonciation par l'une des deux parties, la possibilité d'aboutir à des ruptures négociées, de flexibiliser les départs volontaires des agents en raccourcissant leur préavis (1 mois), doivent lui permettre d'attirer les talents, de recruter les meilleurs et de « débaucher » des compétences du privé.
Face à ces enjeux, la France reste terriblement à la traîne en dépit des initiatives récentes pour faire évoluer le statut vers une culture de performance et de « professionnalisation ». L'enjeu est de taille et pas nécessairement statutaire. Flexibiliser suppose surtout de mettre fin à l'emploi à vie en « libéralisant » le licenciement, de réviser pour cela l'évaluation directe des agents publics et de « judiciariser » le champ étroitement « disciplinaire » pour aboutir à écarter les « médiocres » et ne garder que les effectifs dont le Service public a vraiment besoin. Le chemin est long, mais les jalons helvètes sont posés.
Loi suisse actuelle (LPers du 24 mars 2000) | Projet de modification de la LPers | Loi française statut général de la fonction publique : loi du 13 juillet 1983 (Le Pors) |
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Motifs de résiliation (art.12 §6) :
a. Violation d'obligations légales ou contractuelles importantes b. Manquements répétés ou persistants dans les prestations ou dans le comportement malgré un avertissement écrit c. Aptitude ou capacités insuffisantes pour effectuer le travail convenu dans le contrat ou mauvaise volonté de l'employé à accomplir ce travail d. Mauvaise volonté de l'employé à accomplir un autre travail pouvant raisonnablement être exigé de lui e. Impératifs économiques ou impératifs d'exploitation majeurs, dans la mesure où l'employeur ne peut proposer à l'intéressé un autre travail pouvant raisonnablement être exigé de lui f. Disparition de l'une des conditions d'engagement fixées dans la loi ou dans le contrat de travail |
Évolutions prescrites : les motifs sont repris mais le dispositif est allégé :
_Art.19 : Mesures de résiliation du contrat de travail ;
Existence d'un droit à réintégration si la résiliation est nulle, mais en cas d'impossibilité de réintégration ou de reclassement, il y a versement d'une indemnité (art.19.al.3) Possibilité de contracter des accords de résiliation à l'amiable, permettant de changer de service sans décision de licenciement effectif (mutation) : art.34 al.1 Remplacement de l'obligation de réintégration par une obligation d'aide à la transition professionnelle (reconversion vers le secteur privé) en plus des indemnités de départ accordées. Cela permet la mise en place concrète de « plans sociaux » permettant des licenciements économiques collectifs. Pour les cas les plus graves, l'option est offerte à l'employé entre réintégration chez l'employeur ou chez un autre appartenant au secteur public en sus de l'indemnité perçue (art.34 c) Suppression des recours internes (via service juridique) à cause du manque d'indépendance, soumission du litige directement au TAF (gratuitement) en première instance. (art.35 et 36 al.1). Si l'indépendance de l'organe interne est constatée, le recours interne est maintenu |
Concernant les cessations de fonction :
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[1] afin de réfléchir, non pas forcément selon une dichotomie simple (public/privé) ou pour le dire autrement, fonction publique de carrière/fonction publique de métier, mais plutôt sur les finalités retenues, à savoir : flexibilité, intéressement (Celui-ci précise d'ailleurs, in « Réexamen du système de rémunération et mise en œuvre des mesures s'imposant (3.4.2) » : « Le système de rémunération de l'administration fédérale présente encore malgré tout des faiblesses par rapport aux systèmes en place dans le secteur privé ou dans les cantons. Les plus frappantes sont sa structuration trop rigide en 38 classes de salaire et la faible marge de manœuvre dont dispose la hiérarchie pour fixer les salaires. »), mobilité publique/privé.
[2] Elle s'est révélé néanmoins novatrice en matière d'alerte éthique, par l'intermédiaire d'une révision de la loi sur les autorités pénales en 2010, permettant la dénonciation d'actes répréhensibles commis par des fonctionnaires dans l'exercice de leurs fonctions.
[3] Notamment en raison de la lourdeur et du nombre des garanties protectrices offertes aux fonctionnaires, voir Luc Rouban, La Fonction publique, coll Repères, La Découverte, 2009.
[4] Voir rapport sur la gestion des personnels (de la Fédération) 2011. Disponible à l'adresse suivante : http://www.efd.admin.ch/dokumentation/zahlen/00578/02549/index.html?lang=fr
[5] Et non comme le rapport français sur l'État de la fonction publique avec des données publiées avec 1 voire 2 ans de retard…