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Déontologie des fonctionnaires : les vrais sujets arrivent

En vertu de son pouvoir de contrôle de l’application de la loi, la commission des lois de l’Assemblée nationale a mis sur pied une mission d’information sur la déontologie des fonctionnaires et l’encadrement des conflits d’intérêts, dont les conclusions viennent d’être publiées. Il s’agissait très concrètement pour les députés missionnés de faire le point sur l’application des lois récentes : l’une du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, la seconde en date du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Loi Sapin II » qui a entre autres précisé les contours du régime des « lanceurs d’alerte » dans le secteur public. Et en particulier leur articulation avec la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique. La mission à première vue semble « marcher sur des œufs » multipliant les détours parfois alambiqués de présentation pour ne pas froisser les sensibilités syndicales ou corporatistes. Cependant, les constats apparaissent sans concession et débouchent sur plusieurs recommandations qui convergent avec celles publiées voilà plusieurs années par la Fondation iFRAP. Elles constituent autant d’appels à l’exécutif afin de légiférer à nouveau sur le sujet et donner une véritable force opératoire à la législation existante.

Un constat partagé quant à l’inefficacité des procédures actuelles

L’Etat est-il désarmé in concreto dans sa prévention des conflits d’intérêts (volet préventif) et dans la répression de ces derniers lorsqu’ils sont constatés (volet correctif, puis répressif) ? D’emblée, même si c’est aussitôt pour s’en dissocier, la commission relève la contribution du Professeur Thomas Perroud (Paris II) pour qui l’inscription dans la Constitution d’un principe de transparence est nécessaire dans la mesure où « il estime en effet que c’est la seule façon de « contrecarrer » la jurisprudence du Conseil constitutionnel « manifestement hostile à la transparence administrative et la lutte contre les conflits d’intérêts. » En ligne de mire, la jurisprudence particulière qui avait de façon assez « capilotractée » mis en échec dans le cadre de la loi Sapin II un renforcement des attributions de la HATVP en matière de contrôle déontologique des hauts fonctionnaires[1]. Le professeur Perroud soulignant l’existence « d’une culture du conflit d’intérêts », relayé en cela par le professeur Aubin qui s’est interrogé sur le fait de savoir si « tout nouveau transfert de compétences de la commission de déontologie vers la HATVP ne serait pas de nouveau censuré, sauf à ce que les deux instances se rapprochent. » Perspective alors barrée par le précédent gouvernement… et qui a obligé toutefois les deux entités à signer un protocole le 27 septembre 2017 afin de permettre entre les deux entités des échanges d’information afin d’éviter toute déperdition[2].

Autre constat éclairant s’agissant de la portée réelle des outils de contrôle : si les rapporteurs partagent le constat selon lequel « le cadre légal apparaît aujourd’hui suffisant à condition toutefois qu’il soit bien décliné », ils constatent cependant un certain nombre de manques structurels qu’il faudra au plus vite combler :

  • Un problème chronique de publicité s’agissant de la déontologie dans la mesure où la jurisprudence de la commission de déontologie n’est pas publique. Malgré la tentative de contrefeux du vice-président du Conseil d’Etat pour lequel « la commission rend compte de son activité détaillée dans son rapport annuel, ce qui permet de prendre la mesure de sa « jurisprudence » (…) sans qu’il soit nécessaire de procéder à une publication exhaustive de ses avis », les rapporteurs relèvent au contraire que « les informations publiées ne suffisent cependant pas à répondre aux interrogations des agents et, par ailleurs, n’engagent en rien la commission » ;
  • Par ailleurs, la commission de déontologie ne dispose d’aucun pouvoir de contrôle a posteriori, « pas même d’interroger les agents partis dans le privé. » Il est donc impossible pour la commission de s’assurer que les réserves émises qui peuvent parfois être importantes, soient effectivement respectées. Symétriquement la mission relève « qu’aucun ministère interrogé n’assure la police des réserves émises par la commission de déontologie », et que cette activité « n’est reprise par aucune autre structure ». Les contrôles effectués par la commission sont donc totalement privés d’efficacité concrète sauf en cas de prononcé d’interdiction pure et simple de mobilité ou de cumul d’activité (public/public ou public/privé) pour incompatibilité absolue (et non relative), et ce alors même que l’armature des conseillers déontologues ou des comités de déontologie sont en plein déploiement. Pas plus que n’est fait obligation aux employeurs privés de s’assurer de l’effectivité des réserves émises et d’assurer les remontées d’information auprès de la commission (surtout en cas d’employeurs successifs) ;
  • Ce phénomène est encore renforcé par l’indigence de l’appareil statistique prévu à cet effet. Il apparaît en effet que la commission ne relève que le montant total de ses saisines ventilées par nature de décision. Elle cumule ainsi sans les distinguer les demandes de cumul d’activité et les départs de la fonction publique. Elle ne s’intéresse pas par exemple aux mobilités public/public, ni surtout aux retours privé/public. Les réintégrations qui peuvent poser d’évidents problèmes de conflits d’intérêts ne sont pas visés et la commission de déontologie n’est pas systématiquement avertie.

La mission met ainsi en évidence que si le nombre d’avis (hors recherche) s’élevait à 3.149 en 2015, il apparaissait que 830 avis avaient été donnés sur des départs vers le secteur privé, soit une proportion de 26%, dont 15 avis d’incompatibilité, 295 avis de compatibilité avec réserve et 459 avis de compatibilité sans réserve. 74% sont donc des avis relatifs à des cumuls d’activités. Il apparaît donc que les conflits d’intérêts public/public ne font pas l’objet d’un signalement à la commission (fonction qui n’appartient pas pour l’heure actuelle à ses attributions[3]) et sont renvoyés aux déontologues présents dans chaque administration sans signalement particulier à cet égard.

  • Enfin, on note une absence de coordination de la culture déontologique et des autorités en charge du sujet au sein des administrations. En effet, la mission relève que « force est de constater qu’il existe un sentiment d’éparpillement des organes » chargés de veiller à la déontologie dans les trois versants de la fonction publique.
    • Pas moins de 4 instances sont ainsi directement impliquées pour la seule FPE (hors commission de déontologie des militaires et hors magistrats) : commission de déontologie (simple service), HATVP (autorité administrative indépendante), le Défenseur des droits (AAI) s’agissant du respect des règles de déontologie par les agents publics de la sécurité intérieure (policiers et gendarmes), coordination déontologique confiée à la DGAFP (direction générale de l’administration et de la fonction publique), sans que leurs attributions soient bien articulées. Par ailleurs, alors même « qu’il n’y a pas d’exemple d’un ministère ou d’un corps qui, non seulement n’ait pas adopté sa propre charte de déontologie » (rapport p.33), il n’y a pas d’harmonisation entre ces textes ni dans le déploiement des réseaux de déontologues qui doivent en assurer le respect. Pour la FPE, le choix entre un référent déontologue unique ou un collège est laissé à l’entière appréciation du chef de service (p.60). Par ailleurs le déontologue est mal positionné quant à son indépendance ou à son autorité dans la mesure où il ne dispose pas d’un pouvoir de contrainte et n’est pas placé hors hiérarchie ;
    • S’agissant de la FPT, c’est à l’exécutif local agissant en tant que « chef de service » de désigner les référents déontologues adéquat. Faculté est laissée aux plus petites de renvoyer aux centres de gestion la désignation des déontologues, tandis que les autres « peuvent le[s] désigner en interne, créer un collège auquel peuvent participer des personnes qualifiées ou recourir à une ou plusieurs personnes relevant d’une autre autorité. » ;
    • Enfin dans la FPH, la désignation des référents déontologues est assurée par chaque autorité investie d’un pouvoir de nomination.

Muscler le dispositif normatif afin de le rendre vraiment efficace

La mission d’information propose pas moins de 16 mesures opérationnelles, dont 15 hors lobbying (ce qui pour notre propos est hors sujet) afin de permettre une meilleure coordination et un renforcement du cadre déontologique et de l’action en faveur de la lutte contre les conflits d’intérêts. Nous les groupons en cinq blocs :

Améliorer le suivi statistique

  • Etoffer l’appareil statistique en matière de connaissance des allers-retours des agents publics avec le secteur privé

Mieux former pour mieux prévenir

  • Renforcer les modules de formation continue dans le domaine de la déontologie dans les trois versants de la FP ;
  • Rendre obligatoire la formation initiale préalable pour les référents déontologues ;
  • Systématiser lors de la prise de poste l’entretien déontologique avec le responsable hiérarchique.

Diffuser la culture déontologique

  • Diffuser une charte de déontologie de l’agent public ;
  • Créer une plateforme d’échange pour les référents déontologues des trois versants de la FP, animée par la HATVP ;
  • Impliquer davantage les associations d’anciens élèves fonctionnaires.

Développer la transparence et les contrôles

  • Rendre publics les avis de la commission de déontologie préalablement anonymisés ;
  • Contrôler dans la durée le respect des réserves émises par la commission de déontologie (sur base annuelle avec les personnes concernées et leurs employeurs) sous peine de sanction administrative et pénale et saisine du parquet par la commission de déontologie ;
  • Prévoir un avis préalable de la commission de déontologie au retour à une fonction d’autorité d’un agent revenant dans la FP après un passage au privé ;
  • Harmoniser et clarifier les modes de calcul de la « pantoufle » ;
  • Systématiser les demandes de remboursement de la pantoufle pour les 3 versants de la FP.

Renforcer les moyens des organes de contrôle

  • Renforcer les moyens humains de la commission de déontologie de la FP ;
  • Donner à la commission de déontologie le statut d’AAI et la faire fusionner avec la HATVP ;
  • Attribuer au collège de la nouvelle entité reprenant les activités de la commission de déontologie les pouvoirs d’injonction de la HATVP (extension).

On le voit, les propositions sont fermes et en adéquation avec les difficultés opérationnelles développées plus haut. Nous retenons en particulier la « fusion » proposée entre la HATVP et la commission de déontologie, que la mission entend réaliser après attribution sous la forme d’une AAI pour augmenter l'indépendance de ladite commission.

Reste cependant à relever les angles morts du rapport :

  • Une vision des passages public/public qui sont pourtant potentiellement constitutifs de conflits d’intérêts au sens de la définition proposée à l’article 25 bis de la loi de 1983 portant statut général de la fonction publique, créé par la loi du 20 avril 2016, et qui ne font visiblement toujours aucunement partie d’un contrôle étroit de la part de la commission de déontologie. Renvoyés au simple travail des déontologues et à une logique du cas par cas, cet encadrement n’est pas suffisant, notamment s’agissant des mobilités au sein de la FP entre les fonctions opérationnelles de direction ou de contrôle, voire d’inspection ;
  • Une prise en compte des contractuels et de leurs spécificités (recrutement au sein du secteur privé, carrières multiples entre les deux secteurs) insuffisamment prise en compte dans le rapport focalisé sur la FP sous statut ;
  • La mise en cohérence du réseau des déontologues qui relève encore d’une logique assez erratique entre les différents versants de la FP ;
  • Une multiplicité des acteurs de contrôle et d’animation du réseau entre les trois versants qui restent séparés. Par ailleurs au sein de la FPT et de la FPH aucun régulateur central n’est pour le moment identifiable. Ce qui pose à nouveau frais la question de la mobilité au sein des trois versants et de possibles jurisprudences contradictoires[4] ;
  • Enfin les modes de sanctions à adopter (doit-on appliquer littéralement la loi, procéder par des modes de sanctions graduées avec un effet pénalisant croissant ?). Sur cette question, le rapport ne tranche pas…

[1] Voir sur le sujet la contribution du professeur Perroud du 16 décembre 2016 Le conseil constitutionnel contre la transparence, http://blog.juspoliticum.com/2016/12/16/le-conseil-constitutionnel-contre-la-transparence/, ainsi que notre propre note sur le sujet, Fondation iFRAP, Pour une fusion HATVP-Commission de déontologie de la fonction publique, 10 janvier 2017, http://www.ifrap.org/fonction-publique-et-administration/pour-une-fusion-hatvp-commission-de-deontologie-de-la-fonction

[2] http://www.hatvp.fr/presse/la-haute-autorite-et-la-commission-de-deontologie-renforcent-leurs-relations/

[3] https://www.fonction-publique.gouv.fr/la-commission-de-deontologie, mais aussi à raison de la lettre du décret n°2017-105 du 27 janvier 2017 relatif à l’exercice d’activités privées par des agents publics et certains agents contractuels de droit privé ayant cessé leurs fonctions, aux cumuls d’activités et à la commission de déontologie de la fonction publique, https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2017/1/27/RDFF1633447D/jo/texte

[4] Voir en se sens s’agissant du développement des mobilités inter-fonctions publiques, la note de Fipeco, 08/02/2018, Départs volontaires et recrutements de contractuels dans les administrations publiques. https://www.fipeco.fr/actualite2.php?nom=D%C3%A9parts%20volontaires%20et%20recrutements%20de%20contractuels%20dans%20les%20administrations%20publiques