"Chères, très chères entreprises publiques"
Quand Olivier Baccuzat et Boris Cassel font l'état des lieux du secteur public, ce n'est pas avec parcimonie. Leur percutant exposé paru chez Plon dans Chères, très chères entreprises publiques est à la hauteur du besoin d'information sur l'état critique du secteur public.
Pas une entreprise n'est épargnée. D'AREVA à la SNCF en passant par EDF, Air France, France Télécom, La Poste et GDF-Suez, les auteurs n'hésitent pas. Les deux journalistes au service économique du Parisien sont clairs et précis, chiffres à l'appui. Le constat est édifiant et chaque page a son lot de surprises. Le point de départ d'O. Baccuzat et de B. Cassel est le changement de paradigme des années 1980 avec la mise en place de la concurrence internationale imposée par Bruxelles. Ce livre présente donc les conséquences d'un refus d'adaptation.
En interne : de la dette, des parachutages et du corporatisme.
Les auteurs pointent de nombreux problèmes qui pèsent au sein de ces entreprises :
• Les dettes
• Le poids des corporatismes
• Les parachutages politiques
• Le double discours de « l'État stratège »
• La non rentabilité de certains investissements et des rénovations pourtant nécessaires
• La lourdeur réglementaire
• Les nébuleuses de financement
• La baisse des subventions étatiques
• Le manque de productivité et de flexibilité
• L'obsolescence et le coût des réseaux nationaux
• L'inertie et le manque de transparence
• Des conflits d'intérêt entre filiales appartenant aux grandes entreprises
Face à cet « audit » constamment illustré au fil de l'ouvrage, les consommateurs et contribuables se retrouvent être les grands perdants.
Ainsi, le service public se dégrade à travers… [1] :
…Des inégalités de traitement.
En effet, la France semble se segmenter. Les auteurs détaillent la façon dont les prix des services publics sont fixés. On découvre alors que les prix des services publics diffèrent selon la géographie à l'exemple du prix de l'électricité dans les régions. Mais ce n'est pas tout, les inégalités perdurent au niveau de l'état des réseaux. A Neuilly et Levallois, le réseau électrique est de bien meilleure qualité que dans le reste du pays et quant à la SNCF, sa stratégie est de se focaliser sur les premières classes, prendre le train risque de devenir un luxe.
…Des abus de pouvoir.
Outre ces iniquités, la fixation des prix est si complexe qu'elle génère des abus et une inertie. La grille tarifaire de la SNCF, par exemple, était tellement illisible qu'elle a été abandonnée par la direction. Le prix du gaz (fixé par le gouvernement grâce à une formule incompréhensible) est aussi un exemple impressionnant. GDF programme en partie ses importations et passe des contrats sur 30 ans (58% du volume de gaz total). Or, afin d'écouler entièrement ses stocks, le prix du gaz est indexé sur le prix de l'or noir afin qu'il reste plus compétitif. Résultat : augmentation de 63% du prix du gaz de 2002 à 2010 alors que le prix du gaz (sur les marchés à court terme) chute et que GDF se fournit à hauteur de 42% au prix du jour… Par conséquent, GDF a réalisé 2,7 milliards d'euros de bénéfice net au premier semestre 2011. Un des exemples cités est le compteur « nouvelle génération » qui coûtera in fine plus cher aux ménages tandis de leur côté, EDF et GDF-Suez réaliseront des économies.
…Un délitement.
Outre les inégalités, la qualité du service est à la baisse. Plus on avance dans le livre, plus la dégradation du service public est flagrante. Prenons le cas de la Poste. Désormais sous le statut de SA, elle souhaite généraliser le Cidex, un système de mutualisation de boîtes aux lettres, pour éviter le porte-à-porte (jugé trop coûteux du fait de l'accroissement des villes). Le prix du timbre a augmenté de 20% sur 9 ans, des bureaux de postes ferment dans les petites communes, les délais d'acheminement sont rallongés et la rétention d'information est pratiquée afin d'orienter vers les services les plus coûteux. La Poste n'est pas la seule, car ce n'est guère mieux à la RATP où le taux de retard augmente. Idem pour la SNCF où 1.800 km de voies sont en mauvais état et contraignent les trains à ralentir. Cette baisse de la qualité s'explique entre autres par la séparation entre exploitants (SNCF et EDF) et responsables de l'entretien du réseau (respectivement, RFF et ERDF), qui ne collaborent pas efficacement.
…Une logique lucrative.
Aujourd'hui, le leitmotiv du secteur public est la rentabilité. Le coût du mégawatt augmente pour les ménages ; apparemment, à cause de la sécurisation du parc nucléaire et des « murs d'investissements ». En réalité, le choix de prolonger la durée de vie des centrales a été déterminé par le retour sur investissements pour les actionnaires. En effet, pour un euro investi, trois euros leur reviennent. De son côté, la Banque postale s'oriente vers la gestion des « gros portefeuilles » avec le rachat de Tocqueville Finance et son partenariat chez Oddo & Cie, tandis qu'elle délaisse son activité de banque pour les classes modestes. Même la Caisse des dépôts est épinglée par O. Baccuzat et B. Cassel à travers sa filiale Qalium qui emprunte pour racheter des entreprises profitables mais qui impose des retours sur investissements pas toujours compatibles avec les politiques sociales des entreprises. De plus, les fonctionnaires commanditaires de ces opérations sont rémunérés à la hauteur de leurs investissements. Enfin, s'il est un point sur lequel les entreprises publiques ont su s'adapter pour accroître leurs bénéfices, c'est bien la concurrence fiscale internationale, avec l'utilisation dissimulée de paradis fiscaux. En conclusion, l'ensemble de ces activités ne paraît pas en adéquation avec l'idée de service général.
…Et une hausse des coûts.
+18,4% du billet de train de 2002 à 2010, +63% du prix du gaz de 2002 à 2010, +20% du prix du timbre, hausse du prix du nucléaire, du métro et du RER…
Ces entreprises sont devenues des « bureaux des plaintes » permanents, à tel point qu'EDF a dû créer un poste de médiateur pour gérer la hausse de 50% des plaintes en 2010.
Le service public et ses prérogatives
Les hausses de salaires
Les augmentations ont été fréquentes pour les salariés au cours des années 2009 et 2010 (+3,6% à la SNCF, +2% à la RATP, +3,79% pour France Télécom. Les patrons ont aussi bénéficié d'augmentations que la presse n'a pas manqué de décrier.
Les avantages en nature
« Facilité de circulation » (gratuité de transport et tarif de 5.20 pour les grandes lignes).
« Fichet de voyage » (4 allers-retours pour les proches des cheminots à tarifs « très réduits »).
« Quart de place accordé aux militaires » (-75% du prix. Une mesure qui coûte 192,4 millions d'euros).
Titre de transport payé au rabais chez Air France (pour les salariés et leurs proches) atteignant bien souvent -50% du prix (alors que le taux de marge est de 30%).
Tarif préférentiel sur le prix du gaz et de l'électricité (-10% soit un avantage qui coûte 700 millions)
Au total, les avantages en nature chez GDF-Suez coûtent 1,5 milliard d'euros.
Les retraites des régimes spéciaux
Une réforme qualifiée par les auteurs de « trompe l'œil ». En effet les contreparties accordées aux fonctionnaires (par exemple 189,5 millions d'euros à la SNCF pour 2012) viennent ronger une partie des gains issus de l'allongement de la durée de cotisation et du rehaussement du taux de cotisation. Le problème majeur reste que de ce fait l'équilibre budgétaire n'est toujours pas assuré et que l'État devra débourser 3 milliards jusqu'en 2021.
Les CE (Comités d'entreprise)
Ce sont des gouffres financiers dont la gestion est qualifiée de préhistorique. Entraînant des pertes colossales (90 millions de pertes pour EDF, 5,7 millions pour France télécom et 13,5 millions pour Air France). La mauvaise gestion et l'utilisation très douteuse de ces fonds a poussé la Cour des comptes à demander au ministère de la Justice de poursuivre l'investigation. Entre temps (le 6 décembre) une enquête préliminaire avait déjà été lancée. Les auteurs dénoncent les imbrications avec les diverses sections syndicales.
Conclusion
Le travail d'investigation des deux journalistes est extrêmement précis, documenté et nourri par des sources variées. De plus, si les chiffres sont nombreux, nous n'en sommes pas noyés. O. Baccuzat et B. Cassel restent toutefois prudents sur l'action à mener pour rétablir un service public universel et de qualité. Ils évoquent en guise d'épilogue la nationalisation ou la privatisation, en mentionnant pour chacune d'entre elles les avantages et les inconvénients.
[1] Il n'est fait mention que de quelques exemples, le livre regorge d'autres cas extraits du quotidien.