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Quelles évolutions pour la dissuasion nucléaire française ?

Instrument de puissance par excellence depuis les débuts de la Guerre Froide, l’arme nucléaire en France est historiquement issue de la volonté française de disposer d’un outil militaire puissant mais surtout indépendant vis-à-vis de ses partenaires, notamment des Etats-Unis.

Cette volonté d’indépendance politique forte, fondamentalement gaullienne, se concrétise à partir de la fin des années 1950 grâce à deux facteurs distincts[1] : 1) les limites de l’autonomie que comptait affirmer la France sur la scène internationale à l’époque, notamment après la crise de Suez et 2) les limites potentielles de l’engagement que les Etats-Unis étaient prêts à consentir en Europe en cas de guerre ouverte. Dès lors, la France fit le choix de développer un arsenal militaire tous azimuts, défensif mais totalement autonome.  

Un déclin relatif de la place de la dissuasion dans notre outil de Défense

Pendant la Guerre Froide, la stratégie de dissuasion nucléaire française dite de suffisance se concrétise alors vers la constitution d’un double outil, à la fois stratégique mais aussi tactique :

  • Les forces nucléaires stratégiques intègrent une composante aéroportée (Forces Aériennes Stratégiques – FAS) depuis 1964, une composante aéronavale (Forces Aéronavale Nucléaire – FANu) depuis 1978, une composante terrestre (Groupement de Missiles Stratégiques du plateau d’Albion intégré dans les FAS) depuis 1971, et enfin une composante sous-marine (Force Océanique Stratégique - FOST) la même année. Les forces stratégiques se voient attribuer un rôle exclusivement anti-cité.
  • Les forces nucléaires tactiques se composent quant à elles d’un volet terrestre (Artillerie Nucléaire Tactique – ANT) et aéroporté (Forces Aériennes Tactiques – FATAC). Elles sont destinées quant à elles à la frappe d'objectifs militaires, comme des concentration de troupes ou des infrastructures de commandement.

 

Un Mirage IVA se fait ravitailler par un C-135FR flambant neuf dans les années 1960. Depuis le 8 octobre 1964 exactement – date de la première prise d’alerte des FAS -, la France assure la permanence de l'alerte nucléaire.

La mise en œuvre de ces différentes composantes aéroportée, sous-marine et terrestre permettait à la France de disposer d’un parapluie nucléaire efficace, en capacité d’asséner une seconde frappe puissante à tout adversaire étatique susceptible de menacer dangereusement ses intérêts vitaux (volet politico-stratégique), mais aussi d’arrêter net une déferlante éventuelle de blindés soviétiques dans les plaines allemandes (volet militaire). Mais depuis la chute du Rideau de Fer, le niveau politique a pris la mesure du changement de contexte stratégique. S’il ne fut à aucun moment question d’abandonner notre parapluie nucléaire, considéré comme une véritable « assurance-vie de la Nation », celui-ci a été largement redimensionné pour s’adapter au nouveau paradigme stratégique en vigueur. Plusieurs décisions politiques sont prises à cette période : l’arrêt du programme Hadès, missile préstratégique censé remplacer le missile Pluton ; le redimensionnement du parc de SNLE à quatre unités avec la nouvelle classe Le Triomphant ou encore la dissolution des unités servant les missiles stratégiques du plateau d’Albion entre 1996 et 1998.

Figure 1 : évolution quantitative de l’arsenal nucléaire français 1966-2016

 

1966

1976

1986

1991

1996

2006

2016

Nombre de têtes nucléaires françaises

36

212

355

540

450

350

<300

Arsenal mondial

38 700

48 025

69 368

55 260

37 181

24 892

15405

Part française dans l'arsenal mondial

0,1%

0,4%

0,5%

1,0%

1,2%

1,4%

1,9%

Sources: Global nuclear weapons inventories 1945-2010, Bulletin of the Atomic Scientists, Robert S. Norris & Hans M. Kristensen, juillet-août 2010; Status of Nuclear Forces, Federation of American Scientists, Robert S. Norris & Hans M. Kristensen, 2016.

Les années 1990 voient donc un déclin net de la taille de l’arsenal nucléaire français : de 540 têtes nucléaires en 1991/1992 – un maximum historique soit dit en passant -, le nombre de têtes décline pour atteindre les 350 en 2006 et environ 290-300 à l’heure actuelle. En termes purement statistiques, il est intéressant de remarquer que la part de l’arsenal nucléaire français dans l’arsenal nucléaire mondial n’a eu de cesse d’augmenter, notamment depuis les années 1990 : de 0,1% lors de l’apogée de la guerre Froide en 1966, cette part a été multipliée par 10 en 1991 (1%) et atteint 1,9% en 2016. Malgré l’entrée de plusieurs nations dans le club nucléaire, cette tendance est en réalité la conséquence indirecte du succès des traités de désarmement conclus entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique/la Russie depuis les années 1970-1980 (START I & II, New START).

La diminution quantitative du parc nucléaire français se concrétise aussi dans une baisse des crédits de paiements affectés à la dissuasion dans les années 1990, comme en témoigne la figure 3 ci-après. Logiquement, la part de la dissuasion au sein du budget de la Défense a connu une baisse quasi-constante : de 18,5% en 1990, elle est aujourd’hui de 11,6% environ[3]. Plus largement, comme le notaient les députés Geneviève Gosselin-Fleury et Philippe Vitel en 2013[4], l’effort financier de l’Etat dans le nucléaire militaire n’a fait que diminuer depuis les années 1970. Si de 1961 à 1967 de larges investissements tous azimuts ont été consentis (augmentant respectivement de 0,2 à 1% du PIB), cet effort a pu être réduit de moitié en 1990 (0,47% du PIB) et atteignait à peine 0.15% du PIB en 2013. 

Notons également que les crédits schématisés dans la figure 2 ci-dessous sont ceux officiellement et directement affectés au nucléaire militaire. L’effort financier réel est sans doute beaucoup plus important, le secteur nucléaire intégrant de nombreuses technologies et infrastructures duales. Michel Rocard parlait par exemple – à tort ou à raison - de 16 milliards d’euros réels par an. Si l’on compare les chiffres officiels, le Royaume-Uni dépense entre 2,3 et 2,5 milliards par an, soit environ 5-6% de son budget de la Défense. A titre d’exemple, signalons que les Etats-Unis dépensent entre quatorze et vingt fois plus que la France pour leurs forces nucléaires. En 2011, le budget américain en la matière s’élevait ainsi à près de 55 milliards d’euros dans le domaine.

Figure 2 : évolution des crédits de paiement de la dissuasion nucléaire 1990-2016 (en Mds€ constants 2015)

Sources : PLF 2005, PLF 2010, PLF 2015.

Une rationalisation et une modernisation des moyens

Depuis le début des années 2000, la tendance est plutôt à la stabilisation voire à la hausse des budgets affectés à ce qui est depuis 2008 officiellement une seconde fonction stratégique à part entière[5]. La stagnation puis la hausse des crédits relatifs affectés à cette fonction sont en réalité la conséquence de deux évolutions distinctes des forces.

1/ D’abord une rationalisation de la configuration des forces nucléaires : comme nous l’avons mentionné plus haut, la configuration des forces nucléaires a été adaptée au cours des deux dernières décennies :  

  • La fin de la menace blindée soviétique ne justifiait plus le maintien d’une capacité nucléaire tactique terrestre. L’Artillerie Nucléaire Tactique (ANT) a ainsi été purement et simplement supprimée. Les missiles Pluton alors détenus par les régiments d’artillerie concernés furent logiquement démantelés, et le programme Hadès abandonné.
  • Pour des raisons financières, Jacques Chirac décida aussi en 1996 de ne pas entamer la rénovation des missiles S3D vieillissants déployés sur le plateau d’Albion. Le programme S45 de modernisation fut logiquement abandonné. Il fut ensuite décidé de transférer cette part de la dissuasion aux Forces Océaniques Stratégiques.

  • En 2008, Nicolas Sarkozy annonçait la réduction de près de 30% des Forces Aériennes Stratégiques. En 2010, l’escadron Dauphiné de la base de Luxeuil est dissous, tandis que l’escadron La Fayette se voit transféré à la base d’Istres. En conséquence, les FAS comptent deux escadrons nucléaires depuis 2011 alors qu’ils étaient quatre jusqu’à cette date. L’implantation géographique des FAS diminue aussi, de trois sites à deux (Saint-Dizier et Istres).

2/ Ensuite une modernisation conséquente des vecteurs et effecteurs nucléaires est en cours depuis la fin des années 1990. Le maintien d’une posture nucléaire crédible nécessitait ainsi le renouvellement de toute une génération de matériels issus des décennies 1960-1980.

  • La composante océanique a été modernisée par la commande de quatre SNLE-NG classe Le Triomphant. Le premier rentre en service en 1997 et les autres s’échelonnent jusqu’en 2010. Initialement, six exemplaires étaient prévus. Signalons que logiquement[6], le coût unitaire des SNLE-NG a augmenté de près de 40%, passant de 1,741 à 2,363 milliards d’euros (2015) entre 1986 et 2005[7]. Les quatre SNLE-NG actuellement en service doivent rester en service au moins 40 ans, ce qui signifie que Le Triomphant devrait être remplacé en 2037. A ce titre, les études préliminaires ont déjà commencée au sein de la DGA depuis les débuts de la décennie 2010.
  • Les missiles stratégiques M45 en service sont en cours de remplacement par trois lots de seize missiles M51.1. Alors que le M45 avait une portée de plus de 6.000km, le M51.1 a une portée de plus de 8.000km (chiffre réel classifié) et coûte environ 120 millions d’euros pièce. La version M51.2, apparemment encore en phase d’essai, intègre la nouvelle tête nucléaire océanique (TNO) et de nouvelles aides à la pénétration (contre-mesures) en phase terminale. Enfin, pour allonger encore la portée du missile, une version M51.3 de près de 10.000km de portée a commencé à être développée depuis juillet 2014. Globalement, le programme de remplacement des missiles M45 par les M51 devrait se terminer en 2017.

  • Les FAS mais aussi la Force Aéronavale Nucléaire (FANu) se sont vues modernisées par l’arrivée des Rafale au standard F3 dans les escadrons, qui commencent à remplacer les Mirage 2000N-K3 et les Super-Etendards modernisés. Les capacités de pénétration des défenses adverses s’en trouvent depuis largement accrue, tandis que la versatilité de l’appareil procure une plus grande souplesse opérationnelle aux unités chargées de l’assaut nucléaire.
  • Le missile ASMP, entré en service en 1986, a été remplacé dans les escadrons nucléaires par l’ASMP-A. Il intègre la nouvelle tête nucléaire aéroportée (TNA) et possède des capacités de pénétrations des défenses ennemies très importantes et une portée évoquée de près de 600 kilomètres. Au contraire des missiles stratégiques tirés depuis les sous-marins lanceurs d’engins, l’ASMP-A est envisagé dans une utilisation dite « d’ultime avertissement », avant une frappe nucléaire réelle contre les centres de pouvoirs de l’adversaire. Les travaux portant sur un nouveau missile aérobie (l’ASN4G) devant rentrer en service vers 2035 ont également déjà commencé. Il devrait intégrer des technologies d’avant-garde, relatives à la furtivité ou à l’hyper vélocité.

  • Enfin, la France a largement investie dans les technologies de simulation, notamment depuis la fin des essais nucléaires dans le Pacifique en 1996. Le CEA a ainsi développé plusieurs appareils (supercalculateurs, laser Mégajoule …) pour assurer sur le long terme la sureté mais aussi l’efficacité et la fiabilité des armes nucléaires. A noter que l’ogive de l’ASMP-A fut ainsi la première ogive au monde à avoir été entièrement développée et certifiée grâce aux technologies de simulation.

Le couple Rafale F3/missile ASMP-A forme le fer de lance de la composante nucléaire aéroportée française. Il devrait rester en service jusqu’à la décennie 2030.

Figure 3 : panorama de l’arsenal nucléaire français en 1980

Composantes

Vecteurs

Effecteurs

Puissance unitaire

Puissance totale potentielle*

Force Nucléaire Océanique (FOST)

5 SNLE  - classe Le Redoutable

Entre 80 et 100 missiles M20

TN60 de 1Mt

Entre 80 et 100Mt

Forces Aériennes Stratégiques (FAS)

52 Mirage IVA/IVP répartis en 3 escadres

40 bombes AN-22

70kt

2,8Mt

 

1er Groupement de Missiles Stratégiques - Plateau d'Albion

9 missiles S2 et 9 missiles S3

S2 : MR31 de 120kt

S3 : TN61 de 1Mt

11,9Mt

Forces Aéronavales Nucléaires (FANu)

Environ 25 Super-Etendard répartis sur les porte-avions Clémenceau et Foch

Entre 80 et 100 bombes AN-52

MR50 CTC de 25kt

Entre 2 et 2,5Mt

Forces Aériennes Nucléaires Tactiques (FATAC)

4 escadrons de Mirage IIIE et Jaguar A

Artillerie Nucléaire Tactique (ANT)

5 régiments d'artillerie

Environ 30 missiles Pluton

MR50 CTC de 25kt

Environ 1Mt

Total

  

Plus de 250 têtes nucléaires

Entre 97,7 et 118,2Mt

Sources : Connaissance de l’Histoire – les forces nucléaires francaises, n°26 juillet-août 1980 ; Global nuclear weapons inventories 1945-2010, Bulletin of the Atomic Scientists, Robert S. Norris & Hans M. Kristensen, juillet-août 2010.  

*La puissance totale potentielle de l’arsenal français ne fait pas de distinction entre les armes déployées effectivement et les armes stockées sous cocon. Il s’agit donc d’une mesure théorique, qui mesure en fait la puissance potentiellement déployable au regard des vecteurs et effecteurs construits à la date précisée.

La kilotonne (kt) et la mégatonne (Mt) sont les unités de mesure standards de la puissance des armes nucléaires. 1kt est égale à 1.000 tonnes de TNT ; 1Mt est égale à 1.000 kilotonnes. A titre d’exemple, la bombe atomique américaine qui a décimé la ville d’Hiroshima faisait approximativement 15kt.

Figure 4 : panorama de l’arsenal nucléaire français en 2015

Composantes

Vecteurs

Effecteurs

Puissance unitaire

Puissance totale potentielle

Force Nucléaire Océanique (FOST)

4 SNLE-NG - classe Le Triomphant

48 missiles M51

Entre 6 et 10 TN75 de 110kt/TNO de 100kt

Entre 28,8 et 48Mt en fonction des têtes installées

Forces Aériennes Stratégiques (FAS)

20 Rafale F3 et 23 Mirage 2000N-K3 répartis en 2 escadrons

54 missiles ASMP-A

TNA 300kt

16,2Mt

Forces Aéronavales Nucléaires (FANu)

43 Rafale M F3 et 9 Super-Etendard ; porte-avions Charles de Gaulle

Total

  

« Moins de 300 têtes nucléaires »

Entre 45 et 64,2Mt

Sources: Global nuclear weapons inventories 1945-2010, Bulletin of the Atomic Scientists, Robert S. Norris & Hans M. Kristensen, juillet-août 2010.  

Les figures 3 et 4 ci-dessus synthétisent finalement bien les deux tendances que nous avons explicitées plus haut (les chiffres sont néanmoins donnés à titre indicatifs, les informations exactes étant évidemment classifiées). Il y apparaît clairement la réduction à la fois du nombre de composantes, de 5 à 3, du nombre de vecteurs et du nombre d’effecteurs en service. Globalement, on remarque ainsi que la puissance potentielle de l’arsenal nucléaire français s’est réduite de près de 50% entre 1980 et 2015.

Un exercice de la dissuasion nucléaire limité ?

Si la dissuasion nucléaire est une capacité à laquelle la France n’est apparemment pas prête à renoncer, il convient néanmoins de s’interroger par simple objectivité sur les limites qu’elle pourrait rencontrer à l’heure actuelle et dans le futur :

  1. Avec la baisse du nombre de sous-marins lanceurs d’engins classe Le Triomphant commandés, la Force Océanique Stratégique s’est vue dans l’obligation de restreindre la permanence à la mer, c'est-à-dire le nombre de SNLE-NG assurant la dissuasion à chaque instant. Ainsi, la permanence à la mer a été réduite de trois à deux bâtiments en 1992, puis de deux à « au moins un » en 1997[8]. Jusqu’à aujourd’hui, la permanence à la mer a officiellement été assurée sans discontinuer. Entre 1972 et 2014, ce sont quelques 471 patrouilles qui ont été conduites. Seulement 15 ont été interrompues pour des raisons sanitaires[9]. Le parc de 4 SNLE actuel constitue un minimum sous lequel il ne faut pas descendre pour maintenir une permanence à la mer : tandis qu’un sous-marin est en patrouille (pendant 60 à 70 jours), le second est à la mer ou susceptible d’y être sous un court préavis, le troisième est susceptible d’y être sous un délai plus long (il est en indisponibilité pour entretien – IE) pendant que le quatrième est généralement en période d’indisponibilité programmée pour entretien (IPER). Même si les données ouvertes à ce sujet manquent (fort heureusement d’ailleurs), on peut vraisemblablement dire que la permanence à la mer est encore une réalité aujourd’hui pour la FOST. A noter cependant que le problème s’est posé en 2009, lors de la collision entre Le Triomphant et le Vanguard britannique. Alors que le parc était de trois SNLE à l’époque, un autre sous-marin a apparemment pu prendre le large avant même le retour du SNLE endommagé. Selon la Marine Nationale, la permanence à la mer n’a pas été arrêtée[10]. A l’avenir cependant, le prix des matériels augmentant de génération en génération, il faut espérer que la prochaine classe de SNLE ne soit pas réduite à trois ou deux unités, à contexte stratégique et budgétaire constant. Dans ce cas de figure, la permanence à la mer ne pourrait plus être assurée du tout.  
  2. La bonne réalisation de la mission nucléaire attribuée aux forces aériennes stratégiques et à la force aéronavale nucléaire est aujourd’hui obérée par le renouvellement tardif de la flotte de ravitailleurs. Disposer de ravitailleurs est une obligation pour assurer la pérennité de la dissuasion nucléaire aéroportée, mais aussi pour remplir d’autres missions d’ampleur comme le transport stratégique. C’est en 1964, lors de la création des forces aériennes stratégiques, que furent acquis 12 C-135FR auprès des Etats-Unis. En 1997, ce sont 3 ravitailleurs KC-135R qui furent à nouveau acheté d’occasion aux Américains. Autrement dit, les 14[11] ravitailleurs français sont pour certains âgés de plus de 50 ans, avec tout ce que cela sous-entend : l’accumulation des heures de vols (près de 30.000 pour chaque avion en 2014, contre environ 20.000 pour leurs homologues américains qui sont en cours de remplacement par le KC-46), et donc une incidence sur le vieillissement des structures et des équipements. Les coûts et durée de maintenance augmentent en conséquence, tandis que l’on note certainement une diminution conséquente du taux de disponibilité. Même si les chiffres réels sont classifiés, voici ce que l’on sait : le soutien opérationnel de chaque ravitailleur nécessite 2 heures de maintenance pour 50 heures de vol, une journée de maintenance toute les 100 heures et deux jours toutes les 200 heures et une visite périodique de 15 jours ( !) toutes les 400 heures[12]. Il est également évident que trouver des pièces détachées pour des avions de plus de 50 ans constitue une gageure supplémentaire. Finalement, le coût de maintien en condition opérationnelles de nos 14 ravitailleurs est évalué à près de 55 millions d’euros par an. Pour des raisons budgétaires, ces avions ne devraient être remplacés qu’à partir de 2018 par l’A330 MRTT. Mais ces ne seront livrés qu’à un rythme faible, ce qui signifie que les avions actuels ont encore de longs jours devant eux (au bas mot 23.000 heures au total[13]), obérant en conséquence les capacités de déploiement et d’allonge de la composante aéroportée.

Conclusion

Depuis leur création, les forces nucléaires françaises ont traversé une série d’évolutions, aussi bien d’ordre politique, doctrinal ou matériel, mais toujours selon le respect d’un principe de stricte suffisance. Les processus de rationalisation des forces mais aussi de leur modernisation qui se déroulent actuellement s’inscrivent dans cette logique.

Néanmoins, les investisssements nécessaires sont très lourds. Comme le mentionnait la Commission des Affaires Etrangères et de la Défense en 2012, « le coût de la modernisation de la FOST sur les quinze prochaines années serait de l'ordre de 29 milliards d'euros, tandis que celui des FAS serait de l'ordre de 2,6 milliards »[14]. Les montants impliqués par ces investissements comportent forcément des risques, et notamment à l’heure où les ressources financières des lois de programmation militaires en cours et à venir se verront nécessairement contraintes. C’est ici que le problème majeur se situe : le budget de la Défense étant plus ou moins sanctuarisé sur le moyen terme tandis que l’enveloppe financière de la dissuasion est appelée à augmenter, il existe certainement un effet d’éviction sur l’équipement des forces conventionnelles. Des forces justement largement mises à rude épreuves aujourd'hui par un surdéploiement et un lent renouvellement de leurs matériels. Si la France veut continuer de pouvoir tout faire, de la frappe nucléaire aux conflits de haute-intensité en passant par les tâches de Petersberg (missions humanitaires, de stabilisation et de maintien de la paix), il faut qu'elle s'en donne les moyens. La dissuasion n'est pas que nucléaire, elle est aussi conventionnelle.

Même s’il est tout à fait vrai de dire que la dissuasion connaît de plus en plus « d’angles morts »[15], notamment par rapport aux menaces asymétriques et hybrides modernes, proposer de la supprimer partiellement ou complètement n’est aujourd’hui pas crédible. Principalement à cause du réarmement nucléaire actuellement en cours dans le monde : le rôle des armes nucléaires a été largement élargi dans la stratégie nationale russe depuis la fin de la Guerre Froide, notamment par l’incapacité de Moscou à maintenir à niveau ses forces conventionnelles ; la Chine accroît aujourd’hui ses efforts qualitatifs et quantitatifs dans le domaine. Même si l’Iran a aujourd’hui renoncé à disposer de l’arme nucléaire, rien ne prouve que d’autres pays ne chercheront pas à l’acquérir à l’avenir. Disposer encore aujourd’hui de l’arme nucléaire doit in fine être perçue comme une garantie : non pas que le contexte actuel stratégique y soit particulièrement propice, mais parce que personne ne sait de quoi le futur stratégique sera fait. Tandis que désinventer la bombe est un processus plus coûteux que l’on ne croît, quasiment irréversible et comportant des conséquences scientifiques et industrielles majeures, qui peut prétendre que cette arme n’aura plus aucune importance et que ses principes fondateurs ne s’appliqueront plus dans cinq, dix ou encore vingt ans ?  


[1] La dissuasion nucléaire francaise après la guerre Froide : continuité, ruptures, interrogations, Bruno Tertrais, Théories et doctrines de la sécurité, Fondation pour la Recherche Stratégique, 2000.

[2] Voir Genèse de l’armement nucléaire français, Dominique Mongin, Revue Historique des Armées, 2011.

[3] En 1990, le budget de la Défense était de 39 milliards d’euros (constants 2015). En 2016, il a été « sanctuarisé » à 31,4 milliards d’euros.

[4] Voir Le coût de la dissuasion nucléaire ne représente que 0.15% du PIB, Opex 360, 12 octobre 2014.

[5] Il ne s’agit que d’une formule sémantique particulière dans le Livre Blanc de 2008, la dissuasion étant effectivement reconnue comme une fonction clé depuis le lancement du programme militaire officiel.

[6] Mais aussi pour des raisons techniques, liées à l’accroissement de la furtivité des bâtiments.

[7] PLF 2002 – Tome VIII : Défense – Marine, Sénat, 2001.

[8] Rapport d’information sur le contrôle et l’exécution des crédits de la Défense pour l’exercice 2013, Mme Geneviève Gosselin-Fleury et M. Philippe Vitel, Assemblée Nationale, 7 octobre 2014.

[9] Audition de l’amiral Bernard Rogel, chef d’état-major de la marine, et de l’amiral Charles-Édouard de Coriolis, commandant des forces sous-marines et de la force océanique stratégique, sur la dissuasion nucléaire, Commission de la Défense nationale et des forces armées, Assemblée Nationale, 16 avril 2014.

[10] http://www.lefigaro.fr/international/2009/02/16/01003-20090216ARTFIG00247-deux-sous-marins-nucleaires-entrent-en-collision-dans-l-atlantique-.php

[11] Un C-135FR a été perdu en Polynésie en 1972.

[12] Voir DSI hors-série n°37 L’Armée de l’Air – Au cœur des forces françaises, août-septembre 2014.

[13] Les ravitailleurs volent en moyenne 15 heures par semaine à l’heure actuelle.

[14] Rapport d’information n°668 sur l’avenir des forces nucléaires françaises, Commission des Affaires Etrangères et de la Défense, Sénat, 12 juillet 2012.

[15] Selon les mots d’Alain Juppé dans une célèbre tribune.