Croissance exponentielle des envois de fonds des travailleurs hors de France
La Banque de France vient de publier son rapport annuel relatif à la balance des paiements et à la position extérieure de la France pour 2020. Sans surprise le déficit courant (des transactions) de notre pays avec le reste du monde se dégrade fortement sous l’impact de la crise et atteint 43,7 milliards d’euros soit 1,9% du PIB, soit son niveau le plus élevé depuis 1982 – contre -7,1 milliards d’euros (-0,3% du PIB) en 2019. Mais cette dégradation s’explique avant tout par une chute brutale du solde des revenus et spécifiquement des revenus primaires, c’est-à-dire de ceux qui agrègent les rémunérations des salariés, les revenus d’investissements et les loyers (ainsi que les impôts sur les produits et la production). Cependant c’est aux revenus secondaires que nous allons nous intéresser : ils correspondent « aux opérations de répartition non liées aux moyens de production », on y trouve pêle-mêle les contributions budgétaires à l’Union européenne mais aussi l’envoi de fonds des travailleurs, c’est-à-dire à la balance entre les envois de fonds des travailleurs. Sur ce poste le déficit est considérable et atteint -10,97 milliards d’euros en 2020, contre -11,626 milliards d’euros en 2019, soit un repli de -5,6%, ce qui est minime face à la crise et aux confinements successifs qui ont été décidés sur notre territoire. En conséquence, la « générosité » de nos dispositifs d’urgence permettant de sécuriser les revenus des salariés sur notre territoire a permis la limitation de la baisse des envois de fonds vers les pays tiers.
Une montée en puissance inexorable des envois d’argent à l’étranger
Sur longue période l’analyse ne peut s’effectuer qu’à partir de 2009 dans la mesure où la Banque de France a effectué une importante révision de ses estimations à compter de 2011 avec évaluation rétroactive sur 2 ans en arrière[1] (voir encadré).
Une révision statistique cruciale en 2011 L’évaluation au sein des revenus secondaire du poids des envois de fonds des travailleurs a été extrêmement lourde.
Pour mémoire, comme le rappelle la Banque de France, « ces révisions découlent d’une nouvelle méthodologie pour le poste des dépenses à partir de l’année 2009. Les recettes ne sont pas concernées par ce changement de méthodologie ; les révisions des dépenses se retrouvent donc dans le solde. » Il faut comprendre par « recettes », les revenus qui sont transférés en France par des Français à l’étranger ou des étrangers dont le domicile fiscal est les France. Ces flux ne sont pas concernés par la révision statistique. Symétriquement les « dépenses » sont des flux sortants qui sont alimentés par des populations « migrantes » (travailleurs détachés, expatriés de courte durée) mais aussi de diasporas de binationaux ou de nationaux français en direction de pays tiers. Cette modification statistique qui utilise désormais la technique des comptes miroirs dans les statistiques détenues par les pays récipiendaires, permet de relever significativement le montant des flux sortants. A compter de 2009 l’ancienne méthode ne recensait que 2,849 milliards d’euros sortants, contre 6,3 milliards avec la nouvelle (soit +121%), idem pour 2010 où les chiffres étaient de 2,871 milliards mais redressés désormais à 6,9 milliards (+140,3%). |
Entre 2009 et 2020, les flux entrants se sont considérablement affaiblis passant de 770 millions d’euros à seulement 250 millions d’euros. La crise renforçant cette tendance en 2020. Au contraire, les flux sortants sont passés de 6,3 milliards à près de 11,92 milliards en 2019 avant se replier légèrement à 11,22 milliards en 2020.
Pour bien prendre la mesure du phénomène au sein du compte des revenus secondaires qui comprend également les flux financiers en direction du financement des institutions européennes, eux aussi en croissance[2], il faut relever que la participation du solde des envois de fonds des travailleurs au solde global du compte est passé de 15,2% à 25,2%, soit une progression de 10 points.
La France est le premier pays d’envois d’argent vers l’étranger d’Europe
Si l’on passe maintenant à la comparaison européenne, il apparaît que la France constitue la 1ère puissance exportatrice de fonds issus du travail sur son sol vers l’étranger en Europe, que l’on considère jusqu’en 2019 l’UE à 28 puis à compter de 2020, l’UE à 27.
S’agissant des montants, les données européennes publiées par Eurostat sont légèrement différentes de celles publiées par la Banque de France[3]. Le solde des envois d’argent de travailleurs à l’étranger représente -10,74 milliards d’euros en 2020 en France, contre -5,92 milliards d’euros en Allemagne ou -5,51 milliards en Italie. Le Royaume-Uni affichait également un solde déficitaire en 2019 de -4,7 milliards d’euros.
La France représente par ailleurs le principal point de fuite en Europe du solde d’envois des fonds à l’extérieur de son territoire, puisque son solde négatif représente à lui seul 49,98% du solde de l’UE à 27 en 2020, contre 47,41% du solde de l’UE à 28 en 2019, en baisse certes par rapport à 2017 où notre pays a représenté 55,78% du solde négatif présenté par l’UE (à 28).
Note : Les statistiques sont livrées dans un périmètre UE 28 jusqu’en 2019, puis hors Royaume-Uni à compter de 2020, donc à 27.
L’autre face de la politique migratoire
Comme le relève des études récentes[4] et la Banque Mondiale, l’aspect « migratoire » des transferts des fonds vers l’étranger est prépondérant, jusqu’à dépasser l’aide publique au développement en volume (580 milliards USD en 2020, contre 167,8 milliards USD en 2019 (aide publique au développement nette reçue[5]). Les fonds privés sont donc beaucoup plus importants en volume que l’aide publique au développement classique. Pour la France, les sommes en jeu sont très proches, 12 milliards d’euros d’APD pour 11,22 milliards de fonds de travailleurs sortants[6]. La politique migratoire et la mise en place de diasporas[7] sur le sol national induisent donc des flux financiers privés spécifiques par envois des fonds aux familles et communautés « restées aux pays », comme par exemple aux Comores (où l’ensemble des fonds viennent de France[8]). Il existe donc un effet « spécifique » de la politique migratoire sur la balance des paiements, en agissant sur le solde des revenus et spécifiquement sur le solde des revenus secondaires, lorsque ces « migrants » sont en situation de travailler (légalement ou illégalement) et d’envoyer des fonds au pays. Ces « revenus secondaires » non institutionnels représentent près d’1/4 du solde déficitaire des revenus secondaires – celui des revenus primaires étant par construction toujours positif – (il s’agit des revenus générés en France par les travailleurs résidents).
[1] Voir l’annexe technique consacrée à ce sujet dans le rapport de 2011, annexe II-D https://publications.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/rapport-annuel-balance-des-paiements-position-exterieure-france_2011_fr.pdf#page=113
[2] Voir notre dernière note sur le sujet, Fondation iFRAP, https://www.ifrap.org/europe-et-international/contribution-de-la-france-lue-737-entre-2017-2027
[3] Voir Eurostat, Personal transfers and compensation of employees, D752, solde, https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=File:Balances_of_EU_current_account_main_items_as_share_of_GDP_(%25)_2021_first_quarter.png, ainsi que https://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/show.do?dataset=bop_rem6&lang=en
[4] https://migrationdataportal.org/fr/themes/rapatriements-de-fonds, https://donnees.banquemondiale.org/indicator/BM.TRF.PWKR.CD.DT?end=2020&start=1970 pour la Banque Mondiale, L’OCDE, Perspectives des migrations internationales 2020, 44ème édition, ainsi qu’une thèse récente, Abderrahim SAIDANE, Impact des transferts de fonds des migrants sur la croissance économique et la réduction de la pauvreté dans les pays d’origine, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03187445/document
[5] Voir, Banque Mondiale, APD, https://donnees.banquemondiale.org/indicator/DT.ODA.ODAT.CD
[6] https://focus2030.org/Augmentation-de-l-aide-publique-au-developpement-en-2020
[7] Voir, P. Stefanini, Immigration, Robert Laffont, 2020.
[8] Tunnelisation bien mise en évidence par A. SAIDANE, thèse précitée.