La transition énergétique en France
La consommation d'énergie finale en France est de 166 millions de tonnes d'équivalent pétrole, soit moins de 2% de la consommation mondiale. Le secteur du bâtiment absorbe à lui seul 45% de la consommation, dont 2/3 dans le résidentiel et 1/3 dans le tertiaire. Le transport constitue le deuxième secteur de consommation d'énergie avec plus de 30%, le solde étant utilisé dans l'industrie et l'agriculture. Ces besoins son couverts par 25% d'électricité, 10% d'énergies renouvelables chaleur et 65% d'énergies fossiles. La consommation d'énergies fossiles émettrices de CO2 est donc actuellement de 108 millions de tonnes d'équivalent pétrole.
Bien qu'avec moins de 2% de la consommation mondiale notre contribution à l'émission de gaz à effet de serre soit limitée, dans le cadre de l'effort général pour limiter leur impact sur le réchauffement climatique nous avons pris plusieurs engagements pour aller vers une plus grande sobriété et efficacité énergétique :
- engagement de lutte contre le changement climatique qui se traduit par la division par 4 en France à l'horizon 2050 des émissions de l'ensemble des gaz à effet de serre. Ce facteur 4 concerne tous les pays européens, et correspond sensiblement à un objectif global de division par 2 de l'ensemble des rejets mondiaux, l'effort de chacun étant modulé en fonction de l'état de son développement actuel. Ceci devrait conduire à baisser en France d'ici à 2050 la consommation des énergies carbonées d'un facteur supérieur à 4, car le secteur agricole est responsable à lui seul de 18% des gaz à effet de serre du fait du cheptel. C'est une réduction considérable et sans précédent,
- engagement européen de baisse de 20% de la consommation d'énergie finale d'ici à 2020, soit une consommation d'énergie finale de 130 millions de tonnes d'équivalent pétrole à cette date ;
- loi POPE de 2005 fixant les objectifs d'intensité énergétique finale, c'est-à-dire du rapport entre la consommation d'énergie finale et le PIB : baisse de 2% par an jusqu'en 2020 et de 2,5% par an sur la période 2020/2030.
Le premier engagement est le plus contraignant et son respect conduit à satisfaire les deux autres, qui sont des points de passage intermédiaires.
Le débat national sur la transition énergétique, qui s'est déroulé de novembre 2012 à juillet 2013, avait pour objectif de présenter les recommandations nécessaires pour satisfaire à ces engagements afin de préparer un projet de loi qui devait être examiné par le Parlement au dernier trimestre 2013.
Les trajectoires proposées
Deux familles de trajectoires ont été proposées afin de satisfaire au facteur 4 en 2050.
La première famille consiste à substituer le plus largement possible à l'utilisation des énergies carbonées de l'énergie électrique renouvelable ou nucléaire. Des trajectoires différentes ont été définies selon le poids relatif du nucléaire dans le mix électrique en 2050 et les efforts de sobriété et d'efficacité énergétique effectués par ailleurs. Cette première famille de trajectoires peut être qualifiée de libérale dans la mesure où elle n'est pas trop contraignante sur la réduction de consommation d'énergie finale qui décroît seulement de 20% d'ici à 2050 en passant de 166 à 135 millions de tonnes d'équivalent pétrole.
La deuxième famille repose sur un impératif de sobriété énergétique avec pour objectif de réduire la consommation d'énergie finale de 166 à 75 millions de tonnes d'équivalent pétrole, soit une réduction de 55%. Cette deuxième famille de trajectoires reflète les aspirations écologistes et remet profondément en cause le modèle actuel de consommation.
La famille des trajectoires libérales
Pour éviter les effets pervers des réglementations contraignantes qu'il serait nécessaire de mettre en place pour obtenir une réduction drastique de la consommation d'énergie, il faut substituer l'électricité aux combustibles fossiles partout où c'est possible. Les principaux axes d'effort sont :
- supprimer le pétrole et le gaz dans le secteur résidentiel et les remplacer par l'emploi des énergies renouvelables chaleur ou de l'électricité utilisée intelligemment. Le bois serait privilégié pour le chauffage ainsi que les pompes à chaleur et le solaire thermique pour la production d'eau chaude sanitaire. Ceci viendrait compléter un programme d'isolation des bâtiments ayant pour objectif de réduire la consommation moyenne actuelle de chauffage de 200KWh/m2 par an d'un facteur 2 dans les logements anciens après rénovation et 4 dans les constructions neuves ;
- réduire fortement l'utilisation du pétrole dans les transports en repensant l'acheminement du fret et en développant les transports en commun. Pour le transport individuel, l'emploi des véhicules hybrides rechargeables ou électriques devrait progresser. Enfin les biocarburants devraient continuer à se substituer au pétrole ;
- améliorer par l'investissement les processus industriels pour privilégier l'emploi d'électricité.
Les besoins de 135 millions de tonnes équivalents pétrole en 2050 seraient couverts par environ 50% d'électricité, 30% de renouvelable chaleur (bois, déchets, solaire thermique, géothermie) et 20% d'énergies fossiles. La consommation d'énergies fossiles serait ainsi réduite à 27 millions de tonnes équivalents pétrole, soit effectivement le quart de la consommation actuelle.
Compte tenu de l'intermittence des sources d'énergie électrique renouvelables et tant que des capacités de stockage de l'électricité ne seront pas développées, cette famille de trajectoires prévoit un maintient d'une part de production nucléaire à un niveau proche de l'existant (75%) avec remplacement des réacteurs actuels en fin de vie par des EPR et construction de nouvelles centrales en fonction de la croissance de la demande. Des variantes permettent néanmoins de descendre cette proportion à 50% en s'efforçant de pousser au maximum la production d'électricité renouvelable tout en maîtrisant son intermittence par la mise en œuvre de moyens complémentaires comme des STEP (station de transfert d'énergie par pompage) et des centrales utilisant du bois et des déchets carbonés.
La famille des trajectoires écologiques
Dans ce cas, il est nécessaire d'instaurer des principes de sobriété et d'efficacité énergétique conduisant à diviser par plus de deux la consommation d'énergie finale en 2050. La consommation visée serait de 75 millions de tonnes équivalent pétrole, dont 20% d'électricité, 50% de renouvelable chaleur et 30% d'énergies fossiles. Ces chiffres font craindre que la sobriété confine au rationnement.
Pour cela les objectifs par secteurs seraient :
- dans le résidentiel d'abaisser la consommation de chauffage de 200 à 40KWh/m2 pour le parc existant en rénovation et de viser 20KWh/m2 pour les constructions neuves. L'objectif d'isolation thermique en rénovation sera coûteux à mettre en œuvre et celui concernant les constructions neuves sera difficilement compatible avec la poursuite du développement de l'habitat individuel. Les moyens de chauffage seraient identiques à ceux proposés dans les trajectoires libérales ;
- dans les transports de diviser par 3 la consommation, en privilégiant les transports collectifs et en améliorant l'efficacité énergétique des véhicules. L'organisation des transports collectifs nécessiterait de concentrer l'habitat autour des points de desserte, ce qui serait également un frein au développement de l'habitat individuel ;
- dans l'industrie de diviser par 2 la consommation d'énergie.
Dans cette famille de trajectoires l'électricité renouvelable serait produite par l'éolien, l'hydraulique et le solaire photovoltaïque, l'intermittence étant à gérer par de nouveaux procédés à mettre au point permettant la production d'hydrogène pendant les périodes de surcapacité de production électrique et son utilisation ultérieure pour restituer de l'énergie, soit après méthanisation, soit dans des piles à combustible. Le rendement prévisionnel de cette chaîne de transformation est pour le moment très incertain et des travaux importants de recherche et développement seraient à prévoir pour le consolider. L'énergie renouvelable chaleur serait essentiellement fournie par la biomasse, le traitement des déchets et la géothermie.
L'incitation des particuliers, des collectivités et des entreprises à une plus grande sobriété et efficacité énergétique devra être très forte pour assurer le succès de cette politique et donc passera par l'instauration d'une taxe élevée sur les rejets de CO2 sur le principe du pollueur-payeur.
Le report de l'examen de la loi
Comme on vient de le voir les deux familles de trajectoires sont inconciliables. Elles traduisent deux sensibilités différentes qui coexistent au sein du gouvernement : un courant social-démocrate qui souhaite inscrire la France dans une démarche de progrès génératrice d'emplois au sein de l'Europe et dans un monde compétitif et un courant écologiste pour qui un changement de modèle économique s'impose pour préserver les grands équilibres de la planète et qui par ailleurs proscrit l'emploi du nucléaire. Dans ces conditions il n'était pas possible de réaliser une synthèse, au moins tant qu'une clarification des poids respectifs des deux courants ne sortirait pas de la consultation électorale prévue pour les élections municipales de 2014.
Par ailleurs le choix de la famille de trajectoires dépend très largement de la durée de vie des centrales nucléaires actuelles et des investissements qui découleront ou non de leur remplacement. Si l'Autorité de Sureté Nucléaire devait autoriser leur emploi au-delà de 30 ans, ce qui est très probable, pourquoi ne pas tirer tout le bénéfice de leur absence de rejet de CO2 et de leur coût de production très compétitif au-delà de la période d'amortissement de l'investissement initial, en dépit de l'opposition des écologistes ?
L'energiewende en Allemagne
A l'inverse, pourquoi nos voisins allemands ont-ils décidé rapidement leur tournant énergétique avec l'abandon programmé du nucléaire ?
Contrairement à la France qui maîtrise complètement la filière d'approvisionnement du combustible nucléaire, les Allemands sont dans une situation de dépendance. Par ailleurs ils sont également dépendants dans le domaine de l'ingénierie des centrales, car ils n'ont pas développé de compétence analogue à celle du CEA, créé en France pour répondre à un besoin dual civil et militaire lié à la force de dissuasion. L'abandon du nucléaire se traduit donc pour eux par une diminution de dépendance. Le choix de développer les énergies renouvelables correspond à deux aspirations profondes des Allemands :
- leur romantisme qui s'exprime aussi bien par leur amour de la musique que par leur volonté de préserver la nature et qui fait la force du mouvement écologique allemand ;
- mais aussi leur pragmatisme, car être pionniers dans une filière technologique leur donne des références à l'exportation. Leur industrie est très largement exportatrice dans le domaine des éoliennes. Par contre le dumping pratiqué par l'industrie chinoise dans le domaine des panneaux solaires leur a causé une importante déconvenue.
Derrière l'affichage écologique se cache parfois une réalité moins glorieuse. Le développement des éoliennes dans le nord du pays et la saturation des lignes de transport d'énergie vers le sud du pays ont créé un déséquilibre entre les zones de production et de consommation qui a induit temporairement des importations des pays voisins pour satisfaire les besoins du sud de l'Allemagne. Ceci, ajouté à la production intermittente des éoliennes, a conduit à lancer en urgence des moyens complémentaires de production électrique. Au total c'est plus d'une vingtaine de centrales à lignite qui vont être mises en service, car le lignite est très abondant dans le pays et s'exploite facilement à ciel ouvert.
Ces nouvelles centrales à charbon serviront de référence à l'industrie allemande pour exporter leur technologie de centrales à charbon à haut rendement.
Pour tenir les objectifs du facteur 4 malgré l'utilisation de combustibles fossiles dans leurs nouvelles centrales électriques, les allemands prévoient d'être en mesure de faire de la capture et du stockage de CO2 à partir de 2030, mais pour le moment ces techniques sont trop consommatrices d'énergie pour être utilisables et le stockage sous pression du CO2 pourrait poser des problèmes de sécurité.
L'Allemagne a donc défini une trajectoire qui lui est propre. Des craintes s'élèvent cependant sur les coûts de l'énergie électrique. Ils pourraient ne plus être acceptés par les consommateurs car ils sont déjà deux fois plus élevés qu'en France.
Conclusion
Le gouvernement est pour l'instant dans l'incapacité de trancher sur la trajectoire à retenir pour la transition énergétique, car elle dépend à la fois des gages à donner aux écologistes pour continuer d'assurer une majorité de gouvernement, et de la durée de vie des centrales nucléaires existantes qui ont le grand avantage de ne pas rejeter de CO2 et de produire de l'électricité à bon marché. En outre le débat national sur la transition énergétique a été sévèrement encadré par des postures contradictoires qui n'ont pas favorisé l'émergence d'un consensus, comme par exemple :
- le poids du nucléaire doit diminuer dans les sources d'énergie (programme présidentiel) ;
- la fracturation hydraulique nécessaire à l'exploitation du gaz de schiste est interdite ;
- les investissements dans les énergies renouvelables ne doivent pas conduire à une envolée des prix de l'électricité qui aurait pour effet d'accroître de manière importante le nombre de foyers en état de précarité énergétique.
Les seuls sujets qui fassent consensus sont :
- il faut faire des économies de chauffage en isolant mieux les bâtiments car c'est le premier poste de consommation d'énergie. Cela a par ailleurs l'avantage de créer rapidement des emplois à faible qualification et en grand nombre dans le secteur du bâtiment. Les collectivités territoriales seront donc incitées à mener localement des programmes d'action concernant les logements sociaux et les bâtiments publics, et les propriétaires à rénover leurs logements,
- pour inciter les consommateurs à plus de sobriété énergétique, il faut créer une taxe sur les rejets de CO2. Au départ cette taxe sera indolore car elle résultera d'un affichage par transfert sous ce terme d'une petite fraction de la taxe sur les produits pétroliers. Cependant, si au départ il est envisagé un niveau de 3 à 6 euros par tonne de CO2, on devrait monter rapidement à 20 euros ou davantage. Les écologistes sont particulièrement attachés à cette mesure qui est un signal fort pour modifier les comportements individuels.
Sans nier l'intérêt évident de ces mesures pragmatiques mais limitées, on peut regretter que les choix énergie/climat de la France, qui s'évaluent sur une période longue et donc sur un horizon qui n'est pas celui d'un gouvernement, ne fassent pas l'objet d'un consensus citoyen dépassant les habituels clivages politiques. L'enjeu c'est tout simplement le visage de la France que nous laisserons à nos enfants : doit-on se résoudre, sous couvert d'engagements pris au nom d'impératifs climatiques auxquels ne souscrivent malheureusement pas les principaux contributeurs mondiaux comme les Etats Unis et la Chine, à imposer aux Français un nouveau modèle d'habitat urbain concentré organisé autour des moyens de transports collectifs ou peut-on trouver des solutions plus ouvertes, préservant des libertés de choix individuels ?
L'énergie, et en particulier celle tirée des combustibles fossiles qui sont une richesse limitée, est bien trop précieuse pour être gaspillée, surtout si nous devons l'importer. Il faudra par conséquent accepter de voir son prix augmenter avec sa rareté. La taxe carbone, comme sa cousine l'écotaxe, est la traduction complémentaire par l'impôt d'une politique d'orientation nécessaire pour limiter la consommation dans le chauffage et les transports. Ceci doit être clairement expliqué aux Français.
Nous avons néanmoins la chance de pouvoir disposer de l'énergie nucléaire qui est par nature plus abondante dans le monde, car c'est l'énergie mère de toutes les autres. Il faudra nécessairement que l'humanité dompte sa peur et continue à mettre au point les moyens de domestiquer cette source d'énergie pour ne pas devoir se soumettre à un rationnement énergétique qui remettrait profondément en cause le modèle de développement mondial.
Le ralentissement des efforts consacrés au domaine nucléaire civil en France ferait dans ce contexte courir le risque de perdre un atout majeur, car nous sommes le deuxième pays du monde pour cette technologie après les Etats Unis. Ceci devrait être un sujet de fierté nationale égal à celui que nous pouvons éprouver dans le domaine aéronautique.