Exploitations agricoles : une vision syndicale et politique obsolète
Sous prétexte de défendre l'emploi, la loi sur l'agriculture en discussion au Parlement tend à freiner encore l'augmentation de la taille des entreprises agricoles qui veulent s'agrandir. Un handicap de plus pour toute une partie de notre agriculture déjà en difficulté face à celle des pays étrangers, même européens.
En France, le chiffre d'affaires des 178.000 plus petites exploitations agricoles est inférieur à 25.000 euros par an ; celui des 142.000 suivantes, dites de « taille moyenne », ne dépasse pas 100.000 euros. Plus de la moitié (65%) des entreprises agricoles françaises ont donc un chiffre d'affaires [1] 2013 inférieur à 100.000 euros. Un niveau qui les apparente aux auto-entrepreneurs dont le chiffre d'affaires doit être inférieur à 82.200 euros. Pour être qualifiée de « grande », une exploitation agricole doit avoir un chiffre d'affaires supérieur ou égal à 100.000 euros. Dans quel autre secteur, une entreprise produisant 100.000 euros de marchandise, serait-elle qualifiée de « grande » ?
La loi en préparation supprime du code rural les notions « d'accroissement de superficie et d'agrandissement ». Aux SAFER et aux préfectures départementales qui contrôlent les structures agricoles l'objectif fixé est de « favoriser l'installation, le maintien et la consolidation d'exploitations agricoles afin que celles-ci atteignent une dimension économique viable au regard des critères du Schéma directeur régional des exploitations agricoles [2] ». L'objectif affiché est le maintien du plus grand nombre possible d'exploitations agricoles, tout juste viables, justifiant l'existence des nombreux organismes publics et privés chargés de les « assister » et de distribuer les subventions. Une mentalité contraire à celle des entrepreneurs qui n'est pas de gérer une entreprise « viable », mais de développer une entreprise qui réussisse.
Stratèges, mais irresponsables
C'est le « Schéma directeur départemental des structures des exploitations agricoles » défini par l'État qui fixe la « bonne » taille des exploitations agricoles. En dessous de la « Surface minimum d'installation (SMI) [3] », pas d'installation possible ; au dessus de trois SMI par example, agrandissement très difficile. L'exemple du département du Rhône montre dans quels détails les fonctionnaires n'hésitent pas plonger. Pour l'élevage, le SMI est de 16 hectares dans six cantons, mais de 18 dans les 32 autres ; pour les 22 autres productions (Cultures légumières en plein champ, Cultures maraîchères en pleine terre, Cultures maraîchères sous abri, Cultures maraîchères sous serres chauffées, Vignes produisant des vins courants, … Tabac, Cresson, Champignonnières, Plantes aromatiques et médicinales), 22 SMI différentes sont définies. La plupart des exploitations étant engagées dans plusieurs productions, déterminer leur « bonne » taille est complexe, d'autant plus que leurs productions évoluent dans le temps.
Dans les 101 préfectures des départements français, des fonctionnaires s'activent à définir ces règles de façon précise et à les appliquer. Un travail considérable, et nocif. Leurs décisions engagent les exploitants pour une quarantaine d'années, alors que ni ces fonctionnaires ni les syndicats agricoles qui les influencent ne sont capables de prévoir à quoi ressemblera l'agriculture de leur département dans les dix ans. En 1988, la France comptait 175.000 exploitations bovins-lait, 76.000 en 2000 et seulement 50.000 en 2010. Les 125.000 qui ont disparu en 22 ans avaient bien été autorisées, voire même encouragées par ces régulateurs de bonne foi, mais absents quand les agriculteurs se sont retrouvés au bord de la faillite et du désespoir. Absents aussi pour expliquer pourquoi l'agriculture de notre pays est dépassée par celle de ses voisins. Et la situation est similaire dans tous les domaines (volaille, porc, bovin, fruits… ) où les produits, les méthodes de production, les prix et les subventions évoluent très rapidement. Dans cette situation, comme dans les autres secteurs de l'économie, c'est à l'agriculteur-entrepreneur lui-même de prendre des risques, pas à des commissions administratives n'hésitant pas à décider de l'avenir des exploitants, mais dégagées de toute responsabilité.
Un modèle dépassé
Au XXIème siècle, l'agriculture française vit toujours selon les principes qui l'ont structurée dans les années mille neuf cent cinquante. Le modèle était celui d'une exploitation familiale, dirigée par le mari, où son épouse travaillait à temps partiel ou à plein temps, généralement sans être déclarée, et employant éventuellement un salarié. En 2014, ce modèle est complètement obsolète. Les femmes exercent souvent une autre profession en dehors de la ferme, ou sont elles-mêmes responsables de l'exploitation. En parallèle, le machinisme a révolutionné le métier d'agriculteur. En 1960, les vaches devaient être traites à la main, en 1980 la salle de traite classique facilitait beaucoup le travail, en 2014 les vaches décident seules de se rendre au robot qui les connaît. On peut regretter que l'installation d'un robot requière un investissement de 150.000 à 350.000 euros. Mais c'est le prix à payer pour améliorer les conditions de travail de cette catégorie d'agriculteurs et leur productivité. L'évolution a été encore plus précoce pour les grandes cultures où les tracteurs guidés par satellite, les machines qui dosent les semences et l'engrais en fonction du terrain, facilitent le travail et optimisent les intrants, mais coûtent cher elles-aussi.
Ces multiples engins réduisent les besoins de main-d'œuvre, mais depuis les canuts de Lyon au moins, on sait que c'est inévitable et souhaitable. Seule l'amélioration de la productivité dans les activités où c'est faisable permet de créer par ailleurs des millions d'emplois. C'est grâce aux progrès dans ces secteurs, qu'il a été possible depuis quarante ans de doubler le niveau de vie de tous, y compris celui des personnes dont la productivité ne progresse pas, sans doute pour des raisons valables (ex. coiffeurs, enseignants).
Guy, en chômage partiel permanent
Guy a 40 ans et exploite 150 hectares de grande culture dans le centre de la France. Il a repris les 100 hectares de ses parents et en loue 50 autres. Avec l'augmentation du cours des céréales, il vit correctement. Une centaine d'hectares supplémentaires, en location, lui ont été refusés par le Contrôle des structures, et cinquante autres hectares, en toute propriété, par la SAFER. Il se sent pourtant capable de faire beaucoup plus et mieux. Par exemple exploiter des centaines d'hectares ou diriger plusieurs exploitations. Dans une économie mondialisée, il recruterait un spécialiste de la vente à terme de sa production, un autre pour gérer son parc de machines, et un agronome pour l'amélioration de ses techniques de production. Un parcours classique où les plus entreprenants et les plus expérimentés font faire au lieu de faire eux-mêmes, au bénéfice de tous.
En obtenant 100 hectares de plus, Guy aurait peut-être empêché un autre agriculteur de s'installer. Cela aurait-il réduit la quantité d'emplois en France ? Non, les politiques de partage du travail (35 heures, retraites à 60 ans, pré-retraites) ont été massivement utilisées en France depuis 40 ans dans les enteprises et les administrations, et ont montré leur nocivité. C'est aussi le cas en agriculture : empêcher Guy de mettre en œuvre toutes ses capacités, réduit la performance et la compétitivité de notre pays, et provoque une augmentation du chômage.
Des secteurs économiques modèles
Dans d'autres secteurs, des entreprises ont exploré avec succès des structures très différentes de leur modèle initial. Par exemple les boulangeries et les restaurants. L'artisan boulanger était l'archétype de l'entreprise familiale au modèle « agricole » où le mari était au fournil et son épouse au magasin. Face aux nouveaux besoins des clients et à la concurrence des supermarchés, des ateliers de pain précuit ou des simples points de vente, certains artisans se sont lancés dans une quasi restauration rapide, d'autres dans des chaines de magasins (certaines mondiales, d'autres régionales comptant quelques magasins ou quelques dizaines de magasins) et d'autres encore dans la spécialité de la boulangerie de luxe.
Boulangerie Paul- 1889 : 1 boulangerie
- 1952 : 2 boulangeries
- 1972 : un vingtaine de boulangeries
- 1985 : début à l'international
- 2011 : présente dans 20 pays
Au total cette profession offre aux clients une gamme complète de produits et de services, qui a abouti à étendre considérablement un marché qui avait été promis à la décroissance. Symétriquement, elle offre aux salariés et aux entrepreneurs toute une panoplie de professions. À côté des métiers traditionnels, des postes de marketing, d'acheteurs, de managers, d'ingénieurs, de juristes, de qualiticiens ont été créés en France et à l'étranger, des débouchés passionnants pour les jeunes Français bien formés et entreprenants.
Rien de toutes ces aventures n'aurait pu se développer si une corporation, des syndicats et des politiques avaient décidé que « pour protéger l'emploi et la cadre auquel nous sommes attachés », il aurait été interdit de vendre autre chose que du pain, ou de posséder plus d'une boulangerie. Sur une échelle encore plus vaste et plus variée, la restauration présente, toutes les caractéristiques de l'évolution des boulangeries. Des grands chefs dirigent des restaurants aux quatre coins du monde ; des entrepreneurs souvent familiaux gèrent des chaines de dizaines ou de centaines de restaurants ; mais des artisans continuent à travailler dans leur quartier.
L'agriculture aussi
Avec la mondialisation, l'agriculture devrait offrir, à ceux qui le souhaitent et en ont la capacité, des opportunités comparables à celles des autres secteurs. Les viticulteurs le savent depuis longtemps ; un secteur où cohabitent des artisans viticulteurs qui visent un marché de niches, local et de qualité, avec de véritables multinationales françaises exploitant des vignobles en France et à l'étranger. Le cas de Bernard Magrez et de ses 40 vignobles dans huit pays sur trois continents est emblématique d'une réussite spectaculaire. Dans d'autres secteurs, les agriculteurs étaient souvent plus concentrés sur la production que sur la vente. Cela a changé, et céréaliers, betteraviers, producteurs de lait ou éleveurs de porcs et de bovins doivent tenir compte de la météo aux quatre coins du globe, de la demande des consommateurs du monde, et des cours du pétrole, des engrais et de celui de leurs produits. Une diversité de rôles qui nécessite des compétences variées et donc souvent des exploitations de plus grande taille. Ce qui ne devrait pas les empêcher de conserver une structure d'exploitation à capitalisme familial.
Écouter l'éditorial de Catherine Nay
Une politique de retardement
Malgré tous les obstacles mis par de nombreux responsables politiques et syndicaux, certains agriculteurs-entrepreneurs arrivent à développer de remarquables entreprises agricoles. Mais tous témoignent des difficultés qu'ils ont rencontrées. Dans leur profession d'agriculteur bien sûr, mais surtout dans leur combat contre les bureaucraties qui travaillent à les empêcher de progresser : contrôles de l'achat de terres agricoles, de la taille des élevages, des structures, des normes.
La diversité est un atout de l'agriculture française, et il est nécessaire que tous les types de projets ayant un réel potentiel aient la possibilité de se développer. En 2014, les plus contraints sont curieusement ceux qui risqueraient de réussir trop brillamment. Est-ce ainsi que notre économie va se redresser ?
[1] Il s'agit bien du chiffre d'affaires, pas du bénéfice ou du revenu des agriculteurs
[2] Source SAF : colloque du 24 mars 2014 et mensuel Agriculteurs de France de février 2014.
[3] La Surface Minimum d'Installation est complétée désormais par la notion d'Unité de Référence sans changer la philosophie du système.