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Urgence sanitaire et libertés publiques : la France, cancre de l’Europe ?

La France serait-elle devenue le pays européen numéro un en matière de restrictions liées au plan d’urgence sanitaire ? De nombreuses voix s’élèvent contre les mesures unilatérales et peu concertées qui touchent tous nos concitoyens. Certes, la situation est exceptionnelle, gravissime. Certes, notre pays est sous le feu du virus, des attentats, de l’économie qui s’effondre, du chômage dont la courbe va dangereusement monter. Mais est-ce une raison pour donner les pleins pouvoirs à notre gouvernement pour des mois et des mois sans contre-pouvoirs comme il le demande par la prorogation de l’urgence sanitaire ?

Cette tribune a été publiée dans les pages du Nouvel Obs, le 5 novembre 2020.

Cette nouvelle loi d’urgence sanitaire habilitera[it] le gouvernement à prendre par ordonnance toutes dispositions de restrictions des libertés publiques jugées nécessaires avec effet jusqu’au 16 février 2021, voire au 1er avril 2021. En parallèle, le gouvernement travaille comme il l’annonce, sur une nouvelle législation, afin de créer un dispositif pérenne de gestion des crises sanitaires et épidémiques. Ce dispositif prendrait le relais au-delà du 1er avril 2021 et lui permettrait de restreindre les libertés publiques encore plus facilement.

Cela permettrait au gouvernement, à tout moment, de proposer des contraintes des libertés publiques non plus à titre exceptionnel mais de droit commun pour cause de crise sans même passer par la case Parlement, sans concertation ni avec les territoires ni avec les partenaires sociaux… C’est là où le bât blesse. Ce manque de concertation actuel et à venir est excessif, d’autant qu’il existe d’autres voies plus démocratiques et moins coercitives en Europe pour faire adopter et respecter les mesures sanitaires.

Si on fait un tour d’Europe des modalités de décision, notre gouvernement est, de loin, celui qui est le plus unilatéral dans l’édiction des normes sanitaires. En Italie, ce sont les décrets signés par le gouvernement et les présidents des régions qui décident des restrictions sanitaires, après un vote favorable des deux chambres du Parlement. Outre-Rhin, l’exécutif peut légiférer par ordonnances durant la pandémie et ce, jusqu’en mars 2021 prochain. Mais les décisions sanitaires sont prises entre la chancelière et les chefs des gouvernements des Länder. Une discussion se déroulera d’ailleurs dans quelques jours au Bundestag avec les députés pour revoir les conditions de publication des ordonnances. Au Royaume-Uni, les décisions du Premier ministre et de son gouvernement sont d’application directe mais soumises à un vote des députés sous 28 jours et le Parlement est sollicité pour approbation de toute modification majeure.

S’agissant du contenu maintenant, la loi d’urgence permet à notre gouvernement d’imposer à l’occasion de ce second confinement des restrictions à la population qui n’existent pas ailleurs tout en disant que tous les pays prennent des mesures. Mais à y regarder de plus près, là encore, on voit que :

À ce jour, selon les données disponibles, la France est le pays européen qui confine de la manière la plus stricte l’ensemble de son territoire. Pas de restriction de déplacement à ce jour en Allemagne, ni en Espagne, restriction de déplacement en Italie seulement entre les régions… la France est le seul pays aussi à imposer une attestation dérogatoire de déplacement à ses citoyens. L’Italie l’avait appliquée lors du premier confinement, mais ne l’a pas réactivée. La France est aussi seul pays d’Europe à avoir autant limité la liberté de circuler dans l’espace (1 km pour des sorties récréatives, contre 5 km en Irlande) et dans le temps (1 heure au maximum), sans distinguer en fonction de la densité de peuplement (espaces ruraux ou urbains etc.) ou sur critères géographiques.

Par ailleurs, il faut le souligner aussi, notre pays impose plus le télétravail que ses voisins. La règle n’est pas 5 jours sur 5 « obligatoire » mais « dès que possible » en Allemagne, Italie, Espagne ou Irlande… (sauf au Royaume-Uni).

Pour les commerces, en Allemagne, ceux de gros et de détail restent globalement ouverts. En Espagne, ils doivent fermer à 22 heures, les librairies restent ouvertes en Belgique, les commerces sont ouverts au Portugal. Ainsi que les bars et restaurants, comme en Espagne ou en Suisse, avec des horaires restreints. La plupart des autres Etats privilégient, plutôt qu’un re-confinement strict des couvre-feux.

La France est avec la Belgique le seul pays qui empêche les supermarchés de vendre des produits non essentiels dans les grandes surfaces. Il n’est pas possible de rentrer dans tous les détails par Etat mais une chose est certaine : les mesures de restrictions des libertés publiques sont globalement plus souples chez nos partenaires car le dialogue est permanent dans les pays européens qui nous entourent entre le gouvernement, le Parlement, parfois les Parlements et/ou gouvernements territoriaux – que les pays soient fédéraux, unitaires régionalisés ou unitaires stricts.

Du côté de la démocratie parlementaire, force est de constater aussi que, parmi les pays d’Europe la France a le mode de fonctionnement du Parlement le plus dégradé avec des effectifs divisés par deux tandis que nos voisins se contentent pour la plupart de la distanciation et du port du masque dans l’Hémicycle afin de préserver au maximum le travail parlementaire. Les élus suisses font d’ailleurs une exception notable en la matière puisque les rassemblements et manifestations sont interdits, à l’exception des assemblées parlementaires et communales. La démocratie ne doit pas être « confinée ». Ce danger nous guetterait-il ? Il faut à tout prix sortir de ce piège liberticide.

A ce propos, le Sénat veut limiter à juste titre la durée de l’état d’urgence à fin janvier. Cas particulièrement édifiant : les députés de gauche et de droite se sont rassemblés, cette semaine, pour voter des amendements limitant l’urgence sanitaire – et donc les pleins pouvoirs du gouvernement – à la mi-décembre 2020. Les députés de la majorité n’étant pas assez nombreux dans l’Hémicycle, le gouvernement s’est fait battre. Mais, logiquement, ces amendements n’obtiendront pas en dernier recours la majorité et le gouvernement va tout faire pour imposer sa date de mi-février.

Il est des sonnettes d’alarme que l’on doit entendre : l’urgence sanitaire ne peut être décidée sans fin et sans contrôle parlementaire ou territorial. Il est impératif d’associer les représentants de la nation et des collectivités territoriales régulièrement. Ce sont eux qui sont au plus près du terrain et qui peuvent moduler les décisions en fonction de chaque situation locale.

Nos parlementaires devraient être associés par un vote mensuel sur les décisions de restriction sanitaire sans chèque en blanc pour plusieurs mois. Pour que des mesures sévères soient appliquées, il faut pouvoir les comprendre et pouvoir les évaluer de manière indépendante. En vertu de cela, toutes les données sanitaires brutes nationales et locales doivent être consultables par les élus et par les citoyens bien au-delà des livraisons de Santé publique France. Pourquoi ne connait-on pas le nombre de personnes actuellement hospitalisées dans des lits de réanimation ? Pourquoi mélange-t-on dans les statistiques les lits de réanimation, les lits de soins intensifs et les lits de surveillance continue ?

Consulter les chefs de partis à la veille des annonces ne suffit plus et ne peut satisfaire nos concitoyens. L’ultra-centralisation du pouvoir sans pareille en Europe du point de vue des décisions de restriction de nos libertés publiques, sans association systématique du Parlement et des élus des collectivités, s’inscrit insidieusement sur une pente dangereuse.