Qantas : la méthode australienne contre les grèves
Qantas, l'homologue australien d'Air France, vit une période de conflits comme notre compagnie nationale. Depuis plusieurs semaines, elle subit les conséquences d'une grève du zèle de ses employés qui réclament des augmentations de salaires. Rien que de très classique. Ce qui l'est moins, c'est la façon dont la loi australienne permet de mettre fin à ce type de conflit, et dont la France devrait pouvoir s'inspirer avec bénéfice si la conception constitutionnelle de l'intérêt général n'était pas si restreinte.
Rappel des faits. Excédée par ce conflit rampant qui a déjà fait perdre l'équivalent de plus de 50 millions de dollars à la compagnie, Qantas déclare subitement, samedi 29 octobre, le lock-out de l'entreprise, clouant au sol l'intégralité de ses vols dans le monde entier (à partir de 22 aéroports, environ 600 vols) et leurs 70.000 passagers. Le gouvernement australien réagit immédiatement en saisissant Fair Work Australia, le tribunal dont nous allons parler, lequel, non moins immédiatement et dès le lendemain (mais après une audience de 14 heures consécutive !), interdit à la fois le lock-out et la poursuite de la grève et ordonne la reprise des vols, tout en donnant 21 jours aux parties en litige, direction et syndicats, pour résoudre leur différend, faute de quoi une décision serait prise par le tribunal, qui lierait les parties pour une période maximum de trois années [1]. Nous sommes actuellement dans cette période de 21 jours, et en attendant les vols ont repris.
Qu'est-ce que Fair Work Australia (« FWA ») ? C'est un tribunal arbitral, dont la création remonte au Fair Work Act de 2009, spécialisé dans la résolution des conflits du travail. Pour commencer, il faut indiquer que la loi australienne oblige les signataires d'un accord d'entreprise à prévoir une méthode de résolution des litiges issus du travail, méthode qui peut être la soumission à la procédure prévue par le Fair Work Act. Dans ce cas, le FWA est investi de pouvoirs légaux, et notamment de médiations ou conciliations obligatoires, avec la possibilité de donner des injonctions, dont celle d'impartir aux parties un délai, généralement de 21 jours, pour s'entendre, faute de quoi le FWA peut prendre des décisions directement exécutoires. Les membres du FWA sont nommés par l'État, et il s'agit d'une juridiction originale qui tient le milieu entre une commission d'arbitrage (puisque les parties se soumettent par avance à sa compétence en cas de litige en signant une « clause compromissoire ») et un tribunal de droit commun (puisqu'il est investi directement de pouvoirs coercitifs et qu'il peut être saisi par le gouvernement).
Un enseignement pour la France ?
Voici une institution intelligente, qui n'est d'ailleurs que la continuation améliorée d'une institution bien antérieure. Quoi de plus normal que de donner compétence à une juridiction indépendante pour arbitrer un litige opposant les bénéficiaires du droit de grève, les tenants de l'intérêt général (l'État) et ceux de l'entreprise ? Un premier avantage évident réside dans la représentation nécessairement unique des salariés, ce qui évite la paralysie due aux disputes et rivalités entre syndicats, dont on a trop l'expérience en France. Quant à la méthode de résolution du litige, elle assure une balance égale entre les intérêts en présence.
Une transposition de cette procédure en France serait-elle imaginable ? Tout d'abord, il est parfaitement clair que l'arsenal juridique français actuel est impuissant. Le service minimum ne concerne que les transports terrestres et n'est pas contraignant, non plus que les dispositions sur la prévention des conflits par la conciliation, le droit de réquisition ne joue que dans des cas très limités et suppose une procédure compliquée commençant par un décret du pouvoir exécutif sujet à annulation, et les tribunaux n'ont simplement pas le pouvoir de mettre fin à une grève, sauf à la déclarer illégale, ce qui n'arrive jamais tant les conditions de légalité sont faciles à réunir (il suffit d'être en présence de revendications professionnelles, portant par exemple officiellement sur les salaires). C'est qu'en France le droit de grève tend à être considéré comme un droit absolu devant lequel tous les autres doivent s'incliner. Il n'est qu'à voir les difficultés posées par la loi de 2007, bien modeste, sur le service minimum et les exceptions d'inconstitutionnalité soulevées par la Gauche à l'égard de dispositions qui n'avaient pour objet que d'aménager l'exercice du droit de grève sans jamais le remettre en question.
Citons un motif principal de la décision du Conseil constitutionnel ayant validé la loi d'août 2007 sur le service minimum : « Considérant qu'aux termes du septième alinéa du Préambule de 1946 : « Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent » ; qu'en édictant cette disposition, les constituants ont entendu marquer que le droit de grève est un principe de valeur constitutionnelle mais qu'il a des limites, et ont habilité le législateur à tracer celles-ci en opérant la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte ; que, notamment en ce qui concerne les services publics, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du législateur d'apporter à ce droit les limitations nécessaires en vue d'assurer la continuité du service public qui, tout comme le droit de grève, a le caractère d'un principe de valeur constitutionnelle. »
A priori, ce motif reconnaît que le droit de grève n'est pas absolu, et qu'il rencontre ses limites lorsqu'il porte atteinte à la « sauvegarde de l'intérêt général », notamment à propos du principe de « continuité du service public ». Hélas, cette conciliation ne va jamais jusqu'à donner à quiconque, législateur ou juge, le droit d'interdire une grève ou d'y mettre fin lorsque des services simplement essentiels comme les transports aériens (qui ne sont pas d'ailleurs des services publics au sens légal ) sont concernés. Il semble bien que la loi ne puisse jamais mettre en cause le principe de la grève, mais seulement procéder à de simples aménagements. Quelques lignes plus loin, le Conseil constitutionnel, à propos des mesures de prévention, déclare en effet : « Considérant que l'article 6 ne fait que prévoir la possibilité et les conditions d'organisation d'une consultation sur la poursuite de la grève… qu'en outre, le législateur ayant expressément indiqué que le résultat de la consultation « n'affecte pas l'exercice du droit de grève », ce résultat ne conditionne pas la poursuite ou l'interruption du conflit ».
On mesure ici la distance qui sépare la conception anglo-saxonne de l'intérêt général, de nature objective et économique, de la conception administrativiste et restreinte de la France, selon laquelle le droit de grève, droit constitutionnel, ne saurait plier que devant des considérations fortement impératives. On l'a vu pour la dernière fois dans la décision du Conseil d'État rendue en 2009 à propos de la réquisition d'une certaine partie du personnel d'une centrale nucléaire, réquisition ordonnée au motif d'ordre public d'éviter des « bouleversements graves dans l'approvisionnement énergétique du pays ». Et encore cette décision a-t-elle suscité des réserves…
La France est un des pays qui, traditionnellement, admet le plus difficilement les restrictions au droit de grève. Il serait temps que le Conseil constitutionnel (pour les lois) et le Conseil d'État (pour les actes du pouvoir exécutif) veuillent bien considérer que les limites au droit de grève ne se bornent pas à empêcher les troubles à l'ordre public, mais s'imposent lorsqu'est en cause l'intérêt général de la France, qui sans nul doute comprend les intérêts économiques essentiels du pays, même en l'absence de tels troubles. Une évolution n'étant jamais impossible, peut-être serait-il bon de donner l'occasion au Conseil constitutionnel de se prononcer de nouveau ?
[1] Le tribunal avait la possibilité, soit de suspendre la grève pour une durée maximale de 120 jours, soit d'y mettre fin. Il explique avoir fait ce second choix en raison des dommages à l'économie du tourisme et de la nécessité de rassurer les futurs clients de la compagnie aérienne quant à une non reprise de la grève.