L'Europe, le bouclier fiscal et la France
En envoyant un « coup de semonce » sous la forme d'un avis motivé à la France concernant sa législation relative au bouclier fiscal et au plafonnement de l'ISF, la Commission européenne plaide pour l'égalité de traitement fiscal entre les citoyens de l'Union au regard du principe de la liberté d'établissement. Elle relève en effet que la France a adopté deux dispositions qui en la matière, conduisent à défavoriser les non-résidents fiscaux (voir encadré) au profit de ses résidents, deux dispositions par conséquent contraires au principe de libre circulation des individus et des travailleurs (au sens des articles 21, 45 et 49 du Traité sur le fonctionnement de l'UE) : en effet les non-résidents sont par essence exclus des plafonnements constitués par le bouclier fiscal à 50% et par le plafonnement « Rocard » de l'ISF à 85%. Par ailleurs, l'avis reproche au bouclier de ne considérer que les revenus imposés de source française pour son calcul, portant ainsi atteinte au principe de libre circulation des capitaux, en favorisant de fait les revenus fiscalisés en France au détriment des autres types de revenus. Que penser de cette prise de position communautaire ? Signe-t-elle l'arrêt de mort du bouclier fiscal ?
1) Définition d'un non résident :
La définition du non-résident repose d'abord sur sa domiciliation fiscale dans un pays étranger. Pour ce faire, il faut que quatre critères négatifs soient réunis :
ne pas avoir son foyer en France (au sens de sa famille),
ne pas avoir son lieu de séjour principal en France (moins de 183 jours en France/ou règle du prorata temporis),
ne pas exercer d'activité professionnelle en France (sauf accessoire),
ne pas avoir en France le centre de ses activités économiques (principaux investissements, siège de ses affaires).
2) Deux catégories de non résidents :
Dès lors, deux cas de figure sont possibles pour les contribuables non domiciliés en France et auxquels la France accorde le statut de non-résident :
Soit les contribuables non-résidents disposent de revenus de source française mais pas d'une habitation en France, ils seront assujettis à l'impôt français, calculé avec application du barème progressif et du quotient familial
Soit les contribuables non-résidents possèdent une habitation secondaire en France auquel cas :
a. Soit ils ne disposent d'aucun revenu de source française, et ils peuvent demander l'imposition au forfait (3 fois la valeur locative de l'habitation)
b. Soit ils disposent également de revenus de source française et en ce cas ils sont imposés dessus sauf si ces revenus sont moins élevés que la base forfaitaire
c. Ils doivent également payer l'ISF sur la valeur de leur patrimoine en France si celui-ci excède 790.000 € (essentiellement immobilier puisque les placements financiers des non-résidents sont généralement exonérés ou au taux forfaitaire de 20% (pour un citoyen français)) en y incluant les participations dans des sociétés immobilières (avec en cas d'opacité, une taxe annuelle de 3% pour forcer à la révélation des identités)
On peut donc en conclure que les non-résidents sont imposés en France à raison de leurs revenus et de leur patrimoine (essentiellement immobilier) de source française. Ceci étant modulable en fonction des conventions de double imposition contractées avec les pays de domiciliation fiscale.
3) Le cas des travailleurs frontaliers :
Le cas des travailleurs frontaliers est quelque peu différent puisque s'ils viennent de l'étranger, ils seront imposés dans leur lieu de résidence (donc dans le pays européen considéré), encore faut-il qu'ils habitent dans la « zone frontalière » (généralement une bande de 20 km hors de la frontière). Ils peuvent néanmoins se retrouver dans le cas d'un non-résident classique en cas de détention d'un patrimoine foncier dans le pays frontalier.
1) Un raisonnement européen simple mais aux conséquences financières insupportables
Pour la Commission, la qualité de résident ou de non-résident ne doit pas avoir d'incidence sur l'utilisation que peut faire le redevable du bouclier ou du plafonnement « Rocard » à 85% de l'ISF [1]. Ainsi, le bouclier fiscal doit pouvoir s'appliquer à raison des impôts directs payés par ce dernier, lorsque ceux-ci dépassent 50% de ses revenus. Or la Commission relève à juste titre que le bouclier en exclut par principe les non-résidents français quand bien même ces derniers percevraient « l'essentiel de leurs revenus en France » et qu'ils « [seraient] imposables à titre principal en France ». Ceci doit donc viser selon notre analyse, deux catégories de contribuables particuliers [2] :
Tout d'abord, ultra-majoritairement les expatriés français (et singulièrement les évadés fiscaux) qui continuent à percevoir des revenus de sources françaises tout en résidant à l'étranger (revenus fonciers et traitements et salaires essentiellement car les revenus mobiliers sont exonérés ou frappés d'un taux forfaitaire de 20%) ou continuent de posséder une habitation secondaire en France. Si le patrimoine conservé en France est supérieur à 790.000 € ils seront assujettis à l'ISF et ne pourront pas effectivement plafonner leurs revenus. Ainsi par exemple un expatrié français en Belgique au patrimoine demeurant en France de 2,53 millions d'€ devra payer 16.395 € d'ISF/an pour son patrimoine immobilier français (les placements sont généralement exonérés). Mais comme hors ISF et hors prélèvements sociaux l'imposition de source française dépassera très rarement 50% des revenus appréhendés, surtout pour un non-résident français domicilié dans un autre pays de l'UE, le cas de figure sera plutôt réalisé pour un expatrié inactif, un retraité.
D'autre part des travailleurs frontaliers. Ces derniers par définition sont également des non-résidents (ils sont domiciliés dans un pays étranger et généralement citoyens de ce pays). Ils perçoivent bien « l'essentiel de leurs revenus en France » mais ils ne sont pas généralement « imposables à titre principal en France. » Cependant ils peuvent posséder une résidence secondaire en France, donc un patrimoine justiciable de l'ISF et des taxes locales (ou bénéficier du forfait).
La Commission propose donc rien moins que d'étendre le bénéfice de la condition de résidence fiscale en France à celle de résidence fiscale dans un pays de l'Union européenne, afin de faire jouer des dispositifs de plafonnement d'imposition (50% et 85%). Toute condition de domiciliation fiscale trop étroite étant considérée comme un frein au principe de libre circulation des individus au sein de l'UE [3].
Indirectement, une telle approche pourrait d'ailleurs s'appliquer par extension à tout une série de dispositifs particuliers qui reposent spécifiquement sur la condition de domiciliation tels que certains produits d'épargne : PEA (Plan d'épargne en actions), livret de développement durable (ex-Codevi), livret d'épargne populaire (qui doivent actuellement être clôturés lorsqu'un résident devient non-résident) [4].
Par ailleurs, pour Bruxelles, le bouclier fiscal se trouve en contravention par rapport aux principes communautaires parce que seuls sont pris en considération pour le déclenchement du bouclier, les impôts payés en France. Ainsi la Commission invite à dépasser la situation fiscale du contribuable au regard des obligations fiscales françaises pour imposer à Bercy d'apprécier la situation fiscale du contribuable au niveau européen dans son ensemble et autoriser le déclenchement du bouclier à raison de la pression fiscale réellement subie par l'assujetti, peu importe au demeurant que l'impôt de source française n'en constitue qu'une faible proportion [5].
On l'aura compris, appliqué à la lettre, cet avis pourrait avoir des conséquences douloureuses sur le plan des recettes fiscales, du moins « potentiellement », par une extension inconsidérée des mécanismes de plafonnement et constituer sur le plan politique, des situations choquantes au niveau des principes avec des restitutions d'impôts en direction d'exilés fiscaux ou d'autres citoyens de l'UE à revenus moyens mais qui possèdent des résidences secondaires en France… Mais indirectement, la Commission nous montre également l'archaïsme et les effets délétères de l'ISF sur le plan européen en cherchant à éliminer ces « frottements fiscaux ». Effets d'autant plus négatifs que nous sommes maintenant le seul pays de l'UE à conserver un tel impôt sur la fortune.
Assez naturellement l'ensemble des commentateurs s'attachent donc à penser que la Commission porte de la sorte un coup fatal au bouclier en cherchant l'élargissement démesuré et potentiellement très coûteux de son dispositif à l'échelle européenne. Il faudrait dire que le plafonnement de l'ISF ne sort pas non plus indemne, alors même qu'un déplafonnement total de l'ISF ne peut pas être envisagé. Il serait donc tout aussi menacé que le bouclier.
Or une autre approche est possible qui concilierait les exigences communautaires avec la consolidation de la législation actuelle à moindre coût pour nos finances publiques, l'introduction d'un forfait d'imposition des non-résidents.
2) Régler le fond du problème en créant un forfait pour les non-résidents
Si la position de la Commission européenne est intenable pour les pouvoirs publics français, il faut néanmoins chercher à comprendre ce qu'elle a à nous dire. Or que remarque-t-on ? Que le législateur français a volontairement exclu des dispositifs de plafonnement les non-résidents. Une mesure à l'époque de bon sens pour ne pas donner une prime supplémentaire à l'expatriation… mais qui laisse prise inversement au caractère discriminatoire des dispositions incriminées… au regard du droit européen. D'où l'idée de proposer un dispositif spécifique pour les non-résidents.
Tout d'abord en proposant la mise en place d'un « bouclier non-résident » sous la forme d'une imposition désormais au forfait des non-résidents à hauteur de 50% de leurs impôts directs payés de source française [6]. Cette mesure réconcilierait la nécessité du bouclier fiscal et son cantonnement. Elle pourrait s'appuyer sur un précédent, l'existence actuelle d'un forfait représentant 3 fois la valeur locative des immeubles détenus en décidant d'y inclure l'ISF et de l'étendre également aux autres revenus fonciers et aux revenus de capitaux mobiliers de source française (exonérés frappés à taux unique).
Latéralement, permettre d'étendre la prise en compte des revenus et de la fiscalité payée par les résidents français à l'étranger dans la computation du bouclier fiscal devrait être neutre du point de vue budgétaire car l'on sait que par principe la mondialité de l'imposition sur le revenu en France implique que l'impôt payé à l'étranger ouvre droit à un crédit ou une réduction d'impôt en France à due concurrence, ce dont disposent la plupart des conventions de double imposition passées par la France (il y en a actuellement 118). Or cette déduction d'impôt réduit d'autant le déclenchement du bouclier [7]…
L'amendement Cahuzac d'imposition spéciale des Français à l'étranger, la vraie fausse bonne idéeLe président de la Commission des finances de l'Assemblée nationale Jérôme Cahuzac, a proposé dans un récent amendement à la loi de finances pour 2011, la constitution d'une contribution de solidarité nationale frappant spécifiquement les non-résidents français à hauteur de 5% pour les ressortissants percevant plus de 200.000 € de revenus annuels, si le total de la pression fiscale subie était inférieur à celle existant en France à l'image du World Wilde Income américain. Outre sa nature en l'état contraire au droit communautaire, il aurait été tentant d'imaginer que c'est l'introduction d'une telle mesure conditionnelle qui aurait pu justifier l'extension complète du bouclier fiscal français à l'échelle européenne. En effet, dans la mesure où celle-ci se serait appliquée après reconstitution du revenu global de l'individu assujetti à la fiscalité locale supposée plus légère, il aurait alors été possible réversiblement de demander dans le cas contraire le bénéfice du bouclier en justifiant précisément du caractère discriminatoire de l'imposition au regard du même principe invoqué par la Commission européenne dans son avis, celui de libre circulation des personnes et des travailleurs au sein de l'UE. Par ailleurs, comme on l'a vu dans les derniers évènements de l'affaire UBS en Suisse, l'application du World Wide Income a précipité les demandes de changement de nationalité pour les non-résidents américains. Autant d'effet pervers qui devraient condamner cette proposition aux oubliettes de l'histoire fiscale.
[1] Il limite à 85% des revenus nets imposables du foyer fiscal de l'année précédente, la somme formée par l'IR et l'ISF. En vérité le dispositif est un peu plus compliqué : on y ajoute également la CSG et la CRDS, mais cela concerne l'ensemble des impôts visés payés en France et à l'étranger. Voir l'article 885 V bis. Le dispositif étant corrigé par le déplafonnement du plafonnement Juppé de 1995. En matière d'ISF, l'avis motivé de la Commission est en partie le même que pour le bouclier fiscal : il sanctionne la réserve du bénéfice du plafonnement Rocard (qui limite à 85% des revenus nets imposables du foyer fiscal de l'année précédente, la somme formée par l'IR et l'ISF), aux seuls résidents fiscaux français à compter du 1er janvier de l'année en cours alors que ce plafond prend par ailleurs en compte l'ensemble des impôts payés en France et à l'étranger « au titre des revenus et produits de l'année précédente ». Là encore, il s'agit d'ouvrir la mesure à l'ensemble des contribuables domiciliés dans l'UE.
[2] peu importe à vrai dire que le montant de leurs revenus français soit ou non supérieur à celui généré par leurs revenus de sources étrangères.
[3] Et ce nonobstant l'interférence éventuelle de convention d'évictions des doubles impositions et d'entraide administrative au sein même de l'Union, qui pourraient proposer des arrangements fiscaux susceptibles d'éviter le déclenchement du bouclier. A fortiori de l'ISF.
[4] Sans pour autant ouvrir l'ensemble de ses produits privilégiés d'épargne à l'ensemble des non-résidents français de l'UE. La condition initiale de domiciliation semble devoir être préservée mais pourrait se maintenir en cas de départ du territoire français.
[5] Plus précisément, la Commission européenne effectue un raisonnement en deux temps nous semble-t-il : d'une part la Commission reconnaît que l'obligation de ne prendre en considération que les impôts payés en France, pour le calcul du bouclier (et en particulier s'agissant de la fiscalité des dividendes), constitue une entrave à la liberté de circulation des capitaux (article 63 du Traité) conduisant à encourager pour les résidents français la détention de titres taxés en France. Ces derniers sont privilégiés fiscalement car intégrés dans le calcul du bouclier fiscal, contrairement à la détention de titres étrangers qui en sont jusqu'à présent exclus. D'autre part, s'agissant cette fois-ci des non-résidents, la Commission tirant les conséquences de sa proposition d'extension de la domiciliation à l'ensemble de l'UE, considère que la prise en compte des seules impositions de source française pour déclencher le bouclier fiscal reviendrait à favoriser de façon encore plus abusive la détention de titres français par rapport aux autres titres européens.
[6] s'ils étaient fiscalisés au taux national en tant que résidents, méthode plus simple, évidemment évaluée hors CSG/CRDS et comprenant de facto le montant de l'imposition du patrimoine virtuel actuellement soumis à l'ISF. Exception faite des non-résidents sans aucun revenu de source française. Dans ce cas, ils seraient virtuellement frappés par l'ISF et les taxes locales, on pourrait concevoir un aménagement de la situation actuelle avec un "forfait patrimoine/foncier non résident", forfait évalué à 7 fois la valeur locative comme l'actuel ISF Suisse (en cas d'assujettissement à l'ISF, sinon 3 fois la valeur locative comme dans la situation actuelle), dans la limite du montant constitué par 50% du montant total formé par l'ISF et les taxes locales)
[7] Notons que la prise en compte de l'ensemble des revenus du résident fiscal français pour le déclenchement du bouclier pourrait même se retenir contre lui… en effet, la plupart des revenus financiers étrangers sont faiblement fiscalisés, ils sont donc faiblement déductibles en France sur l'impôt français, mais les revenus eux, seraient également augmentés d'autant dans le calcul du bouclier fiscal !