Le fédéralisme est-il l'avenir de l'Union européenne ?
Les efforts d'union politique sont une vieille histoire. Commencés avec la SDN, née de la guerre des tranchées, ils ont échoué. L'ONU est née d'horreurs encore plus grandes, elle est toujours vivante, mais fait figure de « machin ». L'Europe, après la CECA de 1951, est essentiellement née en 1958 du désir de paix parmi les nations qui la composent, elle a réussi et on a trop tendance à l'oublier. Elle a réalisé l'Union Douanière, puis la libre circulation des personnes, biens, services et capitaux, mais la monnaie unique est arrivée avant la construction politique et sociale sur laquelle elle bute. La crise grecque paraît mettre à peu près tous les observateurs d'accord pour penser que sans une certaine forme de fédéralisme la construction européenne sera stoppée, et en tout cas l'euro disparaîtra. Au pied du mur, quel prix l'Europe devra-t-elle accepter de payer pour passer l'obstacle ?
L'Europe avance à pas très comptés vers un fédéralisme masqué. Premier pas, l'union monétaire réalisée avec l'euro s'est accompagnée en 2005 du Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) qui a exigé le respect des deux critères de limitation du déficit et de la dette publique à respectivement 3% et 60% du PIB. La Commission peut engager une procédure de déficit excessif, avec amende à la clé, en cas de non-respect. Cinq États (Allemagne, Portugal, Grèce, France et Pays-Bas) ont fait l'objet d'une telle procédure, mais aucune sanction n'a été prononcée. On mesure avec le cas de la Grèce l'inutilité de la sanction d'amende prévue…
Second pas, le pacte de convergence et de compétitivité, suivant l'accord intervenu entre l'Allemagne et la France en février 2011, pose en résumé les principes d'inscription d'une règle d'or budgétaire dans les Constitutions nationales, de contrôle de la politique salariale, de la réforme des retraites, et d'harmonisation de l'impôt sur les sociétés.
Et là, déjà, le blocage apparaît. Non seulement dans les États européens qui refusent de se voir dicter unilatéralement des préceptes par le duo allemand et français, mais au sein même de la France, pourtant leader dans cette initiative. Car bien entendu l'appel à la modération salariale et à la réforme des retraites (l'âge de la retraite est fixé à 67 ans en Allemagne) ne peut qu'irriter profondément les syndicats et les fonctionnaires français, dont une partie se bat pour conserver la retraite à 55 ans. Nouveau blocage total quant à la proposition de donner à l'Europe, d'une façon ou d'une autre, une sorte de droit de veto sur l'adoption des budgets nationaux.
Ce type de fédéralisme budgétaire, c'est pourtant très exactement ce qui s'impose à l'heure actuelle à la Grèce, avec les conditions mises par le FMI et l'Europe pour leurs aides financières. Mais, au-delà de l'expression de marques de sympathie – à quoi s'ajoutent certaines réflexions morales sur le thème « elle ne l'a pas volé » - les peuples des autres États ne réagissent guère pour la bonne raison qu'ils ne se sentent pas directement concernés. Cette relative apathie ne préjuge en rien de ce que pourra être la réaction dans les autres États lorsque l'Europe tentera de leur imposer la même perte d'indépendance.
Car finalement les forces centrifuges dominent généralement le monde européen. Sans qu'il y ait besoin d'évoquer les ravages du principe du « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » dans la balkanisation de l'Europe de l'Est, dont la guerre du Kosovo est le meilleur exemple récent, il y a un pays dont l'évolution laisse rêveur. Ce n'est pas n'importe lequel, c'est celui-là même, mitoyen de la France, qui abrite les institutions européennes ! La Belgique est un État fédéral en voie de décomposition, pour ce qui est tout au moins de la répartition des compétences entre État fédéral et régions. On pourra dire que la Belgique n'a jamais été historiquement une nation mais un État artificiellement créé en 1830. Il n'empêche que l'Europe est une création au moins aussi artificielle. Or voici un État belge sans gouvernement fédéral depuis des mois, avec deux communautés qui s'affrontent sur les questions de politique économique et sociale, et une région flamande qui réclame la « défédéralisation » de certaines compétences. Ainsi que l'indique le site Wikipédia, « économiquement prospère, la Flandre souhaite acquérir une meilleure maîtrise des richesses qu'elle produit. Les revendications portent notamment sur une extension de l'autonomie fiscale de la Région flamande, une diminution des transferts financiers entre les régions jugées trop favorables au sud du pays, ainsi que sur l'attribution de nouvelles compétences aux régions ou aux Communautés en matière de politique de l'emploi. Mais c'est certainement la revendication d'une « défédéralisation » d'une partie de la sécurité sociale qui est politiquement la plus explosive, et qui se heurte pour le moment à une fin de non-recevoir absolue du côté francophone ». [1]
On peut donc s'interroger sur les chances réelles du fédéralisme, même limité à la sphère budgétaire, dans une Union Européenne de 500 millions d'habitants où, même à l'intérieur d'un État fédéral existant ne rassemblant pas plus que 11 millions d'habitants, certaines communautés refusent de jouer le jeu de la solidarité et n'aspirent qu'à sortir de leur fédéralisme. Et ce pour des raisons qui sont les mêmes que celles qui opposent Français entre eux ou Français et d'autres nations, et qui tournent généralement autour du modèle social.
Le fédéralisme budgétaire ne pourra certainement pas signifier une augmentation du budget fédéral, actuellement autour de 1% des budgets nationaux. Son application principale est la PAC (Politique agricole commune), mais il serait insupportable pour les nations d'aller plus loin. Le fédéralisme doit cependant au moins pouvoir correspondre à une convergence des modèles, malgré la crispation des acteurs sociaux. Il faut y travailler sans relâche. L'idée de l'Europe a accompli des progrès remarquables en quelques années, ce n'est pas le moment d'abandonner le bébé avec l'eau du bain grec. Les peuples sont aujourd'hui à la croisée des chemins. Une vision à court terme, toujours dangereuse en période électorale, peut suggérer un retour en arrière. Même si le chemin est ardu, nous préférons largement une vision à long terme vers plus d'Europe, qui seule donne une chance à notre Occident de conserver son influence dans le concert des nations. « Ad augusta per angusta » !
[1] Le blocage subsiste car la région francophone oppose un refus total à toute défédéralisation de la Sécurité sociale. Pour le PS belge, ce sujet de la Sécurité sociale est un « tabou » dont il n'est même pas question de discuter. Ce qui n'empêche pas le professeur de droit public Hendrik Vuye, proche du Vlams Belang flamand, de s'exprimer ainsi : « Je peux m'imaginer que le mécanisme de solidarité à plusieurs reste intéressant pour certaines choses, certaines parties de la sécurité sociale ou de la Justice, entre autres. Il faut définir maintenant ce qu'on peut encore bien faire ensemble. Et alors, finançons-le correctement. Le fédéral est déjà sous-financé aujourd'hui. On évitera les conflits avec un État fédéral qui aura nettement moins de compétences qu'aujourd'hui. Mais beaucoup plus fort dans ce qu'il fait…Aujourd'hui, les Flamands formulent énormément de reproches aux francophones. Un fossé existe. Comprenez : si ça dérange les Wallons que tant de Flamands votent à droite, ça dérange tout autant les Flamands que tant de francophones votent à gauche. Les francophones ne doivent pas avoir l'espoir de changer les Flamands. Et inversement. S'envoyer des reproches est stérile. En faisant les choses autrement, nous pouvons ensemble atteindre un très bon niveau de vie. »