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La modulation du salaire minimum selon Angela Merkel, un modèle pour la France ?

Le sujet du salaire minimum agite particulièrement le champ politique allemand alors que débute la période préélectorale qui doit s'achever en septembre prochain. On sait qu'il n'existe pas de salaire minimum légal généralisé en Allemagne, à l'exception de certaines professions (BTP, entretien, peintres en bâtiment), et que les salaires sont autrement décidés entre partenaires sociaux au niveau des branches. Le parti socialiste allemand (SPD) fait actuellement pression pour obtenir une détermination par la loi d'un salaire minimum universel semblable au Smic français. Sa revendication porte sur un salaire horaire de 8,50 euros, mais elle n'a quasiment aucune chance d'aboutir, compte tenu de l'opposition farouche de la chancelière et de sa majorité au Bundesrat. Angela Merkel a récemment justifié sa position en expliquant que « de nombreux pays en Europe ont un taux de chômage bien plus élevé que chez nous, du fait que les salaires et le rendement ne sont pas en rapport ». Quelle est précisément la situation en Allemagne, et peut-on en conclure quelque chose pour la France ?

Le pragmatisme allemand

La situation en Allemagne est complexe. On peut la résumer ainsi.

1. Il n'existe pas en Allemagne de salaire minimum universel fixé par la loi. Au contraire, la conviction y est bien ancrée que les grilles de salaires sont déterminées par les partenaires sociaux, et que l'Etat n'a pas à s'en mêler. La conséquence en est qu'effectivement c'est au niveau des branches que la détermination se fait par négociations (qui peuvent être très dures) entre syndicats et patronat. Ces négociations interviennent périodiquement, généralement pour plusieurs années, et ne sont pas remises en question entre temps. En pratique, les syndicats menacent de faire grève, mais il est rare que la grève soit effective (cependant ces derniers temps on a assisté à une grève chez Lufthansa). Les grilles de salaires sont publiées, et on les trouve notamment sur le site de la fondation Hans Böckler Institute (www.wsi.de). La revue à laquelle cet institut a procédé concerne 49 branches portant sur environ 8,6 millions de salariés, dont 500.000 à temps partiel.

On remarque une assez grande disparité dans les salaires suivant les branches, mais en général, la tranche minimale de ces salaires est assez nettement supérieure, pour une durée de travail hebdomadaire en moyenne de 37,5 heures, au Smic français pour 35 heures (1343 euros mensuels). C'est dans la restauration (1268 euros à l'Ouest), la coiffure (1326 euros), l'agriculture (1397 euros) que cette tranche minimale est la plus basse, et dans les grands secteurs industriels (chimie : 2285 euros, brasserie en Bavière : 2227 euros) qu'elle est la plus haute. D'autre part, il faut considérer que ces accords ne sont en général pas nationaux et qu'ils diffèrent suivant les régions, et globalement entre l'Ouest et l'Est.

2. Toutes les branches ne sont pas couvertes par des accords. Il y a en effet 21 millions de salariés en Allemagne, comparés aux 8,6 millions que nous venons d'évoquer. Les petites entreprises surtout sont peu couvertes par des accords, et aucun salaire minimum ne leur est applicable. Certaines études indiquent que 23% des salariés sont employés à un salaire horaire inférieur à 9,15 euros, et 20% à un salaire inférieur à 8,5 euros. Il faut encore tenir compte des « minijobs » et des « midijobs », mis en place depuis le gouvernement Schröder pour lutter contre le chômage. 3. Enfin, certaines branches sont néanmoins couvertes par des salaires minima légaux (l'équivalent du Smic), mais là encore ce salaire n'est pas universel. A fin 2012, ces salaires concernent un peu plus de 2 millions de salariés selon l'institut, répartis surtout dans les branches de la construction/BTP, la peinture, les soins de santé, les services de veille/sécurité et la gestion des déchets. Le tableau ci-dessous résume les plus importants tarifs (chiffres à fin 2012).

On voit ici l'éventail assez large des salaires minima, et leur relative hauteur. Cela est dû à une particularité, à savoir la volonté de lutter contre la venue sur le marché de travailleurs des ex-pays du bloc soviétique qui travaillent à des conditions de concurrence déloyale. En 1996, pour y remédier, a été introduite la « loi sur les conditions de travail contraignantes pour les services transfrontaliers » (loi AEntG). Cette loi, d'inspiration protectionniste, institue la règle du pays d'accueil, et contraint les travailleurs venant de l'étranger à des conditions identiques, et on vient de le voir élevées, à celles des travailleurs allemands.

Le débat sur le salaire minimum en Allemagne est donc à la fois complexe et à fort enjeu. La demande de syndicats comme Ver.di d'instituer un salaire minimum de 8,5 euros obligerait à augmenter les salaires dans beaucoup de secteurs. Toutefois, les salaires minima couverts par les accords de branche sont maintenant élevés, et supérieurs en général au Smic français. Il en est de même dans les secteurs concernés par la loi AEntG. Un net rattrapage s'est produit ces toutes dernières années. C'est donc là où aucune réglementation ni accord de branche n'est applicable que le problème se pose. Ce que signifie sèchement le discours de la chancelière est qu'il n'est pas question d'instituer un salaire minimum universel, car il entraînerait une forte remontée du chômage dans tous les secteurs où les « salaires et le rendement ne sont pas en rapport ». Autrement dit, l'Allemagne applique au niveau des salaires la même règle pragmatique de flexibilité que celle existant pour les emplois : l'essentiel c'est d'avoir un travail. Le salaire doit donc tenir compte à la fois d'un niveau qui permette aux entreprises de vivre dans le secteur d'activité qui les concerne, et d'autre part des besoins du salarié : on a vu par exemple que les salaires n'ont pas le même niveau à Berlin qu'ailleurs, ni d'un Land à un autre, sans même évoquer la différence entre l'Ouest et l'Est.

L'égalitarisme universel français.

L'effet négatif sur l'emploi français d'un Smic universel n'est à vrai dire plus sérieusement discuté par personne. Il est clairement visé par la chancelière comme étant de ceux qui ne permettent pas de « mettre salaire et rendement en rapport ». Avec 9,43 euros de l'heure en valeur absolue, et 8,52 euros en pouvoir d'achat, le Smic horaire est actuellement le salaire minimum le plus élevé du monde, à la seule exception du Luxembourg. La différence de coût du travail est encore aggravée par la durée légale de 35 heures, en général au moins 10% inférieure à la durée dans les autres pays. Le phénomène d'exclusion du marché du travail est ainsi reconnu par Eric Heyer, directeur adjoint du département analyse de l'OFCE : Le salaire doit correspondre la productivité du salarié. Plus le salaire minimum est élevé, plus les non qualifiés sont exclus du marché du travail. La question est de savoir si on veut résoudre cette équation en formant les moins qualifiés pour que leur productivité soit égale au niveau du salaire minimum, ou si l'on baisse le niveau du salaire minimum.

Eric Heyer commence par dire la même chose qu'Angela Merkel. C'est la conclusion qui surprend. En effet, l'économiste n'évoque que deux possibilités, soit la formation des moins qualifiés, soit la baisse du Smic. Dans le premier cas, il s'agit d'une oeuvre de longue haleine qui ne donnera pas de résultats dans un proche avenir, à supposer d'ailleurs que la France se dote d'un système d'apprentissage performant (ce qui n'est pas le cas alors que le système allemand l'est). Dans le second cas, Eric Heyer, dans la suite son interview, estime que la conjoncture actuelle ne permet en aucun cas de diminuer le pouvoir d'achat des Français, ce qui ne manquerait pas d'aggraver la crise de la demande.

Quelle que soit la valeur de ces arguments, il manque l'énoncé d'une autre solution, qui est celle appliquée par l'Allemagne : celle de la modularité. Le Smic universel est en France un dogme idéologique. Les suggestions de moduler le niveau du Smic sont toujours balayées d'un revers de main par les différents organismes qui se penchent sur le problème, au nom de l'égalité qui doit régner entre les salariés les moins payés. Il n'est même pas question d'introduire des différences territoriales dues aux différences de coût de la vie, comme nous l'avons constaté en Allemagne à propos des salaires versés à Berlin. Cet égalitarisme est absurde, et l'intervention de la chancelière nous le rappelle brutalement. Il est temps que le tabou saute, et que s'initie enfin un débat sur l'universalité du salaire minimum.

Les récentes notes du Conseil d'Analyse Economique (CAE).

Deux notes du 23 avril 2013 du CAE concernent respectivement le sujet de la dynamique des salaires français depuis 2008 et celui de l'emploi des jeunes. [1].

La première, après avoir remarqué que la productivité du travail stagne depuis 2005 tandis que les salaires réels sont toujours en constante augmentation, voit dans ce décalage « une cause majeure de la détérioration de l'emploi, qui semble servir de variable d'ajustement, à défaut des salaires ». L'augmentation du coût horaire nominal est de plus un phénomène spécifique à la France - et à l'Allemagne, mais dans ce dernier pays il fait suite à une longue période de modération salariale à la différence de la France. La note suggère différentes pistes pour remédier à la situation, et note en particulier que les minima sociaux sont nettement moins responsables que les accords de branche lorsqu'ils sont étendus. Les auteurs recommandent que les pouvoirs publics soient plus sélectifs dans l'extension des accords, et incitent davantage les partenaires sociaux à pratique des dérogations.

La seconde note reprend la constatation maintes fois faite, et rappelée par Angela Merkel, que le niveau du salaire minimum est un obstacle à l'emploi : « Une part importante de nos jeunes ne sont pas assez qualifiés pour que leur productivité couvre leur coût horaire, ce qui limite leurs chances d'insertion ». Les auteurs relèvent que, à la différence de l'Allemagne, la France n'avait « pas fait le choix » de créer un Smic pour les jeunes, et se prononce, afin d'inciter à l'embauche de ces jeunes, en faveur d'une diminution des charges salariales.

Il est très regrettable qu'à partir de constats justifiés, les auteurs n'aient pas mis l'accent sur la question du Smic universel. La première note fait l'impasse, en insistant sur la responsabilité des accords de branche, et la seconde, à côté de suggestions sur l'amélioration de la formation, propose de « réduire davantage le coût du travail des jeunes non qualifiés supporté par les employeurs, sans remettre en cause pour autant l'objectif légitime de maintien du pouvoir d'achat. Cela nécessite d'approfondir encore les allégements de cotisations au niveau du salaire minimum, revaloriser sans coup de pouce le niveau du SMIC horaire, tout en augmentant le RSA chapeau ».

Que préconiser ?

Les recommandations du CAE sont tout à fait justifiées. Elles n'ont que le tort d'être insuffisantes. C'est finalement comme si, une fois pour toutes, la possibilité de moduler le Smic avait été écartée en France. Même si la responsabilité des accords de branche peut être invoquée du point de vue de la dynamique des salaires dans le temps, les auteurs paraissent oublier que depuis longtemps le Smic français est, et reste, à un niveau insupportable pour l'emploi. Quant à poursuivre la baisse des charges sociales, c'est certes un bon outil et c'est à quoi le crédit d'impôt compétitivité (CICE) contribue. Mais, ainsi que l'indiquent certaines études, le CICE n'aboutirait à diminuer globalement le coût du travail que de 2,6%. C'est insuffisant. Au niveau du salaire minimum, qui est le sujet de la présente note, on voit qu'à supposer même que l'Allemagne institue un Smic généralisé à hauteur de 8,50 euros, hypothèse par ailleurs très peu vraisemblable, le Smic français, à 9,43 euros, est d'ores et déjà 11% supérieur !

Il faut donc aller plus loin, et dans le cas des bas salaires, mettre en place une triple modulation du Smic, selon l'âge, le secteur et le territoire.

L'emploi est actuellement au cœur des problèmes des Français et des préoccupations du gouvernement. Sans préjudice évidemment des autres réformes, en particulier de celles concernant l'apprentissage et la formation, il est aussi nécessaire de s'adresser au volet « employabilité » des salariés. A-t-on seulement essayé de calculer ce que provoquerait du point de vue de l'emploi une baisse d'au moins 10% du Smic horaire dans les secteurs et territoires qui le nécessiteraient, couplé par exemple à un passage de la durée légale de 35 à 37 heures (sans augmentation immédiate et obligatoire du salaire) ? Le résultat en serait à la fois une baisse du coût du travail à durée de travail égale, sans que, à l'évidence, l'augmentation de deux heures de cette durée puisse être considérée comme une contrainte excessive par les candidats à l'emploi.

En résumé, l'intervention de la Chancelière montre que l'Allemagne ne renoncera pas à son modèle. La modularité des salaires, comme celle du temps de travail, est trop consubstantielle au succès de ce modèle en termes de lutte contre le chômage et de productivité pour qu'on puisse penser que le gouvernement allemand, au moins dans le cadre de la coalition actuelle, veuille le modifier. Des tabous sont à renverser en France, mais il n'y a pas de raison de penser que l'introduction d'une modulation du Smic en France, qui pourrait être couplée avec un retour au moins partiel à la durée légale antérieure, serait insupportable, alors qu'elle enverrait un signal extrêmement important aux employeurs potentiels. Il ne s'agit pas de renoncer complètement à la fixation de salaires minima comme en Allemagne, mais de s'inspirer des facultés de modulation qui y sont rendues possibles.

[1] Dynamique des salaires par temps de crise, Askenazy, Bozio et Garcia-penalosa, et L'emploi des jeunes peu qualifiés en France, Cahuc, Carcillo, et Zimmermann