La Big Society : beaucoup de bruit pour rien ?
Au Royaume-Uni, la « Big Society » a été l'idée phare du leader conservateur David Cameron, puis une fois élue en 2010, de la coalition avec les Libéraux-Démocrates de Nick Clegg. Il s'agit principalement de transférer certaines responsabilités de l'État vers les autorités et associations locales. La théorie sous-jacente est d'habiliter et de doter les citoyens, le secteur bénévole et les entreprises sociales des pouvoirs et des moyens nécessaires pour agir plus profondément au sein de leur communauté. Selon le manifeste de l'accord de coalition, « la Big Society a le potentiel de complètement refondre la relation entre les citoyens et l'État : citoyens dotés de pouvoir ; extension des opportunités individuelles ; communautés venant ensemble pour améliorer les vies de chacun. » [1]
Les points clés de la Big Society sont les trois objectifs généraux qui ont été mis en avant lors des élections :
Donner plus de pouvoirs aux associations locales (local communities) ;
Encourager l'action sociale ;
Ouvrir le service public à la concurrence.
Des réformes concrètes, mais encore très récentes
Nous pouvons relever trois réformes récentes qui vont dans la direction de la Big Society : le Localism Act (2011), le Public Service (Social Value) Act (2012), et la création de la Big Society Capital (2012).
Le Localism Act, voté fin 2011, a pour but d'octroyer davantage de pouvoirs qui étaient précédemment administrés par le gouvernement central aux autorités locales. Symboliquement, la nouvelle loi permet, par exemple, aux autorités locales d'augmenter le taux des impôts locaux au-dessus du maximum fixé par le Parlement seulement si cette augmentation est acceptée par la population par le biais d'un référendum. Les populations locales ont un rôle important à jouer et des responsabilités nouvelles. De nombreuses autres mesures prévues dans cette loi accroissent le pouvoir et les moyens des autorités locales, notamment, par exemple, dans le choix du pourvoyeur de services publics. Il est encore trop tôt pour juger de l'efficience de ces provisions, mais il est certain qu'elles vont dans la direction tracée par la Big Society.
Voté à la mi 2012 avec des soutiens des deux côtés de l'échiquier politique et rentré en vigueur le 31 Janvier 2013, le Public Service (Social Value) Act ouvre de nouvelles opportunités pour des entreprises sociales dans la distribution de services publics. L'idée centrale est que le coût de la distribution du service public ne devrait plus être le facteur principal dans le choix du pourvoyeur. Les autorités locales doivent considérer la dimension sociale et environnementale du projet, quitte à choisir un projet plus onéreux mais avec une valeur sociale plus importante. Selon Sir Stuart Etherington, Directeur Général du National Council for Voluntary Organisations : « Ce petit bijou de loi a le pouvoir de radicalement transformer nos services publics. Elle donne son feu vert à la prise en compte de la valeur ajoutée qu'apportent les charités. (…) Elles sont fréquemment les organisations les plus expertes dans leur domaine et ont les compétences et la volonté pour sincèrement créer de meilleurs services. » Comme pour le Localism Act, il est bien trop tôt pour juger de son efficacité et de son impact réel sur le terrain.
La dernière grande mesure concrète derrière le concept de la Big Society est la Big Society Capital. Il s'agit d'une banque « sociale » dont la mission est de « catalyser la croissance d'un marché d'investissement social durable, permettant un accès plus facile à des financements et du conseil dont ont besoin les investisseurs sociaux. ». Lancé en mai 2012 elle va bientôt souffler sa première bougie. Elle est dotée de 600 millions de livres et en a investi jusqu'à présent plus de 50 millions. À ce stade il est trop tôt pour juger de sa pertinence et de son efficacité.
Un problème de définition
Malgré les réformes exposées ci-dessus, la plus importante source de débat réside dans la définition de ce qu'est exactement cette Big Society. Le rapport de la Commission sur les Administrations Publiques (Public Administration Select Committee), daté du 14 décembre 2011, pointe à maintes reprises ce manque de clarté. « Nous avons reçu peu de preuves suggérant qu'il y a une ligne politique cohérente derrière la Big Society bien comprise par Whitehall (le gouvernement) ». Andrew Haldenby, Directeur du think tank Reform (plutôt à droite), rajoute : « Il est très difficile de voir un argument convaincant pour la Big Society quand l'image présentée est si contradictoire. » Dans un article publié sur le site de la BBC en Janvier 2013, Sir Stephen Bubb, qui dirige une association regroupant les directeurs de plus de 2.000 charités (ACEVO), exprime sa désillusion vis-à-vis de la Big Society. Selon lui le concept paraît aller nul part et les réformes visant à donner plus de place aux charités pour transformer les services publics ne vont pas assez loin.
La proposition d'instituer un unique ministère de la Big Society avec une ligne directrice claire, ce qui permettrait une meilleure lisibilité de l'action politique, a été rejetée par Cameron. Dans sa réponse à la commission datée d'avril 2012, le gouvernement soutient que le projet de la Big Society est multidimensionnel et n'a pas la vocation à « avoir une date de début et de fin, avec une bureaucratie centrale pour superviser les avancées. » De plus il juge utile de souligner les différents fonds qui ont été établis pour financer des projets associatifs mais se garde bien d'illustrer un seul de ces projets et d'évaluer l'impact réel. Seuls les moyens financiers sont mis en avant, la façon dont ils sont explicitement employés est absente. Il est aussi intéressant de noter que dans le compte rendu de mi-mandat publié le 7 janvier 2013 par la coalition, le terme Big Society n'est mentionné que dans le contexte de la Big Society Capital, confirmant le flou qui entoure ce sujet et semble être un aveu de sa disparition dans le discours politique.
Il apparaît donc nécessaire, comme le préconisait la commission sur les administrations publiques il y a deux ans, qu'un Ministère de la Big Society soit établi avec des objectifs et des moyens précis, dans le but de clarifier le concept mais aussi pour permettre une meilleure élaboration de politiques publiques concrètes habilitant les communautés pour remplacer la fonction de l'État dans certains domaines.
Conclusion
Trois ans après l'arrivée de la coalition Tory-LibDem, le projet de la Big Society, concept que Cameron ne pouvait s'empêcher de prononcer dans chacune de ses allocutions en 2009 et 2010, ne s'est pas traduit suffisamment en matière de politiques publiques concrètes pour convaincre les sceptiques et le monde associatif. L'idée reste source de nombreuses incompréhensions et peu de résultats probants peuvent être relevés malgré les trois chantiers que nous avons examinés. Symbole du changement d'époque ? A l'inverse de la ‘Great Society' du Président américain Johnson qui cherchait à promouvoir la lutte contre la pauvreté et une protection sociale élargie sous l'égide de l'État, la ‘Big Society'veut au contraire retirer des pouvoirs à l'État pour les donner à l'échelon local et pas forcément administratif.
Vu de France, doit-on pour autant rejeter l'idée d'appropriation de pans entiers de politiques publiques au niveau local sur la base du volontariat, du mécénat et de l'auto-gestion comme y invite l'approche de la Big Society de David Cameron ? A notre avis l'idée reste à construire. Il s'agit ni plus ni moins que de proposer une vision alternative du tiers secteur. Jusqu'à présent les ressorts de l'ESS (l'économie sociale et solidaire) se sont plutôt constitués, soit comme une contre-société, volontairement non-marchande mais en concurrence indirecte avec le secteur privé, soit comme une soupape de sécurité administrative avec la création d'un secteur para-public (para-administratif et social) et le développement des aides associatives à la personne. Le tournant de la Big Society dans cet univers serait à notre avis de trois ordres :
promouvoir le caritatif et l'associatif en lieu et place de la structure administrative traditionnelle au niveau local (meilleure gestion du personnel, contrôle au moyen des subventions) en matières d'éducation, de culture et de réinsertion professionnelle
autoriser les citoyens sur une base locale ou infra-locale (syndicats de copropriétaires, associations de résidents etc…) à prendre en charge directement la gestion de ces services sur une base bénévole.
réfléchir enfin à la "démocratisation" de la vie locale, avec un dépassement de la gestion aujourd'hui administrative des collectivités locales pour déboucher sur une approche plus "participative", notamment en ce qui concerne les décisions budgétaires, fiscales ou d'aménagement et l'introduction sur ces matières du principe du référendum d'initiative locale.
[1] Étant donné son lancement récent et le manque de résultats concrets et divers, le but de cette note n'est pas d'évaluer les mérites du concept de la Big Society en lui-même. Il s'agira plutôt d'en évoquer les objectifs et les moyens, ainsi que les débats qui entourent cette politique. Nous aborderons également les critiques qui n'ont pas manqué.