Conseil européen de Ypres, Hollande tente de casser le thermomètre du déficit public
Les 26 et 27 juin 2014 se déroule dans la ville de Ypres (Belgique), la réunion des chefs d'Etats européens. François Hollande n'arrive pas les mains vides ; il a fait envoyer le mardi 24 juin au président du Conseil européen Hermann Van Rompuy, un mémorandum mûri par ses services et finalisé lors de la réunion du 21 juin à Paris avec les chefs de gouvernements sociaux-démocrates, « un agenda pour la croissance et le changement en Europe ». Craignant de devoir véritablement mettre ses mesures d'économies à exécution, la capacité d'arbitrage en la matière devenant de plus en plus ténue [1], la France se positionne en adoptant une attitude étonnante : après avoir réussi à obtenir la non inclusion dans le déficit au sens de Maastricht des PIA (programmes d'investissements d'avenir) version 1 (Sarkozy) et 2 (Hollande), avoir demandé et obtenu des délais pour un report en 2015 du retour à 3% de déficit, puis tenté l'exclusion des dépenses militaires au nom de l'intérêt supérieur de défense européen, la voilà qui, avec l'Italie, propose de changer les règles du jeu : son but, ne plus raisonner qu'en termes primaires (dépenses publiques et déficit) donc hors dette, de façon à pouvoir dégonfler les dépenses les plus difficilement compressibles pour la France et les moins impactées par les plans d'économie (recherche, enseignement public, et même chômage) et donc aboutir à un recalcul européen plus présentable de sa dette. Une attitude dangereuse à terme puisqu'elle aurait pour effet (à condition que les partenaires européens acceptent un tel marchandage) de faire dégonfler virtuellement les dépenses publiques, le déficit public et la dette publique par rapport au PIB.
L'approche de la France est double :
- Attitude conciliante qu'elle avait déjà adoptée lors de la présentation du pacte de responsabilité de la France, en cherchant cette fois-ci ostensiblement à « gagner du temps » : l'Elysée semble à nouveau vouloir insister sur l'idée de rythme de l'ajustement budgétaire, quant au contraire Matteo Renzi milite pour un changement radical par rapport aux contraintes de Maastricht (3% et TSCG). Cela présuppose que la France ne cherche pas à « fausser » les règles du jeu actuel.
- Mais d'un autre côté elle fait ses propres propositions après les modifications récentes opérées dans les systèmes de comptabilité nationale et le passage à la norme SEC 2010 (qui a entre autres réduit pour certains pays la part de la sphère publique par rapport au PIB en y incluant notamment l'estimation du secteur informel (activités criminelles ou illicites) [2]). Avec notamment : la sortie du déficit des dépenses d'investissement, de recherche, de lutte contre le chômage. Un temps évoquées, il semble que les dépenses militaires ne seront pas finalement incluses dans ces mesures « d'assouplissement » du déficit. Évidemment pour donner corps à ces propositions, l'agenda transmis par la France concrétise ces vœux par des mesures précises :
- Mise en place un plan d'investissement de 1.200 milliards d'euros au niveau européen (240 milliards/an) dans cinq secteurs stratégiques : infrastructures, recherche, énergie, formation des jeunes et santé ;
- La collecte de l'épargne privée vers le financement des entreprises par l'intermédiaire d'un véhicule d'épargne européen ;
- Augmentation de l'initiative emploi jeune en cinq ans de 6 à 20 milliards d'euros afin de s'attaquer à la réduction du chômage des jeunes ;
- Mise en place d'un corps de garde-frontières européen.
On l'aura compris, le président de la République ne va pas à Ypres sans arrière-pensée. Cependant, les questions posées par ces différents éléments confortés opportunément par une récente étude du CGSP (commissariat général à la stratégie et à la prospective) [3], posent évidemment d'éminents problèmes que cela soit sur le plan budgétaire comme sur le plan du développement économique des entreprises.
Orthodoxie budgétaire ou laxisme budgétaire :
En demandant non seulement un changement de rythme dans la réduction des déficits publics de la France, mais également la possibilité d'exclure certaines dépenses de la norme définissant les déficits effectifs au sens de Maastricht comme du TSCG, le gouvernement français pose deux questions :
- Quid de l'évaluation du solde structurel si les dépenses d'assurance chômage sont par nature exclues du périmètre des dépenses au sens européen ? Le déficit au sens de Maastricht tentera alors inexorablement hors dépenses sociales imprévues à se confondre avec celui-ci au risque de brouiller un peu plus les limites entre un déficit visible (déficit effectif au sens de Maastricht) et déficit calculé implicite (déficit structurel). Par ailleurs, la casse du thermomètre ne s'arrêtera certainement pas en si bon chemin si des manipulations du PIB interviennent également en amont (modifications liées au passage en norme SEC 2010), permettant d'accorder plus de souplesse aux états. Enfin, resurgit le débat que l'on souhaitait enterrer avec la question de la règle d'or dans les années 2007-2008 : la discussion sur l'intégration ou non des dépenses d'enseignement supérieur et de recherche dans le calcul du déficit effectif au sens de Maastricht, qui rétroagit sur la computation de la bonne et de la mauvaise dette au sens également du PSC (pacte de stabilité et de croissance). Si certaines dépenses sont désormais exclues du calcul du déficit maastrichien, le déficit effectif au sens européen diverge par rapport au déficit effectif constaté statistiquement par les organismes nationaux multipliant pour les états les effets de périmètre (hors norme, sous norme, etc., dont la France est en temps normal particulièrement friande sur le plan budgétaire) mais également le "dégonflement de la dette", entre la "supposée" bonne dette au sens de Maastricht et la mauvaise dette, ce qui n'invite pas là encore à parvenir à un solde stabilisant de l'endettement dans sa globalité, satisfaisant.
- Second point, les intérêts de la France et de l'Italie sont totalement divergents en réalité. S'accrocher comme le veut par opportunité la France à la démarche italienne de contestation des 3% de Maastricht n'a pas de sens. L'Italie a un problème de dettes et donc de coût de refinancement, mais n'a pas de déficit primaire. D'ailleurs, ses dépenses « primaires » sont bien plus basses que celles de la France (voir rapport France Stratégie, p.199), 9 points de moins, pour un déficit de 2,6% au sens de Maastricht.
France/Italie, une convergence de circonstance
La stratégie de Renzi est donc de parvenir à un solde stabilisant le plus vite possible afin de juguler le poids sur ses comptes du refinancement de sa dette. La France au contraire s'endette très peu cher, elle affiche même des économies « implicites » de 1,8 milliard en tendanciel sur son coût d'endettement (LFR 2014). Ce sont au contraire ses dépenses courantes qui la font plonger dans le rouge, pas son endettement. L'Italie de Renzi très opportuniste a moins de chemin d'ajustement à faire pour maîtriser ses comptes, et enclencher une dynamique auto-réalisatrice : confiance dans l'économie et dans des réformes très visibles mais peu coûteuses, faisant baisser les taux, car l'Italie est en excédent primaire. Au contraire la France elle a en perspective cavalière beaucoup plus de chemin à parcourir car elle est en déficit primaire. Elle doit donc réaliser un premier ajustement budgétaire afin d'atteindre la cible « non maastrichienne » de l'excédent primaire, pour ensuite se poser dans un second temps la question du solde stabilisant. Si entre-temps la dette de la France n'a pas explosé elle se retrouvera alors dans une bien meilleure situation que l'Italie qui vit avec une dette importante héritée des années 1990. Si sa dette a beaucoup crû dans l'intervalle, la France sera dans la même situation que cette dernière, mais entre-temps l'Italie sera sortie de son problème de dette, se refinancera mieux que la France (risque d'éviction) accroissant d'autant les coûts français.
La présentation de ce tableau issu des travaux du CGSP permet de raisonner en dépenses publiques primaires. Cette approche est dangereuse car elle évite de focaliser le propos sur le plus inquiétant les dépenses financées par la dette. La meilleure gestion est celle qui permet au contraire de rapprocher les dépenses primaires des dépenses publiques effectives sans tricher sur les conventions statistiques, elles témoignent alors de la bonne maîtrise de la charge de la dette. Si l'excédent primaire est un but légitime, il faudrait l'intégrer en sus des indicateurs actuels (par exemple en déclinant un déficit structurel primaire et un déficit conjoncturel primaire), ce qui serait une attitude plus fine que celle qui consiste à jouer de l'effaceur en supprimant (proposition chômage) ou en limitant l'impact sur les soldes budgétaires des stabilisateurs automatiques (dépenses d'intervention et sociales).
Détourner le regard des vrais indicateurs pertinents pour s'en choisir certains de convenance, parler de dépenses publiques primaires pour ne pas regarder le coût du refinancement de la dette dans le PIB, constitue autant d'éléments qui cherchent à éloigner le regard du solde stabilisant et d'une politique résolue de désendettement. C'est prendre pour le coup l'histoire budgétaire à contre-sens et céder facilement aux sirènes du « Nous on peut » ;
Les vieilles recettes du mécano industriel à la Française :
Reste à regarder les autres propositions de l'agenda Français et notamment les mécanismes de dispensation de 240 milliards d'euros par an en direction de la recherche, de l'énergie, de la santé, couplé au véhicule de financement européen. L'approche tient toujours de deux logiques qui mettent la puissance publique au centre de l'équation sans que les procès soient correctement validés par l'expérience et correspondent efficacement aux intérêts des acteurs économiques :
- Investir davantage dans la recherche : dans une optique française c'est trouver les moyens « extrabudgétaires » de financer à bon compte des politiques de recherche et d'enseignement publics dont on demande par ailleurs le retranchement dans le calcul du déficit public. La recherche publique française se trouverait ainsi une fois pour toutes sanctuarisée. Cela décale d'ailleurs un peu plus le curseur au détriment de la recherche privée qui devra nécessairement être duale (public/privé) pour pouvoir bénéficier des facilités de financement créées par cet « appel d'air » de fonds publics.
- Création d'un véhicule de financement européen : c'est retrouver un mécanisme cher à la caisse des dépôts et consignation (et d'ailleurs à la Casa depositi i prestiti italienne) de collecte de l'épargne puis de reversement par des fonds tels que ceux gérés par l'actuelle BPI. Il n'est pas sûr là non plus que nos partenaires européens soient enthousiasmés à l'idée de drainer leur épargne privée via des véhicules dont ils n'ont pour beaucoup ni l'habitude ni la maîtrise technique, et dont les résultats positifs se font toujours attendre. C'est une façon détournée d'administrer encore un peu plus l'épargne européenne en la dirigeant vers des investissements présélectionnés alors même que la dynamique devrait être plutôt à la mise en concurrence des projets et à l'investissement privé massif faiblement intermédié et fiscalisé, parce que les apporteurs de fonds assument pleinement leur prise de risque (ce qui évite la mutualisation forcée des pertes).
Conclusion : les paradoxes à venir :
La France est aujourd'hui un pays fortement dépendant de son endettement public (drogue dure) et pour le moment ne s'en rend que peu compte (morphine des taux bas). Cette configuration ne va sans doute pas durer. Il existe effectivement un solde implicite que la France doit viser en priorité, c'est celui de l'excédent primaire dont bénéficie déjà l'Italie, qui au contraire peine à refinancer sa dette. L'alliance qui est en train de se nouer et qui est de pure circonstance, vise à modifier les paramètres de bonne gestion nous permettant de retrouver un sentier de croissance durable. Malheureusement le chemin suivi n'est pas celui d'une image plus fidèle et sincère de nos comptes publics. Alors que la France devrait se battre en interne pour renforcer le rôle du Haut conseil des finances publiques et lui donner une vraie capacité de chiffrage des trajectoires et des ajustements budgétaires nécessaires, mais également travailler à renforcer la sincérité de la présentation de notre endettement, en réintégrant certains éléments actuellement hors bilan (engagements de retraite des fonctionnaires, engagements implicites de l'État) ; il importe donc de ne rien lâcher sur le fond et de respecter les critères de Maastricht comme ceux du TSCG pris dans leur forme actuelle mais également de les compléter par des objectifs en termes de solde primaire et solde stabilisant. Si des craintes pour la croissance existent dans le processus d'ajustement budgétaire en cours, des éléments essentiels comme le débouclage des professions réglementées, la flexibilisation du droit du travail, l'assouplissement des seuils sociaux, sont autant d'éléments qui pourraient concourir efficacement à renforcer la croissance, à coût négligeable pour nos finances publiques.
[1] On peut aisément le vérifier lorsque l'on regarde le contenu même du PLFR 2014, où le gouvernement ponctionne le ministère de la défense dans le cadre de la politique de coupe dans les « crédits frais » (hors réserve de précaution), obligeant à déclencher la clause de réserve de la LPM (loi de programmation militaire), lui permettant de tirer pour 250 millions sur les PIA 1 non consommés mais « fongibles » avec les PIA 2, lui permettant ainsi de réinscrire les crédits affectés aux politiques de recherches duales nucléaires en les « débudgétisant » légalement. Voir en particulier le rapport de Valérie Rabault.
[2] Bien que celle-ci n'aboutisse pas pour le moment à un nouveau calcul des trajectoires au sens de Maastricht.
[3] Rebaptisé France Stratégie, qui demande certes un renforcement du rôle du Haut conseil des finances publiques mais invite à réfléchir en dépenses publiques primaires,
[4] Sur les engagements de retraite au Canada, Les pensions sous tension au Canada, FCEI,
[5] Voir sur le sujet de la comptabilisation des engagements hors bilan, la note méthodologique OCDE