Oui au non-cumul des mandats
Nos parlementaires ont actuellement à examiner deux projets de lois particulièrement importants pour l'évolution de notre régime démocratique : un projet de loi organique interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député et de sénateur, et un projet de loi interdisant le cumul de fonctions locales avec le mandat de représentant au Parlement européen. Seul le premier nous retiendra, car sa portée est considérable. En effet, comme l'a relevé le rapporteur de la commission des lois, Christophe Borgel, une exception bien française est le niveau de cumul atteint par nos élus nationaux avec des fonctions exécutives locales, soit près de 80% des parlementaires… en Europe au contraire la tendance est inverse : au Royaume-Uni les cumulards ne dépassent pas 3%, contre 7% en Italie, 20% en Espagne et 24% en Allemagne. N'en déplaise aux politologues pour lesquels le cumul des mandats arrêterait le cumul des pouvoirs présidentiels, l'enjeu du non-cumul est également ailleurs : il représente la capacité pour la France à se réformer, tout en mettant fin à certaines pratiques qui structurent les féodalités locales.
L'argument inopérant : le cumul des mandats comme contrepoids au Président
Le chiffre est parlant, sur 923 parlementaires, les non-cumulards absolus ne sont que 189 (84 sénateur et 105 députés), soit seulement 20,47%. Les adversaires partisans des vertus du cumul ont affûté leurs armes depuis longtemps, Patrick Weil par exemple dans une tribune du 20 février 2013 [1], en appelait rien moins qu'à l'équilibre des pouvoirs : « L'exception française du cumul des mandats est donc une réponse, imparfaite certes, mais un incontestable contrepoids à l'exception française du cumul des pouvoirs, de la concentration extrême des pouvoirs entre les mains du président de la République. » Un argumentaire repris et développé par une lettre ouverte au Président de la République signée par le même auteur avec trois autres professeurs le 20 mars [2]. Selon ces auteurs, le cumul répondrait à une exigence empirique permettant de contrebalancer le renforcement de l'exécutif. Une exigence encore renforcée lors du passage du septennat au quinquennat (avec congruence entre majorité présidentielle et majorité parlementaire). En réalité le cumul ne date pas d'hier (il était de 36% en 1936, de 42% en 1956. Il s'est renforcé considérablement sous la Vème république, mais a au contraire légèrement décru contre toute attente à l'Assemblée nationale entre 1998 et 2013 [3].
La question qui reste terriblement béante cependant, est celle de l'intensité et l'effectivité du contrôle parlementaire opéré dans le cadre de ses attributions précisées à l'article 24 de la constitution dans sa version issue de la loi constitutionnelle 2008-724 du 23 juillet 2008 : « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l'action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques. » Les deniers publics étant aujourd'hui particulièrement rares, il importe que le Parlement dans sa mission d'évaluation des politiques publiques dispose de parlementaires présents et actifs. Une perspective aisément décrite notamment par le chercheur Laurent Bach [4], qui a relevé qu'« un député sans mandat local intervient en séance publique presque 75% plus souvent qu'un député avec un gros mandat local et environ 50% plus souvent qu'un député avec un petit ou moyen mandat local. » L'implication des élus nationaux dans le travail parlementaire est donc un élément décisif à venir d'un meilleur contrôle de la dépense publique. Il l'est d'autant plus que cette possibilité est expressément prévue par la LOLF dans le cadre de l'évaluation du coût des services publics [5].
La mise en place du non-cumul permettrait enfin de lever une difficulté dans la compréhension française des contre-pouvoirs. Selon une vision très « montesquienne » de la séparation des pouvoirs, les contre-pouvoirs seraient là pour freiner, neutraliser, limiter l'exercice du pouvoir exécutif dans le cadre du parlementarisme rationalisé de la Vème République. Sur le plan des politiques locales, cela s'est généralement traduit concrètement par le fait de rendre plus difficiles les réformes de structures, valider de nouveaux dispositifs à la quasi-unanimité (on pense ici particulièrement aux SPL (sociétés publiques locales), ou rendre plus complexes des arbitrages sur les ressources transférées aux collectivités territoriales (on pense par exemple au respect des concours normés aux collectivités et aux arbitrages parfois assez consanguins du CFL (comité des finances locales)).
La vraie séparation des pouvoirs est d'abord organique, elle doit devenir en pratique une séparation de gestion. Le développement d'une véritable culture de la performance publique suppose que les parlementaires se dédient véritablement à cet espace qui leur est constitutionnellement réservé.
Mettre fin aux féodalités locales, une volonté en demi-teinte
Le second argument consiste à rendre en pratique impossible l'animation d'un réseau d'obligés locaux. Dans l'état actuel du projet de loi, à l'issue de sa présentation devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, plusieurs propositions novatrices ont été avancées :
- En sus de la fin du cumul entre mandat national de parlementaire et mandat exécutif local, la commission des lois a entendu expressément fermer toute possibilité de contournement par l'intermédiaire des « délégations de fonction ».
- Par ailleurs, le projet de loi incluant la présidence et vice-présidence des EPCI à fiscalité propre, les députés ont choisi d'y inclure les EPCI sans fiscalité propre, mais également la présidence et la vice-présidence des syndicats mixtes, et la présidence des organismes satellites des collectivités territoriales (et sans être rémunérés dans des organismes d'intérêt régional ou local, abrogation de l'article L.O. 148 du Code électoral). On limite donc une approche oblique qui aurait permis aux élus nationaux de maintenir une influence concrète sur la vie politique locale.
- Enfin une clause balai a été proposée afin d'exclure la présidence et la vice-présidence de toute nouvelle collectivité créée par une loi future.
En l'état, le projet de loi amendé par l'Assemblée nationale est équilibré puisqu'il n'aboutit pas à un non-cumul absolu au niveau national. L'encrage local du parlementaire lui autorisera de pouvoir demeurer conseiller municipal, conseiller général ou régional, par ailleurs, les élections partielles deviendront l'exception, et le recours au suppléant national pour remplacer le parlementaire qui optera pour l'exercice d'un mandat local deviendra la solution de principe.
Une lacune importante néanmoins est l'absence de suppression des règles d'écrêtement : en effet, le compromis issu d'une circulaire du 15 avril 1992 [6] , a en pratique limité le cumul d'indemnités des élus en situation de cumul, au-delà d'un seuil d'indemnités cumulées supérieur à 1,5 fois l'indemnité parlementaire de base. Mais la pratique a été admise pour l'élu de pouvoir redistribuer le montant de l'écrêtement réalisé au bénéfice d'autres élus choisis à titre de bénéficiaires exclusifs et situés dans la même collectivité. Cette pratique « coutumière » a été dénoncée, notamment par les sénateurs Buffet et Labazée en février 2012, mais également partiellement par le rapport Jospin, Pour un renouveau démocratique [7], et plus récemment encore sous la forme d'une proposition de loi de Marie-Jo Zimmerman du 27 novembre 2012.
Il faut dire que les atavismes générés par la pratique de l'écrêtement ont la vie dure : en effet, bien que la pratique ait été partiellement encadrée (plus exactement rendue obligatoire, publique et nominative) par la loi n°99-1126 du 28 décembre 1999 (article 6), qui nécessite désormais une décision explicite de l'assemblée locale concernée, en juin 2011 un amendement proposé par le député René Dosière [8] (voté le 28 juin 2011 à 0h30) proposant la suppression du reversement des sommes écrêtées, a finalement été neutralisé au Sénat le 11 juillet suivant. Il importe que la question de l'écrêtement que la Fondation iFRAP juge connexe et complémentaire à la question de la suppression des situations de cumuls, fasse l'objet au Sénat d'un amendement spécifique. Il serait en effet choquant qu'il puisse encore exister un lien financier entre l'élu national et certains élus locaux à raison de la position non exécutive de l'intéressé au sein d'une assemblée locale particulière.
Mettre fin au deux poids/deux mesures de l'imposition cédulaire sur le revenu des élus
La question est celle de l'imposition dérogatoire dont bénéficient les élus nationaux (députés et sénateurs) en cas de cumul avec des rémunérations de mandats locaux. Le projet de loi actuel ne vise à supprimer que les cas de cumuls avec des fonctions locales exécutives. Les autres fonctions locales délibératives n'étant pas concernées : conseiller municipal, conseiller général, conseiller régional etc. À l'heure actuelle et sur option, il est possible au bénéficiaire de mandats multiples, de bénéficier d'une imposition séparée de chacune de ses indemnités de mandat au barème progressif de l'IR, via le principe d'une retenue à la source libératoire (article 204-0 bis du CGI) [9], complété par la circulaire du 14 mai 1993.
Ce dispositif dérogatoire qui fait échec à l'égalité des citoyens devant l'impôt, permet d'atténuer très fortement la progressivité de l'impôt sur le revenu demandé aux élus. Il importerait que dans un esprit de justice fiscale, le projet de loi sur le non-cumul complète son propre dispositif sur le volet fiscal par la suppression de ce dispositif exorbitant du droit commun.
Sources : Marc Brouard, 2013.
Conclusion
La lutte contre le cumul des mandats est méritoire. Elle devrait permettre, loin de participer à un déséquilibre des pouvoirs au bénéfice de l'exécutif, un renforcement concret des capacités de contrôle du législatif en renforçant son indépendance vis-à-vis des intérêts locaux, sans pour autant remettre en cause tout tropisme territorial.
Cependant, une telle réforme sans les volets financiers (écrêtement) et fiscaux (imposition dérogatoire cédulaire à la source), ne permettra pas de procéder à la suppression progressive des féodalités locales et des inégalités de traitement que les Français, dans le cadre d'une dépense publique mieux maîtrisée, ne sauraient tolérer désormais.
[1] Voir, Patrick Weil, Il faut cumuler les mandats politiques ! Seuls contrepoids au pouvoir de l'exécutif, Le Monde, 20 février 2013.
[2] Lettre des professeurs Pierre Avril, Olivier Beaud, Laurent Bouvet et Patrick Weil, du 20 mars 2013.
[3] Voir rapport de Christophe Borgel, 53,3% à 42,4% s'agissant des fonctions de maire, 2,4% à 1,9% s'agissant des fonctions de Président de conseil général, 1,7% à 0,7% pour les présidents de conseil régional.
[4] Voir, Laurent Bach, Faut-il abolir le cumul des mandats ?, ENM, Paris, 2012.
[5] Voir en particulier la récente thèse de Michel Rodriguez, Les services publics et la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001, PUAM, Marseille, juillet 2013.
[6] Pour une actualisation, voir le blog du député René Dosière.
[7] qui proposait une voie médiane repoussée par le projet de loi actuel : en cas de cumul, le bénévolat de la fonction locale, proposition ingénieuse mais qui ne réglait pas objectivement le problème du cumul. Elle pourrait cependant être demandée s'agissant des autres fonctions locales ouvertes au cumul.
[8] Amendement n°44, proposé dans le cadre du débat sur la loi relative aux collectivités territoriales de Guyane et de Martinique, avant l'article 1er.
[9] Se reporter en particulier à la note d'information 2013-16 du 11 avril 2013 du CGD de la Haute Vienne.