Normes communautaires : ce que dit le rapport secret sur les surtranspositions
La simplification normative a constitué un axe central du rapport CAP 2022 dont les conclusions publiées non sans mal en juin 2018 évoquait la nécessité de « sortir d’une culture de la norme (…) pour permettre aux agents de prendre des décisions adaptées au cas par cas. » L’un des axes de cette politique de simplification repose sur la « dé-surtransposition » des dispositions contenues dans les directives européennes. A ce titre une mission inter-inspections fut constitué par le Premier ministre en vertu d’une lettre du 10 octobre 2017 afin de procéder à un travail d’inventaire, rassemblant l’IGA, l’IGAS, le CGEDD, l’IGF, le CGE et le CGAAER. Ces conclusions non publiées ont cependant conduit à rendre aux pouvoirs publics un volumineux rapport en deux tomes. Or dans le cadre de la loi ESSOC du 18 août 2018 pour un Etat au service d’une société de confiance, il a été prévu qu’un rapport soit remis par le Gouvernement au Parlement (article 69) consacré « à l’adoption et au maintien, dans le droit positif, de mesures législatives ou réglementaires allant au-delà des exigences minimales du droit de l’Union européenne », reprenant les principales conclusions du rapport d’inspection et faisant le point sur la doctrine des pouvoirs publics en la matière. Ce rapport a été rendu au Parlement courant 2019 sans pour autant faire l’objet d’une publication. Nous publions et présentons ce rapport.
Les bilans des surtranspositions des directives européennes dans le droit français
La définition retenue pour les pouvoirs publics doit s’entendre de façon particulièrement restrictive : « une pratique consistant à adopter des normes nationales plus contraignantes que celles procédant strictement des directives européennes, sans que cela ne soit justifié par la volonté d’atteindre (…) des objectifs plus ambitieux que ceux qui sont fixés au niveau européen dans le domaine concerné. »
En clair, l’arbitrage politique discrétionnaire des pouvoirs publics serait mis « à l’abri » du qualificatif de « surtransposition » car il s’agirait d’un choix politique particulier et justifié de s’écarter volontairement du minimum normatif produit par la Commission européenne et arbitré par le Conseil.
En revanche la définition retenue pour le travail d’inventaire de la mission d’inspection des surtranspositions était beaucoup plus large et ne prend pas en compte l’arbitrage politique : « toute mesure nationale de transposition instaurant une exigence plus contraignante que celle qui aurait résulté strictement de l’application d’une directive, que cette règle plus contraignante soit, ou non, permise voire prévue par la directive. »
Extrait du rapport au Parlement sur les écarts de transposition
|
- Au niveau législatif : Le Gouvernement a choisi de retenir 30 écarts de transposition sur les 137 identifiés par la mission inter-inspections, dans le cadre d’un projet de loi présenté le 3 octobre 2018 portant sur la surtransposition des directives européennes en droit français. Malheureusement, discuté en 1ère lecture au Sénat, celui-ci n’a pas pu l’être symétriquement devant l’Assemblée nationale[1] et a été abandonné. Certaines de ses dispositions ont toutefois été reprises dans les dispositions des lois PACTE, ASAP, LOM ou la loi d’organisation et de transformation du système de santé[2], ou « interviendra dès qu’un vecteur législatif approprié sera disponible. » Un émiettement qui a été théorisé par la circulaire du 12 janvier 2018 relative à la simplification du droit en vigueur, selon laquelle, à compter du 2ème trimestre 2018, chaque projet de loi sectoriel comportera un volet de mesures de simplification des normes législatives en vigueur intervenant dans le même domaine de politique publique et en rapport avec l’objet de la loi[3].
- Au niveau réglementaire : « il n’a pas été possible d’adopter un texte réglementaire interministériel unique qui aurait abrogé toutes les surtranspositions réglementaires identifiées par la mission inter-inspection. » Il s’agit donc à l’heure actuelle d’un constat d’échec, chaque ministère devant désormais lutter à son niveau contre les risques de surtranspositions réglementaires.
La prévention des surtranspositions injustifiées pour le futur
Comme le rappelle le rapport au Parlement, les surtranspositions peuvent résulter « de lacunes dans la mise en œuvre des outils d’accompagnement des travaux de transposition ». En particulier le Conseil d’Etat dans son étude de 2015, pointait déjà[4] « une trop grande déconnexion entre les équipes chargées de la négociation et celles chargées de sa transposition notamment en raison des délais de négociation et de transposition. » Ce qui doit inclure une meilleure transmission des « étapes de négociation » et des « principaux arbitrages rendus »… voir leur anticipation, comme y invite pour l’Allemagne régulièrement le NormenKontrollrat[5] dans le cadre de ses rapports annuels.
Par ailleurs, indépendamment de la synergie nécessaire au niveau ministériel ou interministériels (SGAE-Ministères sectoriels etc.), un corpus normatif est venu limiter structurellement au maximum les risques de surtranspositions involontaires :
- Tout d’abord la circulaire du 26 juillet 2017 relative à la maîtrise des textes réglementaires et de leur impact (NOR : PRMX17211468C), qui doit permettre « d’identifier systématiquement la surtransposition, d’en évaluer le coût et les avantages et, in fine, de la soumettre à l’arbitrage du cabinet du Premier ministre afin que tout écart avec la norme européenne résulte d’un choix politique assumé. »
- Ensuite, la systématisation de l’usage du tableau de concordance afin d’éviter les sous- et surtranspositions. Son usage obligatoire résulte de l’arrêt de la CJUE du 8 juillet 2019, Commission c/Belgique, (aff. C-543/17). En effet la CJUE imposent aux Etats-membres d’accompagner les mesures nationales de transposition « d’informations claires et précises » à l’attention de la Commission afin que celle-ci s’assure que les transpositions opérées soient complètes et fidèles. Cette mesure avait pourtant été anticipée par la circulaire du 17 juillet 2013 relative à la mise en œuvre du gel de la réglementation qui avait déjà proscrite les surtranspositions inutiles et injustifiées. Désormais cependant avec la jurisprudence de la CJUE de juillet 2019 la réalisation d’un tableau de concordance est devenu une obligation juridique.
Enfin, le Sénat est désormais investi d’un dispositif de vigilance s’agissant des surtranspositions européennes, en vertu du mandat qui a été confié spécifiquement par la Conférence des présidents à titre expérimental en février 2018 (mission d’alerte) qui a finalement été inscrite dans le Règlement du Sénat par la résolution visant à clarifier et à actualiser ce règlement, adoptée le 18 juin 2019[6].
Reste donc le problème indépassable de la volonté politique
Ce que le rapport au Parlement relatif à la prévention des surtranspositions met bien en exergue c’est le rôle souvent décisif des pouvoirs publics dans l’arbitrage en faveur des surtranspositions. Celles-ci résultent bien souvent d’un choix politique justifié et assumé : Les règles vont souvent au-delà des minima européens en matière « économique, sociale, environnementale ou en terme de sécurité »
Elles peuvent résulter de la négociation sanctionnée par les pouvoirs publics entre les partenaires sociaux ; elles peuvent également provenir de la volonté des acteurs économiques eux-mêmes de se protéger de la concurrence extérieure ou de purs players faisant irruption sur leurs marchés (surtransposition sectorielle). Elle peut résulter d’une manifestation d’un volontarisme assumé par les pouvoirs publics : ainsi s’agissant des énergies renouvelables, « le gouvernement assume que la loi de transition énergétique qui prévoit de porter leur part en France à 32% de la consommation finale brute d’énergie en 2030 surtranspose le droit européen (…) qui propose de fixer un objectif européen à 27% pour 2030. »
Le motif invoqué peut être également constitué par la volonté de protéger le consommateur. Ainsi en matière de surendettement des ménages, dans le but de modifier le comportement des organismes prêteurs et des emprunteurs ; en matière de crédit à la consommation s’agissant par exemple des délais de rétractation etc.
Pour que les surtranspositions y compris « politiques » baissent, il faut donc une volonté politique forte de « déréglementer » et de simplifier l’environnement normatif français[7], ce qui présente des enjeux pour les entreprises (notamment via les coûts indirects dit de « mise en conformité »), pour les particuliers (paperasse administrative stricte) et pour les administrations elles-mêmes (numérisation, partage des données, introduction des algorithmes au sein des back offices etc…). Avec à la clé, des gains en termes de coûts de production pour la sphère économique mais aussi administrative.
Conclusion
Il semble donc bien que c’est bien cette volonté de ne pas assumer pleinement l’effet de leurs choix politiques qui a conduit l’exécutif comme le législatif à ne pas faire beaucoup de publicité autour de ce rapport au Parlement traitant des surtransposition. Il existe comme vient encore de le relever la députée Paula Forteza[8] dans son dernier rapport d’avril 2022 en matière d’Open Data, un point aveugle en la matière : en effet s’agissant des rapports du Gouvernement au Parlement, ceux-ci ne sont pas communicables de plein droit aux citoyens : « Certains documents sont même exclus d’office du périmètre de la loi CADA, quel que soit leur contenu : les documents des assemblées parlementaires (Sénat et Assemblée nationale) etc… » Et cette disposition n’a pas été modifiée dans le nouveau code des relations entre le public et l’administration (CRPA), puisque la codification a été réalisée à droit constant.
Plus largement, l’accès au public aux résultats de la simplification normative est encore en « devenir ». En effet comme le relevait Paula Forteza, « les principales administrations ont l’obligation de désigner une personne responsable de l’accès aux documents administratifs (PRADA) dont l’identité et les coordonnées doivent être publiées sur le site internet de l’institution (Article L330-1 du CRPA) », or « Le Premier ministre n’a pas de PRADA, ce qui est très symbolique (…) Cet exemple est surtout loin d’être une exception (…) seules 50% des autorités publiques remplissent leurs obligations de désigner un PRADA (sur un total de 3.450 administrations concernées […]). »
[1] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/suppression_sur-transpositions_directives mais aussi https://www.alain-lambert.org/2022/01/en-finir-avec-la-surtransposition-des-directives/
[2] https://www.dalloz-actualite.fr/flash/pour-gouvernement-il-n-y-pas-de-probleme-de-sur-transposition
[3] La circulaire N°5991/SG du 12 janvier 2018
[4] Conseil d’Etat, Directives européennes : anticiper pour mieux transposer, Les études du Conseil d’Etat, novembre 2015, La Documentation française, p.12.
[5] Consulter en la matière son dernier rapport annuel, https://www.normenkontrollrat.bund.de/resource/blob/656764/1960670/ae6c9535f5bec8f248cc72bb86a1214e/210916-annual-report-2021-data.pdf?download=1
[6] A l’article 73 septiès du Règlement du Sénat : « Saisie par le Président du Sénat, le président de la commission saisie au fond, le président de la commission des affaires européennes ou un président de groupe, la Conférence des Présidents peut décider de consulter la commission des affaires européennes sur un projet ou une proposition de loi ayant pour objet de transposer un texte européen en droit national. Les observations de la commission des affaires européennes peuvent être présentées sous la forme d'un rapport d'information. »
[7] Qui doit s’accompagner en parallèle d’un mouvement de « codification » afin de rendre le droit toujours plus accessible au justiciable qu’il soit d’origine législative ou réglementaire.
[8] Paula Forteza, Transparence, il est temps de faire respecter la loi ! avril 2022, https://forteza.fr/wp-content/uploads/2022/04/VV-FINAL-CADA.pdf