Livre : Le bon gouvernement, de Pierre Rosanvallon
À six mois des élections de 2017, choisir un « bon gouvernement » est naturellement l’objectif de tout électeur. Ce nouvel essai de Pierre Rosanvallon n’est pourtant pas un ouvrage de circonstance. Il est le quatrième d’une série commencée en 2006 et consacrée à « la mutation des démocraties contemporaines ». Faire réfléchir les candidats et les électeurs à ce que devrait être un bon gouvernement est crucial au moment où la France entre dans une double campagne électorale présidentielle et législative.
Et justement, les premiers chapitres soulèvent des questions de fond sur des sujets oubliés en 2016 : pourquoi faut-il un exécutif en plus du législatif ? Comment deux catégories d’élus au suffrage universel, le président de la République et les députés, peuvent-ils partager une même légitimité [1]?
Ces débats sont loin d’être nouveaux, et ont atteint leur paroxysme pendant la Révolution française où le rêve de se passer d’exécutif a été fort : l’Assemblée siégeait en permanence, et elle-même ou ses commissions traitaient les problèmes en temps réel. L’auteur rappelle un autre espoir de pouvoir se passer d’exécutif tout en réduisant les possibilités d’interprétation du judiciaire, grâce à un corpus de lois tel que les décisions de gestion courante seraient prises en appliquant mécaniquement ces lois. Curieusement cet espoir cohabitait avec la volonté de disposer de lois, non pas minutieuses et ayant prévu tous les cas possibles, comme on pouvait le penser, mais au contraire très générales. L’hostilité latente des Français vis-à-vis de l’exécutif reposait sur la crainte de la dictature (royauté, empire…) et sur le refus de décisions « particulières » : en démocratie, les règles doivent être les mêmes pour tout le monde, ce que devraient garantir les lois, alors que l’exécutif tend à traiter de cas particuliers.
Représentants vs. Gouvernants
Sur un thème voisin, l’auteur analyse la différence entre représentants-représentés et gouvernants-gouvernés. En prenant au pied de la lettre ce terme de « représentant », les députés devraient ressembler à leurs électeurs pour porter fidèlement les préoccupations et les points de vue des citoyens. Ce qui sous-entend qu’ils ne doivent pas être plus compétents que ceux qu’ils représentent. Cette idée est portée à l’extrême par ceux qui proposent de les tirer au sort. Tout au contraire, les ministres, membres de l’exécutif, qui agissent tous les jours, souvent dans l’urgence, doivent être choisis en fonction de leurs compétences. Une autre différence importante soulignée par l’auteur, est l’écart de responsabilité (accountability, devoir de rendre des comptes) entre ces deux entités. Les parlementaires étant nombreux et leurs décisions majoritaires, leur responsabilité est diffuse, contrairement aux ministres.
Pierre Rosanvallon décrit la longue montée en puissance de l’exécutif dans nos sociétés. Une évolution brutale à l’occasion des guerres et souvent irréversible. Pendant celle de 1914-1918, en plus de faire les lois, l’État a pris en main l’ensemble de l’économie. Après celle de 1939-1945 un troisième acteur, l’Administration, a donné corps à l’idée de gouvernement des experts ou des technocrates compétents non soumis aux pressions populaires. En France, l’élection directe du président de la République a marqué un nouveau tournant majeur dans le triomphe de l’exécutif. Le comble étant qu’en pratique, ce sont largement les exécutifs qui font désormais les lois.
La défiance actuelle
Après ces chapitres historiques et fondamentaux, Rosanvallon s’intéresse à la situation actuelle et d’abord à la coupure entre les citoyens et leurs responsables politiques, notamment en France. Parmi les multiples causes, l’affaiblissement des partis politiques concentrés sur la conquête du pouvoir, puis la défense de la politique menée s’ils gagnent et sa critique s’ils perdent : « Ils représentent en fait plus la raison des gouvernements auprès des citoyens qu’ils ne représentent ces derniers auprès des premiers ». Plus grave, l’auteur relève un problème structurel de la démocratie : la contradiction entre « rassembler pour gagner les élections » en évitant les sujets difficiles ou en restant flou, et « gouverner, donc trancher » en divisant inévitablement. Face à ce dilemme, l’auteur rappelle qu’il a toujours existé deux attitudes : les responsables politiques honteux qui naviguent entre ces deux positions, et les cyniques qui estiment que c’est leur devoir de mentir aux foules pour le bien de leur pays et de leurs concitoyens. Pour ces derniers, Rosanvallon a rassemblé une série de citations difficiles à dater sans se reporter à son texte (Pages 74 et 195)
- « Accabler l’électeur d’extravagantes flagorneries, et ne pas hésiter à lui faire les plus fantastiques promesses. »
- « Inviter les candidats à ne parler aux ouvriers que d’infâme capital, de vils exploiteurs, et de socialisation des richesses. »
- « Arrêtez de donner votre avis comme si vous étiez dans la République de Platon et non parmi la populace abjecte et basse »
- « 1. Simule. 2. Dissimule »
- « Qui ne sait pas dissimuler, ne sait pas régner »
Tromperie, séduction, manipulation, même si ces techniques très anciennes sont devenues beaucoup plus élaborées, Pierre Rosanvallon s’insurge contre ce mode de relation entre gouvernants et gouvernés qui ne peut aboutir qu’à la déception et la défiance. Il cherche au contraire comment réduire par Le bon gouvernement le fossé qui existe inévitablement entre les deux. D’autant plus que si l’élection est une procédure efficace de sélection du dirigeant, c’est une procédure de légitimation faible quand moins de 25% des citoyens ont voté pour l’élu.
Le bon gouvernement
Pierre Rosanvallon passe en revue les tentatives passées de gouvernement reposant sur un chef, de type : pur élu, homme de confiance, prince vertueux, politique par vocation, homme de confiance, homme-peuple. Recherchant une méthode moins aléatoire, l’auteur estime que c’est par le dialogue entre gouvernement et gouvernés que la confiance pourrait s’établir. Ses critères de bon gouvernement exigent de la Lisibilité (plus que de la visibilité), de la Responsabilité (sur les résultats obtenus et pas seulement sur des fautes éventuelles), de la Réactivité. Une démarche qui suppose de la part des dirigeants intégrité et parler vrai.
Avec l’effacement des partis concentrés sur les élections et des syndicats peu représentatifs d’une société très diversifiée, l’auteur appelle à l’implication de groupes de citoyens. La transparence ne suffit pas, vu la complexité actuelle des sujets. Ces associations devraient être capables de décrypter (par exemple les comptes publics ou les lois), d’expliquer les problèmes et les politiques publiques à leurs concitoyens, de contrôler l’action de l’exécutif et du Parlement, de proposer des réformes. L’objectif serait de passer d’une démocratie d’autorisation à une démocratie d’exercice.
« Les organisations de vigilance citoyenne seraient des associations ou des fondations d’intérêt public œuvrant dans le domaine de la vie démocratique. Elles pourraient favoriser l’essor d’une implication citoyenne de type nouveau, visant à combattre les formes de mensonge, de manipulation, de dissimulation, qui font obstacle à la formation d’un gouvernement ouvert. … Le but de ces initiatives n’est pas de « prendre le pouvoir », mais de le surveiller et de le contrôler. »[2] . page 388
Pour les campagnes électorales, l’objectif serait de contraindre les candidats à passer du monologue actuel (chaque candidat s’exprime sans écouter ni répondre aux autres) au dialogue.
Comment faire
Dans son dernier chapitre, l’auteur évoque des pistes pour formaliser le développement de ces organismes de lien entre les citoyens et l’exécutif (et le législatif). Elles sont à prendre avec précaution, l’impact de nombreux organismes officiels existants étant insuffisant à la fois sur l’opinion publique et sur les responsables politiques : Conseil économique, social et environnemental, Haut conseil aux finances publiques, France Stratégie, Cour des Comptes, Conseil d’orientation des retraites, C omité de suivi des retraites, Conseil d’analyse économique, Conseil d’accès aux documents administratifs, Défenseur des droits… Malgré leur nombre, ils semblent empêchés de remplir le rôle de ponts entre l’État et les Français, soit par leur composition, soit par leur impératif de consensus réducteur, soit par leur dépendance au gouvernement, soit par leur éloignement des citoyens. Un problème structurel, comme le fait remarquer Pierre Rosanvallon. Car si les responsables au pouvoir sont réticents à changer les règles du jeu, ceux de l’opposition le sont aussi en prévision de la prochaine alternance. La Fondation iFRAP est convaincue que c’est à la société civile de prendre ces sujets en main en informant les citoyens et en étant exigeant vis-à-vis des responsables politiques.
La lecture de ce livre très documenté, passionnant et grave, est rendu très vivant grâce aux nombreux exemples concrets qui illustrent les propos. Parfois d’actualité brûlante comme l’état d’urgence prévu chez les Romains en -500 sous le nom d’état d’exception, ou de dictature temporaire et ciblée, ou l’analyse des nuances entre les situations « présidentielles » en France, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni avec leur équivalent royal, ou comment l’interdiction de se porter candidat à des élections et donc de faire campagne a été envisagée pour éviter le débordement de promesses démagogiques.
Paru en août 2015, ce livre est à lire d’urgence, si possible avant les primaires, en tout cas avant les élections.
[1] Les trois précédents essais : La Contre-démocratie, La légitimité démocratique, La société des égaux.
[2] Des rôles qui évoquent celui que se sont assignés des think tanks indépendants actuels dont la Fondation iFRAP