L’explosion du narcotrafic nécessite un vrai continuum sécurité/Justice
En déplacement au Havre le 13 janvier, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a fait part des derniers chiffres disponibles pour 2024 en matière de saisies de cocaïnes, soit pas moins de 47 tonnes sur les seuls 11 premiers mois de l’année. Il s’agit d’une augmentation de 102% par rapport à l’année précédente (23,2 tonnes) comme vient d’ailleurs de le confirmer le dernier rapport quantitatif de l’OFDT (l’Office français des drogues et des tendances addictives) relatif aux Chiffres clés 2025 des drogues et des addictions. Par ailleurs, le port du Havre représente 78% du nombre de saisies de drogue en 2024 pour un poids total d’environ 13 tonnes. Ces tendances nécessitent un véritable continuum de sécurité et notamment une coopération étroite entre police et justice, mais aussi que les douanes se déploient pour faire face au développement sans précédent sur notre territoire du narcotrafic.
Les saisies et consommations de drogue en pleine expansion :
Comme le montre de façon flagrante l’OFDT, la plupart des indicateurs concernant les drogues sont en constante augmentation : si le chiffre d’affaires du narcotrafic peut être estimé entre 3,5 milliards et 6 milliards d’euros[1], ce montant est toujours inférieur d’après l’OFDT aux conséquences pour la collectivité de ces addictions avec un coût social estimé en 2023 (pour l’année 2019) à 7,7 milliards d’euros[2].
Pire, les principaux chiffres font état d’une augmentation des expérimentations et des consommations :
L’OFDT relève ainsi que s’agissant du cannabis, le taux d’expérimentation atteint 50,4% (au moins 1 usage dans une vie pour les 11-75 ans) en 2023, soit une hausse de +3,1 points depuis 2021. En revanche le nombre d’usagers semble « stagner » autour des 11%, soit 10,8% en 2023 contre 11% en 2017 et 10,6% en 2021 et 2014.
S’agissant des autres drogues (dont des drogues dures), les expérimentations sont en très nette hausse en 2023 à 14,6% de la population contre 9,8% en 2017 (soit + 4,8 points), tandis que les usagers dans l’année augmentaient aussi sensiblement soit 3,9% contre 2,3% en 2017 (+1,6 point).
En revanche en valeur absolue, les populations consommatrices sont importantes : pour le cannabis, 21 millions de consommateurs, dont 5 millions d’usagers dans l’année et 1,4 million d’usagers réguliers dont 900.000 quotidiens. Pour la cocaïne, les expérimentateurs sont 3,7 millions, dont 1,1 million d’usagers dans l’année. Pour l’Ecstasy/MDMA les expérimentateurs sont 3,2 millions, dont 750.000 usagers, dans l’année et pour l’héroïne on ne dispose que des expérimentateurs soit 850.000 dans l’année. Toutes substances addictives confondues, les consommateurs dans l’année (occasionnels ou réguliers) représentent quand même en 2023 près de 6,85 millions de personnes (même si ces populations en fonction des produits peuvent être les mêmes), ce qui représente près de13,1 % de la population totale considérée (11-75 ans, soit 52,1 millions de personnes) hors consommateurs réguliers d’héroïne[3].
Si l’on regarde maintenant du côté des saisies réalisées par les pouvoirs publics, les chiffres eux aussi sont illustratifs :
Pour le cannabis, les saisies de cannabis en herbe sont passées de 4,5 tonnes en 2010 à 37,7 tonnes en 2023. Les saisies de résine ont augmenté de 65% sur la même période, passant de 52,7 tonnes à 87 tonnes.
Pour l’héroïne et les opioïdes, les saisies entre 2010 et 2023 sont constantes à 1,1 tonne, notamment en lien avec la baisse de production mondiale de 73% liée à l’interdiction de cette culture en Afghanistan par le régime Taliban. Les prix pourtant sont en baisse s’établissant à 28 euros en 2023 contre 35 euros en moyenne en 2011, alors même que la teneur en principe actif a augmenté sur la période passant de 10 à 16%.
Pour la cocaïne en revanche la demande explose et les saisies avec : on passe de 4,1 tonnes saisies en 2010 à 23,2 tonnes en 2023 et à 47 tonnes en 2024 sur les 11 premiers mois de l’année… cette augmentation est parallèle à la production mondiale passée de 1.134 tonne en 2010 à près de 2.700 tonnes en 2022. La cocaïne est par ailleurs vendue de plus en plus pure puisque sa pureté moyenne passe de 46% en 2011 à 73% en 2023 alors que son prix lui reste stable (passant de 60€ à 66€ sur la période).
Un continuum sécurité/justice s’agissant du narcotrafic qui se met peu à peu en place :
Alors que jusqu’à présent la réponse répressive et pénale était relativement clivée entre les services d’investigation et le traitement judiciaire des dossiers, une concordance des ministères semble se mettre en place avec l’arrivée au sein du Gouvernement Bayrou de deux personnalités aux profils sécuritaires affirmés Bruno Retailleau place Beauvau, poste qu’il occupait déjà dans le précédent gouvernement Barnier et Gerald Darmanin au ministère de la Justice après avoir été lui-même ministre de l’Intérieur pendant les 4 années précédentes de juillet 2020 à septembre 2024.
En particulier le ministre de la Justice a annoncé vouloir isoler les "100 plus gros narcotrafiquants" dans "une prison de haute sécurité" d'ici l'été. "Nous allons prendre une prison française, on va la vider des personnes qui y sont et on y mettra, puisqu'on l'aura totalement isolée, totalement sécurisée avec des agents pénitentiaires particulièrement formés, anonymisés" les "100 plus gros narcotrafiquants", comme le rapporte France Info[4].
De son côté, le ministre de l’Intérieur a annoncé la création d’une cellule de renseignement portuaire spécialement dédié au port du Havre (une CROSS (cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants[5]) avec un renfort d’effectifs de police et de gendarmerie et de deux analystes douaniers[6] de la DNRED (Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières). La ville est un point d’entrée très important de la drogue en France avec près de 78% du nombre de saisies de stupéfiants, pour des volumes de près de 13 tonnes.
Rappelons toutefois que beaucoup d’éléments se font encore attendre :
D’une part après le bilan 2022 de lutte contre les drogues publié en mars 2023[7], aucune nouvelle publication de ce type n’a été réalisée par le ministère de l’Intérieur pour documenter son action depuis à l’égard du public ;
D’autre part les lignes d’actions publiées par la MILADECA (mission interministérielle de lutte contre les conduites addictives) dans sa stratégie interministérielle de lutte contre les conduites addictives 2023-2027[8] restent encore inachevées[9]. En particulier un nouveau plan national de lutte contre les stupéfiants toujours non publiés.
Enfin, il faut souligner la volonté des pouvoirs publics d’agir dans la durée depuis le discours conjoint Retailleau/Migaud à Marseille en novembre dernier. En effet, lors de cette visite, les ministres de la Justice et de l’Intérieur avaient annoncé[10] :
La volonté de créer un parquet national anti-stupéfiant (PNAST) à terme ; passant d’abord par un renforcement de 40% des équipes travaillant auprès du Parquet de Paris contre la criminalité organisée (la mesure est nécessairement en suspend dans l’attente des derniers arbitrages sur le budget 2025) ;
La mise en place d’une cellule de coordination nationale chargée de dresser un état des menaces, fixer une stratégie opérationnelle et la mettre en œuvre à la Chancellerie ;
Une sécurisation des travaux des enquêteurs avec la mise en place d’un coffre-fort dont le contenu ne serait pas versé à l'enquête et qui permettrait aux enquêteurs de ne pas divulguer leurs techniques à la défense ;
La mise en place d’un statut spécifique aux « repentis » renforcé sur le modèle italien ;
"Rendre obligatoire l'ouverture d'une enquête patrimoniale dans des affaires de stupéfiants", mais aussi "inverser la charge de la preuve" en créant "une injonction de justification de ressources inexpliquées". "Tu roules en grosse cylindrée ? Très bien, (...) donne-nous la preuve du financement de cette acquisition", avait en novembre exposé le ministre de l’Intérieur. Ce qui devait impliquer une coopération de la justice afin de "frapper les criminels au portefeuille en renforçant les possibilités de saisies, de confiscation judiciaire pour que le crime, et particulièrement le crime organisé, ne paie pas" avait évoqué à l’époque Didier Migaud."Il faut donner aux préfets le pouvoir de fermer des commerces de blanchiment" et "il faut que le délinquant qui trafique puisse être expulsé de son logement" avait renchéri le ministre de l’Intérieur.
Conclusion :
Les statistiques liées au trafic et à la consommation de drogue sont en constante augmentation. La réponse sécuritaire et pénale doit s’ajuster à cette nouvelle donne. Les profils des ministres de l’Intérieur et de la Justice et leurs premières propositions font présager du possible établissement d’un véritable continuum police/justice en matière de lutte contre le crime organisé et tout spécialement s’agissant du narcotrafic. Pour cela il faut que l’équipe présente dispose des marges de manœuvre budgétaires et politiques pour pouvoir mener à bien leur entreprise en coordonnant bien l’action des deux ministères, définir une stratégie commune de lutte contre le trafic de drogue et poursuivre les engagements esquissés par le précédent gouvernement qui doit monter en puissance. Rappelons qu’une plus grande sélectivité des prisons est nécessaire[11] afin d’isoler véritablement les plus gros narcotrafiquants de leurs réseaux. L’idée d’une prison spéciale de haute sécurité en la matière constitue une excellente proposition, si par ailleurs l’environnement des surveillants pénitentiaires y travaillant est lui aussi sécurisé (afin d’éviter pressions et corruption). En tout état de cause 3 points devraient avancer parallèlement :
Une révision de la carte d’implantation des forces de police et de gendarmerie comme y invite la Cour des comptes, afin de disposer des forces adéquates selon la nature du territoire (rural ou urbain, voire rurbain). On sait combien le narcotrafic se développe notamment en milieu rural[12].
Du côté de la justice, il est nécessaire de disposer d’une stratégie agile pour pallier la lenteur du déploiement des programmes de construction pénitentiaire. Dans cette perspective des moyens alternatifs et d’urgence doivent être déployés afin de « recevoir » la population criminelle que la montée en puissance de la lutte contre le narcotrafic devrait induire. On pense en particulier au développement de capacités légères et modulaires (préfabriqués, espaces transformés adaptés) pour recevoir la population la moins dangereuse placée traditionnellement en QA/MA (quartiers d’arrêts et maisons d’arrêt) et qui présente actuellement au sein du parc carcéral le plus de propension à la surpopulation. Nous avons par ailleurs proposé que des capacités pénitentiaires soient déployées sur des terrains militaires en faisant coopérer le ministère de la Défense et celui de la justice et leurs deux opérateurs immobiliers spécialisés[13].
Enfin, il faudra développer également la réponse médicale pour traiter les addictions des consommateurs, en lien avec le ministère de la Santé. Il s’agit d’un axe important, si l’on veut lutter efficacement contre l’augmentation de la demande de drogue au plan national.
[1] https://www.actu-juridique.fr/justice/le-narcotrafic-en-france-35-a-6-milliards-de-chiffre-daffaires/ ainsi que rapport du Sénat Sortir la France du piège du narco-trafic, 7 mai 2024, p.45. https://www.senat.fr/rap/r23-588-1/r23-588-1.pdf#page=45
[2]https://www.ofdt.fr/sites/ofdt/files/2025-01/dacc_2024.pdf, ainsi que OFDT, Le coût social des drogues en 2019, juillet 2023.
[3] En 2021 l’OFDT faisait état de 130.000 consommateurs par mois, voir https://www.ofdt.fr/heroine-et-opioides-synthese-des-connaissances-1729
[4] https://www.francetvinfo.fr/societe/drogue/un-record-de-47-tonnes-de-cocaine-ont-ete-saisies-sur-les-onze-premiers-mois-de-2024-annonce-bruno-retailleau_7011674.html
[5] Les CROSS sont adossées en antennes territoriales de l’OFAST voir arrêté du 27 décembre 2019 portant création d’antennes et de détachement de l’OFAST https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000039683333
[6] Sur le renseignement douanier, voir le dernier référé en date du 7 novembre 2024 sur le sujet https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2025-01/20250113-S2024-1375-Fonction-renseignement-Direction-nationale-renseignement-et-des-enquetes.pdf
[7] https://www.interieur.gouv.fr/archives/actualites/dossiers-de-presse/bilan-2022-de-lutte-contre-drogues
[8] Voir la circulaire de mise en place opérationnelle dans les préfectures https://www.drogues.gouv.fr/sites/default/files/2024-01/CIRCULAIRE%20CHEF%20DE%20PROJET%20MILDECA%20-%202024.pdf
[9] https://www.drogues.gouv.fr/sites/default/files/2023-03/SIMCA%202023-2027.pdf
[10] https://www.francetvinfo.fr/societe/drogue/lutte-contre-le-trafic-de-drogues-ce-qu-il-faut-retenir-des-annonces-de-bruno-retailleau-et-didier-migaud_6885440.html ces propositions reprenaient en partie les constats réalisés par les sénateurs DERAIN et BLANC en mai 2024 voir note n°1.
[11] Selon le profils des criminels. A ce titre la France manque de prisons psychiatrique pour les criminels atteints de troubles mentaux lourds.
[12] https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2025-01/20250113-La-repartition-des-zones-de-competence-entre-la-police-et-la-gendarmerie-nationales.pdf
[13] Nous avons eu déjà l’occasion d’évoquer ce propos dans une précédente note : https://www.ifrap.org/fonction-publique-et-administration/prisons-francaises-80130-detenus-pour-62357-places