Le choix d’un second porte-avions pour la France
Le porte-avions constitue un instrument de projection de puissance et de souveraineté par excellence. A l’heure actuelle, 12 pays possèdent un ou plusieurs porte-avions ou porte-aéronefs de capacité plus ou moins importante et beaucoup de projets de construction existent, que ce soit pour la Chine ou la Russie notamment. Depuis 2001 et l’entrée en service du Charles de Gaulle (CdG), la France est d’ailleurs la seconde nation dans le monde (avec les Etats-Unis) à posséder un porte-avions à propulsion nucléaire : en clair, ce qui se fait de mieux dans le domaine. Et dans le paysage européen également, la France reste définitivement seule à posséder un porte-avions à part entière, nos autres partenaires ne détenant seulement que des porte-aéronefs aux capacités bien plus limitées. Tandis que notre porte-avions devrait encore rester en service jusqu’en 2041, il est temps de prévoir la construction d’un second porte-avions. D’autant que le coût de construction avoisinerait les 466 millions d’euros par an (pour un total de 7 milliards d’euros sur 15 ans).
La possession d’un porte-avions nucléaire représente, au même titre que notre parapluie nucléaire[1], un atout stratégique et symbolique déterminant pour tenir notre rang de membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU. En 15 ans de service opérationnel, le Charles de Gaulle a ainsi parcouru l’équivalent de 23 tours du monde et participé à de nombreuses missions de combat majeures[2]. Des états de service impressionnants appelés à s’étoffer encore largement, le porte-avions devant rester en service au moins jusqu’en 2041.
Quelle nécessité stratégique ?
La seule possession d’un unique porte-avions à propulsion nucléaire ne doit cependant pas faire illusion quant à la pérennité de nos capacités de projection. Alors que la France possédait trois porte-avions simultanément entre 1945 et 1963 et deux entre 1963 et 1997, le désarmement du Clémenceau le 1er octobre 1997 marque le début d’un format aéronaval réduit à un seul porte-avions, constitué du seul Foch entre 1997 et 2001 et du Charles de Gaulle depuis.
Rappel historique : Dès le début du 20ème siècle, la France s'est engagée dans la constitution d'une force aéronavale composée successivement : de porte-hydravions en transformant des navires français (croiseur transporteur de torpilles, avisos, cargos...)[3] : « Foudre », « Rouen », « Pas-de-Calais », « Campinas », « Nord », « Bapaume » et « Commandant Teste » ; de porte-avions (PA) en décidant de : construire ou transformer des navires français : « Béarn », « Joffre », « Painlevé », « Jean Bart », et louer après 1945, des PA d'origine américaine : « Dixmude », « Arromanches », « La Fayette », « Bois Belleau » - ces PA ayant été engagés en Indochine, en Algérie, à Suez (1956), à Bizerte (1960), à Agadir (tremblement de terre en 1963). Dans un objectif d'indépendance nationale en matière de défense et de sécurité, la France a décidé de remplacer ses porte-avions d'origine américaine par 2 porte-avions français : le « Clemenceau » (1961-1997) et le « Foch » (1963-2000). Lors de leurs 36 années de carrière, ces 2 porte-avions ont parcouru plus de 1.000.000 miles nautiques, passé plus de 3.000 journées en mer et effectué environ 80.000 catapultages d'aéronefs. Puis a été décidé en 1986 la construction du porte-avions « Charles de Gaulle » qui a supposé une durée entre la commande et la mise en service actif 2 fois plus importante que pour ses 2 prédécesseurs, durée liée en grande partie à la sophistication des systèmes d'arme (catapultage d'aéronefs...) et de propulsion (hélice, réacteurs nucléaires....).
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La réduction du format aéronaval à un seul bâtiment empêche d’assurer la permanence à la mer d’un groupe aéronaval (GAN – voir encadré), un instrument qui a prouvé son utilité à de nombreuses reprises dans plusieurs crises récentes, comme le soulignait déjà un rapport sénatorial en 2000[4]. Seul navire de ce type en Europe, l’engagement du Charles de Gaulle nous assure une place dominante dans les coalitions, tout en nous procurant des capacités de contrôle aéro-maritime, de frappe aéroterrestres et de renseignement difficilement remplaçables autrement. Mais malgré ses capacités intrinsèques de projection, le Charles de Gaulle ne possède qu’une disponibilité avoisinant les 60% - soit environ 200 jours de mer par an -, principalement à cause du lourd entretien que nécessitent la propulsion nucléaire et plus largement le niveau technologique d’un tel bâtiment. Les périodes de mer alternent ainsi avec plusieurs phases de maintenance incompressibles (maintenance lourde (ATM), maintenance intermédiaire (IEI) et l'entretien courant, etc).
Le choix de construire un second porte-avions permettrait de disposer en permanence d’une capacité souveraine de projection et de dissuasion, la disponibilité du groupe aéronaval étant portée à 100%... Sauf que la construction d’un porte-avions devrait prendre environ 15 ans, ce qui signifie qu’il ne rentrerait en service qu’en fin de vie du CdG. Sur le très long terme, pour atteindre les objectifs fixés, il faudrait en réalité prévoir d’un troisième porte-avions.
Le GAN du Charles de Gaulle (type CATOBAR) est un système d'arme qui permet à la France d'effectuer un spectre important de missions qui ont été définies dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 :
Les interventions opérationnelles (missions dans la profondeur, de reconnaissance, d’assaut et bombardement, d’appui de troupes au sol ou de coordination tactique[7]) du groupe aéronaval[8] (GAN) dont le porte-avions Charles de Gaulle est la pièce maîtresse ont concerné dans un cadre multinational plus particulièrement avec l'US Navy sur des périodes de 2 à 3 mois les OPEX suivantes :
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L’état du projet
La question du second porte-avions est aussi devenue une problématique militaire structurante pour les sphères décisionnelles françaises depuis de nombreuses années. A chaque élection présidentielle, la question fut remise au goût du jour par les candidats, avant d’être toujours remisée dans les tiroirs pour des raisons budgétaires, et ce, même si chacun reconnaissait l’utilité manifeste d’un second porte-avions.
Au début des années 2000, la solution de la coopération émerge pour la construction d’un deuxième porte-avions français. En effet à cette période, les Britanniques cherchent à remplacer leurs trois porte-aéronefs de 22.000t de classe Invincible vieillissants. A partir de 2002, la ministre de la Défense française – alors Michèle Alliot-Marie - propose à son homologue britannique de lancer une coopération technico-industrielle afin de construire deux CVF britanniques et un CVF-FR français. Finalement, le partenariat est annoncé à la suite du sommet de Lancaster House en novembre 2004 et formalisé avec le Memorundum of Understanding (MoU) signé par les deux parties en 2006. Mais rapidement, la coopération s’enraye à cause de calendriers français et britannique décalés[10], d’options techniques complètement divergentes[11] et de politiques d’achat quasiment inconciliables[12]. En 2009, la coopération franco-britannique est finalement abandonnée, non sans que celle-ci ait quand même coûté la bagatelle de 214 millions d’euros (constants 2013) à l’Etat français en études diverses au profit des Britanniques[13] ! Un montant qui aurait pu couvrir, au moins en partie, des études nationales destinées à construire un deuxième porte-avions.
Depuis, le programme reste au point mort, principalement pour des raisons financières. Le projet, mentionné dans le Livre Blanc de 2008[14], est ainsi totalement absent de celui de 2013. Même si l’immobilisation prolongée à venir du Charles de Gaulle remet le sujet au goût du jour, aucune décision formelle n’a toujours été prise en ce sens.
Quel coût ?
A titre de référence, le coût du porte-avions « Charles de Gaulle » a été d'environ 4 milliards d'euros et son IPER prévue pour 2017 est estimée à 1,3 milliard d'euros. Cependant comme l'a souligné le chef d'état-major de la marine devant la Commission sénatoriale des Affaires étrangères, de la Défense et des forces armées le 21 octobre 2015 (examen de la LFI 2016), la marine émarge « très peu au surcoût des OPEX. En moyenne annualisée, la marine met cinq mille marins en permanence à la mer. Ces cinq mille marins en opérations - qui incluent donc les déploiements du porte-avions - émargent pour moins de 100 millions d'euros sur le 1,2 milliard d'euros affecté aux OPEX ».
Ainsi, si l’on se réfère aux coûts de la construction du porte-avions Charles de Gaulle, on peut estimer la construction du second porte-avions à environ 4 milliards d’euros, ceci en prévoyant une enveloppe certainement plus large que nécessaire. En effet, il serait possible de largement reprendre les plans existants du CdG, en les actualisant aux remarques effectuées ci-dessous, tout en recherchant une communalité maximale des équipements entre les deux navires. Prévoir une enveloppe plus large pour la construction du second porte-avions est cependant légitime et justifié par les expériences de nombreux programmes d’armements majeurs français ou européens, qui dépassent bien souvent les coûts des devis initiaux dans les faits. Le seul programme du Charles de Gaulle dans les années 1990 en témoigne[15]. Quoi qu’il en soit, le fait est que l’investissement sera étalé sur près de 15 ans, soit environ 260 millions d’euros chaque année.
Un second porte-avions nucléaire implique la commande de nouveaux matériels pour l’équiper. En l’état actuel des équipements disponibles, il n’est pas envisageable de ne rien commander de plus et de « déshabiller Pierre pour habiller Paul ». Rappelons que l’objectif est de pouvoir disposer d’un GAE complet, capable de remplacer le CdG lors de ses périodes d’indisponibilité et d’agir indépendamment.
Il faudra nécessairement repenser le format du parc de la force aéronavale. A l’heure actuelle, cette dernière compte trois flottilles de combat de 12 Rafale M chacune, soit 36 appareils en première ligne. En général, deux sont embarquées sur le CdG tandis que la troisième reste en régénération à Landivisiau et sert à l’entraînement des pilotes. Avec la commande du second porte-avions, ce format ne sera plus du tout adapté – il est déjà régulièrement en surchauffe. Armer un second porte-avions pourra nécessiter au moins la constitution de deux flottilles supplémentaires. En clair, ce sont 24 nouveaux Rafale M[16] qui doivent être commandés pour le second porte-avions, soit un investissement de près de 2,42 milliards d’euros.
Si le niveau politique choisit de constituer une troisième flottille, il faudrait alors commander 32 Rafale M pour 3,23 milliards d’euros. En plus des seuls avions de chasse, il faudrait également commander trois nouveaux E-2C Hawkeye de guet aérien pour la flottille 4F. L’aéronavale en possède actuellement trois : deux sont embarqués sur le CdG, le troisième étant en maintenance. D’un prix unitaire de près de 200 millions d’euros, ces trois nouveaux appareils représentent un investissement de quelque 600 millions d’euros à eux seuls. Enfin, il faudrait commander de nouveaux hélicoptères NH-90 Caïman. Trois nouveaux hélicoptères de ce type coûteraient ainsi environ 105 millions d’euros.
Au total, ce sont entre 6 et 8 milliards d’euros qu’il faut prévoir pour la construction et l’armement d’un second porte-avions. Si ces investissements sont très lourds, ils ont forcément vocation a être répartis sur toute la durée de la construction du PAN2, soit 15 ans. Dès lors, cela représente environ 466 millions d’euros par an. Dans l’état actuel des finances publiques françaises, le budget de la Défense prévu par la LPM 2014-2019 est insuffisant au regard des besoins réels des forces. Ainsi, assainir les dépenses publiques pour dégager des marges de manœuvre pour la Défense et la Sécurité devra être l’une des priorités de la prochaine majorité. C’est à ce seul prix que la France pourra investir dans un projet aussi majeur et structurant pour nos forces que le second porte-avions.
[1] Voir notamment Quelles évolutions pour la dissuasion nucléaire française ?, Fondation iFRAP, 6 juillet 2016.
[2] Missions Héraclès (2001-2002) et Agapanthe (2010) en Afghanistan, mission Harmattan (2011) en Libye, opération Chamnal (2015) et Arromanches (2015-2016) contre l’Etat Islamique notamment.
[3] Les hydravions étaient catapultés et récupérés lors de leur amerrissage à proximité des navires
[4] Rapport d’information fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur l’avenir du groupe aéronaval, M. André Boyer, 2000.
[5] Exemples de bases aéroterrestres : lors de la guerre en Afghanistan : Manas (Kirghizistan) 2001/2005, Douchanbé (Tadjikistan) 2005/2007, Kandahar (Sud de l’Afghanistan) 2007/2012 et de la guerre contre Daech : base aérienne projeté à Amman (Jordanie) et base aérienne 104 à Abu Dhabi (Emirats-Unis).
[6] Confer les 4 décrets n° 1180 à 1183 du 25 septembre 2015 fixent les limites extérieures du plateau continental de la France, en application de l’article 76 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 (dite « Convention de Montego Bay »), au large du territoire de la Martinique et de la Guadeloupe, de la Guyane, des îles Kerguelen et de la Nouvelle-Calédonie.
[7] Assurées par différents aéronefs (chasseurs - bombardiers, reconnaissance, récupération d'équipages...): Super-Etendard Modernisés retirés du service en 2016, Rafales, E2C Hawkeye, Atlantique 2, hélicoptères...
[8] Le GAN français sous la norme OTAN Task Force 473 est un ensemble de navires français mais aussi de pays alliés (allemands, britanniques, néerlandais, américains...) ayant des missions de lutte anti-aérienne, anti-surface et anti-sous marine et de ravitaillement (notamment en carburant).
[9] Le PA « Charles-de-Gaulle » a reçu le 23 juin 2016 la « Meritorious Unit Commendation » de l'US Navy, distinction rarement attribuée au titre de sa participation pour la 1ére fois à la tête de la Task Force multinationale chargée de la lutte contre « Daesh ».
[10] Les Français souhaitaient une mise en service du PA2 en 2015, avant l’ATM2 du Charles de Gaulle prévu de 2017 à 2018. Les Britanniques n’envisageaient une mise en service de leurs deux CVF qu’en 2018 et 2020.
[11] Très impliqués dans le programme du Joint Strike Fighter américain, les Britanniques doivent notamment s’équiper de F-35B (version STVOL, c’est-à-dire à décollage court et atterrissage vertical) dans les années à venir. Logiquement, leurs porte-avions n’intègrent pas de catapultes et de brins d’arrêt. Un choix inconciliable avec l’utilisation de Rafale M par les Français, malgré des études de communalité en ce sens.
[12] Les Britanniques s’engageaient en effet dans une stratégie de soutien de l’industrie navale militaire, forcément peu conciliable avec une mise en concurrence avec des chantiers navals étranger (en l’occurrence français).
[13] La France a gaspillé 200 millions d’euros pour un second porte-avions dont il n’est même plus question…, Opex 360, 11 février 2014. Le rapport de la Cour des Comptes ici précise les montants exacts engagés.
[14] Voir Défense et Sécurité nationale – Le Livre Blanc, 2008, p.214.
[15] Notons à ce titre par exemple que la construction du Charles de Gaulle a coûté 3,82 milliards d’euros (20 milliards de francs de 1999), soit un surcoût de 18% par rapport au devis initial. Voir Rapport d’information fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur l’avenir du groupe aéronaval, M. André Boyer, 2000, p.30.
[16] On part du postulat que chaque Rafale coûte environ 101 millions d’euros en 2015. Il s’agit bien évidemment du coût moyen de production, qui n’inclue donc pas les armements. Voir La Conduite des programmes d’armement, Cour des Comptes, Rapport public annuel 2010, février 2010, p.68.