L'armée conserve son budget, mais doit se réformer
François Hollande a assuré dans son interview du 28 mars dernier : « Nous dépenserons en 2014 exactement le même montant qu'en 2013. Et après, ce sera la même chose ». Le lendemain, industriels et généraux exprimaient leur soulagement, surtout à quelques jours de la sortie du livre blanc sur la Défense. En effet, de sérieuses coupes budgétaires étaient envisagées, au grand dam d'une administration qui se pose en modèle.
Il est vrai que le ministère de la Défense a un statut particulier. Héritage d'une tradition gaulliste (le général écrivait que « la France s'était construite au fil de l'épée »), les domaines de la politique étrangère et de la Défense sont parmi les rares en France à faire souvent l'objet d'un consensus. De plus, l'armée garde cette image d'être l'un des rares corps de métiers où l'ascenseur social fonctionne encore.
Notre situation internationale, notre statut de membre du Conseil de sécurité de l'ONU ainsi que la détention de l'arme nucléaire, positionnent la France comme une grande puissance militaire. Elle intervient dans les opérations de l'ONU, et peut intervenir seule sur certains théâtres d'opérations, comme au Mali.
Après avoir obtenu le soutien des deux commissions de Défense, Jean-Yves Le Drian a réussi à obtenir un budget de 31,4 milliards d'euros, évitant ainsi le « scénario Z » de Bercy, qui envisageait une coupe de 2 milliards dans le budget. La règle de « zéro valeur » est tout de même retenue pour les budgets 2014 et 2015 (l'inflation ne sera pas prise en compte).
La Défense sans camouflage
Néanmoins, quelque particulière que soit cette administration, la période de rigueur budgétaire que nous vivons n'a pas de raison d'épargner l'hôtel de Brienne. L'armée française fait l'objet de polémiques dans sa gestion du personnel. De plus, les nouvelles données géostratégiques et l'évolution de la nature des conflits soulèvent des questions concernant la gestion de notre défense tellement « modèle ».
Une récente tribune de jeunes officiers a soulevé le problème des généraux de 2ème section. Sorte de placard doré pour de nombreux officiers, on estime qu'ils sont 5.571, soit l'équivalent de 6 états-majors américains ! Ces officiers généraux en réserve disposent de nombreux privilèges : tarif militaire SNCF, solde de réserve ou retraite militaire avec abattement fiscal de 10%. L'administration française est connue pour ces statuts particuliers et sans nul doute faudra-il abolir celui-ci, sans apport réel, puisque seuls une centaine de ces officiers participent à des opérations chaque année.
L'administration de la Défense souffre aussi d'autres maux : Une mauvaise coordination entre ses administrations civile et militaire, avec de nombreux doublons injustifiés. Des échelons intermédiaires, dont l'utilité même fait débat, pourraient être diminués au profit d'unités opérationnelles. La politique de réduction d'effectifs démarrée en 1995 avec la professionnalisation de l'armée doit être poursuivie, afin d'atteindre l'objectif de 54.000 suppressions de postes à l'horizon 2015.
Les questions de l'équipement et de la dissuasion méritent d'être posées à la lumière des nouvelles conditions des conflits du XXIème siècle. Michel Rocard avait évoqué ce sujet du coût de l'arme nucléaire, mais devant les tensions soulevées, le débat prit fin rapidement. Pourtant, avons-nous besoin d'une force de dissuasion à ce niveau de coût (estimé à 16 milliards d'euros annuels), au vu de son utilité ? Il y a sans doute des possibilités de diminution, sans porter atteinte au statut de grande puissance de la France.
Il en va de même pour de plus petits équipements. Prenons le cas du char Leclerc : il y en a aujourd'hui 254 en France, mais quasiment aucun n'a servi (à part quelques missions au Liban et au Kosovo). La remise à niveau des 154 plus anciens devrait coûter selon Charles Maisonneuve (auteur du livre « les combats de la cavalerie blindée ») 1,2 milliard d'euro… Il évoque ainsi la possibilité de n'en conserver que 96, par souci d'économie et de maintien d'efficacité.
Le ministère de la Défense a un lien très particulier avec tout le secteur de l'industrie de l'armement. Ce dernier est composé de grandes entreprises, créatrices de nombreux emplois et à la pointe de la technologie (Dassault, Safran, Thalès). Néanmoins, ces entreprises dépendent essentiellement des commandes de l'État. On estime qu'environ 70% du chiffre d'affaires de ces entreprises provient des commandes publiques, alors que la concurrence internationale fait rage. Les pays émergents commençant à développer leur propre industrie, on peut s'interroger sur la viabilité du modèle économique de ces entreprises, trop dépendantes de la commande publique, et peu incitées à affronter la concurrence.
Des solutions préservant nos capacités
La Cour des comptes dans son rapport de juillet 2012 « le bilan à mi-parcours de la loi de programmation militaire » insiste sur différentes mesures nécessaires pour assainir l'administration de la Défense. Elle précise ainsi qu'il faut « aider au reclassement des personnels du ministère et “dépyramider” la structure en réduisant fortement, au moyen d'arrêtés de contingentement pluriannuels, le nombre d'officiers généraux et d'officiers supérieurs, ainsi que le nombre de cadres civils de catégories A et A+ ». Ces mesures rejoignent les thèmes dénoncés dans la tribune des jeunes officiers du mouvement Marc Bloch. Les dépenses en immobilier et infrastructures pourraient également être réduites et plus orientées vers des dépenses stratégiques et opérationnelles. Les crédits alloués à ce domaine sont d'environ 1 milliard et on estime à 200 millions d'euros les économies possibles annuellement à ce niveau (logement et hébergement, rénovation des bâtiments tertiaires).
D'autres mesures innovantes peuvent être apportées pour réformer la Défense. Le think tank européen CEPS a publié récemment un rapport, « la défense sans fard », avec une cinquantaine de propositions décapantes. En effet, il donne différentes pistes de réflexion : la dissuasion nucléaire, dont le budget annuel sanctuarisé par François Hollande au début de son mandat représente 3,4 milliards d'euros, peut sans doute être diminué. Le maintien de toutes ses composantes n'est pas forcément nécessaire, sans que cela porte atteinte à notre capacité de dissuasion nucléaire. Il est inutile de se construire une nouvelle ligne Maginot. Il incite également l'État à vendre ses participations dans les entreprises de la Défense où il est trop actif (100% de Nexter, 30% de Safran). L'État français devrait se contenter de conserver les golden shares, suffisantes pour garder un contrôle stratégique. L'idée étonnante d'une taxe « kaki » est proposée : il pourrait être demandé aux entreprises françaises bénéficiant de la protection de l'armée dans des zones à risques (comme Areva par exemple) de participer au financement de leur protection. La question de l'Europe de la Défense ne saurait être évitée dans un débat sur une réforme efficace de l'armée. En effet, l'approfondissement européen apporterait des économies non négligeables, à moyen terme. Selon la directrice exécutive de l'agence européenne de la Défense (AED), Claude-France Arnould, il y a près de 10 milliards d'euros à gagner avec la mutualisation des équipements militaires en cumulant le spatial, les frégates et les véhicules blindés. Si la mutualisation a démarré, il y a encore des carences, dues à des logiques nationales qui freinent le processus. Cet effort d'intégration serait bénéfique pour nos industries également, car comme le souligne Bertrand de Cordoue (membre du cercle Les Échos), il faut donner du sens au concept de « dépendance mutuelle acceptée » (énoncé dans le livre blanc de 2008) afin de favoriser des champions industriels européens, capables de résister à la concurrence internationale.
Conclusion
Bercy n'a pas eu gain de cause sur le scénario Z, mais des efforts budgétaires concrets devront être réalisés par le ministère de la Défense. Sa gestion du personnel et immobilière, sa politique d'achat d'équipements, l'approfondissement européen sont autant de pistes qui méritent d'être explorées et appliquées. Il est possible de réformer de l'intérieur sans amputer les capacités de défense de la France. La panique des industriels avant la publication du livre blanc est un signe inquiétant dont il faut s'alarmer. À l'époque de la mondialisation, aucune industrie nationale si riche en emplois et porteuse dans le domaine de la technologie ne peut être aussi dépendante de la commande publique. Il faut encourager le développement de ces entreprises sur les marchés extérieurs, et notamment celui des pays émergents. C'est ainsi qu'elles pourront devenir plus autonomes, et développer plus rapidement de nouvelles technologies d'armement par la mutualisation de la recherche entre entreprises européennes.