La vision désenchantée du libéralisme ?
Le dernier ouvrage de Gaspard Kœning est un opus important. Sous le titre Le révolutionnaire, l’expert et le Geek (Plon 2015), l’ancienne plume du cabinet de Christine Lagarde, normalien actuellement en poste à la BERD (Banque européenne de reconstruction et de développement) dont le siège est à Londres, profite de cet exil (provisoire) Outre-manche pour ausculter les dérives actuelles du modèle français (État-providence, économie de connivence). En réalité l’ambition de l’auteur est beaucoup plus vaste, elle consiste à s’interroger sur l’individu lui-même et son rapport au Politique depuis la Révolution française en tentant une synthèse philosophique rétrospective et prospective structurée autour de trois phases (qui correspondent d’ailleurs aux trois parties du livre) de définition de la liberté, confisquées par trois dégénérescences institutionnelles :
Le constat : trois phases de liberté conduisant à trois dégénérescences institutionnelles :
- Liberté de l’individu sous le premier mouvement révolutionnaire, celui initié par l’abbé Sieyès, qui définit l’individu sous la forme d’une monade (atome) directement en prise avec un État pensé d’emblée comme centralisateur et jacobin. À cette promesse d’autonomie fondée sur la souveraineté de l’individu régulé par l’État garant des libertés fondamentales, le politique répondra bientôt par un processus de fragmentation du pouvoir sous couvert de subsidiarité qui procédera à une décentralisation toujours plus forte tandis que dans la sphère sociale et économique réapparaîtront les corps intermédiaires (syndicats, organes paritaires, corporatismes) qui avaient pourtant été dissous par la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 (auquel l’auteur rend un vibrant hommage), aboutissant à la mise en place progressive d’une économie de connivence très dépendante de la dépense publique (avec constitution d'oligopoles, de cartels et de professions réglementées).
- Liberté de l’individu dans les années 1930 objectivée par la figure de l’expert (technocrate) et de l’approche planiste (pour ne pas dire « planificatrice) au sortir de la Grande crise de 1929 puis sous Vichy et continuée et renforcée à la Libération. Il s’agit alors de faire en sorte de « protéger l’individu contre lui-même ». Cet impératif de protection aboutit notamment à l’inscription du principe de précaution dans la constitution et la domination sans partage de la technostructure sur le Politique, le citoyen se retrouvant ravalé au simple rang d’administré, réduit par la statistique à l’état de données donnant l’illusion aux pouvoirs publics que ces derniers peuvent l’inciter à se comporter de façon conforme sous le poids des dispositions fiscales et de la réglementation. Internaliser les externalités négatives, voilà l’enjeu (c’est l’idéal des taxes « pigouviennes » et de la fiscalité comportementale (dont l’auteur ne parle pourtant pas). Cette phase d’hyper-réglementation remet bien évidemment en cause les libertés individuelles en ce qu’elle étouffe les initiatives, inhibe (ou décourage) les comportements non conformistes, et développe un État-providence dont le financement devient aujourd’hui totalement problématique.
- La libération des data (données) au nom de la croissance de la nouvelle économie[1] fait accéder l’individu à une nouvelle phase de liberté, celle du nomade. C’est la phase prospective de l’ouvrage de l’auteur, qui en profite pour porter à bout philosophiquement les implications de la nouvelle révolution technologique en cours. Gaspard Koenig nous offre alors une belle synthèse de ses travaux sur l’œuvre de Gilles Deleuze dont il convoque les Mille plateaux au service d’une relecture de la future trans-humanité déployée en rhizomes. La liberté devient flux dématérialisé, tandis que l’âge du sur-mesure contient paradoxalement en germe un potentiel d’aliénation qui pour l’auteur est sans commune mesure avec celui dont bénéficiait l’État planiste antérieur. Derrière les choix apparents infinis s’adaptant aux désirs de l’individu, se cache la loi des grands nombres et des intérêts bien compris, des « normes collectives » générées par et pour le réseau, sans véritable régulation étatique. L’État disparaît donc dans la mesure où l’idéal de gratuité permet une captation inédite de l’identité et des préférences individuelles, conduisant à la suppression de la vie privée (privacy), tandis que l’individu nomade jouissant sans posséder se retrouve sommé de coopérer et d’échanger sans pouvoir constituer ni patrimoine, ni foyer.
Les solutions envisagées sont attirantes mais schématiques :
Aux trois formes de liberté et à leur inéluctable dégénérescence, l’auteur oppose des solutions globales afin (p.252) de « dépasser les apories du passé et les impasses du libéralisme classique, en donnant véritablement à chacun les moyens d’effectuer ses choix (ce qui passe, entre autres, par un revenu universel). Repousser clairement la tentation planiste qui nous vient de Vichy, génératrice de fragmentation sociale et d’iniquité générationnelle, en frappant l’État-nounou au cœur même de son pouvoir de nuisance (ce qui signifie entre autres un défaut sur la dette souveraine, pour faire tabula rasa des erreurs passées). Enfin et surtout remettre l’individu au centre de l’utopie numérique. » En d’autres termes :
- Revenu universel pour tous (notamment à travers la mise en place d’un impôt négatif universel) ;
- Défaut « ordonné » sur la dette souveraine, afin de remettre les compteurs à zéro ;
- Faire prévaloir l’État de droit et la sanctuarisation de la vie privée sur le numérique afin de prémunir le citoyen de toute captation anomique par les réseaux numériques.
Pour cela, l’auteur propose :
- Le jacobinisme libéral 2.0, qui supprime le cadre politique des communes pour en revenir à une administration hyper-déconcentrée animée depuis Paris. Mais celui-ci impliquerait aussi la mise en place d’une quatrième révolution étatique (après l’État-nation, l’État-libertés, et l’État-providence), reposant sur les écoles autonomes (mais 100% publiques avec autonomie de recrutement et de gestion, mais pas de programme), l’e-government et la réforme des retraites à la suédoise (mais sans doute également la flexi-sécurité à la danoise…) ;
- Le droit 2.0 : le dépassement du droit du contrat de travail entre insiders et outsiders (CDI/CDD) par la mise en place d’un contrat unique free-lance individuel et la recentralisation par l’État de la sécurité sociale avec une adaptation des droits retraites aux parcours individuels (notamment la possibilité de racheter par points ses années de cotisations et ainsi autoriser au cours de la vie la possibilité de prise d’années sabbatiques), ainsi qu’une reprise en main par l’individu de ses données personnelles ;
- Le marché 2.0 : la lutte contre la gratuité et la remise au centre de l’équation numérique des droits de propriété intellectuels. L’auteur se prononce pour la mise en place de « nanopaiements » permettant au prosompteur (et non plus consommateur, puisqu’il produit également) de maîtriser sa consommation et la réutilisation de ses données par les tiers, avec la mise en place de paiements dans les deux sens (par l’utilisateur et par l’opérateur qui réutilise ses données). Ce qui permettrait d’ouvrir à chacun la possibilité de « vivre de ses données » et donc de « vivoter » (p.260) ;
- La politique 2.0 : si l’auteur voit se dégager la possibilité « d’auto-services publics » sur le plan local, dans des configurations ponctuelles et mouvantes, l’État jacobin devrait toujours pouvoir définir l’intérêt général. Le vote, peut-être sur le modèle des « votations populaires » reposerait sur la DDD (la démocratie directe digitale) ;
- La neutralité 2.0 : gérée par les algorithmes du net, la neutralité du monde peut être pervertie. C’est à l’État jacobin libéral que revient le devoir de garantir ce principe de « neutralité ». De rendre le web indifférent à nos préférences afin d’offrir une image du monde numérique la moins orientée possible, afin d’empêcher la mise en place notamment par les administrations et les compagnies d’assurance de predictive policies (politiques prédictives).
Docteur Koenig contre Mr Gaspard ?
Si l’approche poursuivie par l’auteur dans cet essai est accessible et dépaysante, elle n’est pas sans limites : il ne prend pas, par exemple, le soin de définir soigneusement ses propositions en termes de politiques publiques. C’est un peu la limite de l’exercice, alors même qu’il définit son action au sein du Think Tank Génération Libre comme un Do Tank plutôt qu’un Think Tank. Il le revendique même (voir p.18) : « nous pouvons conclure qu’il faut cesser de juger les politiques publiques à l’aide des chiffres, et les gouvernements à l’aune de leurs résultats économiques. À l’inverse il ne suffit pas de dénoncer les dérives du déficit ou brandir les recommandations de l’OCDE pour se donner les moyens d’analyser les dysfonctionnements du modèle français. Il faut revenir aux principes fondamentaux, philosophiques, qui définissent les rapports complexes entre l’individu et la société ; poser les questions en termes de paradigme, non de fonctionnalité » et plus loin (p.19) : « [nos hommes politiques] nous assomment de considérations techniques, qui devraient rester du ressort de l’Administration. À rebours de cette dérive technocratique, osons utiliser la philosophie politique pour ce qu’elle est : une science architectonique. » L’implication de ces postulats de départ, conduit pourtant à des impensés en bout de chaîne qui ne sont pas minces :
- Pour l’auteur l’administration est parfaitement neutre. Elle suit les ordres générés d’en haut sans défendre d’intérêts particuliers, sans proposer de doctrine. Il nous semble que les acquis de la science administrative montrent plutôt exactement le contraire. Toute organisation complexe et structurée développe ses propres modes de vision du monde, fait respecter son territoire (politiques publiques), adopte ses propres procès de production, et génère donc sa propre « doctrine », reposant sur sa propre définition de l’intérêt général. Celle-ci pouvant rentrer en collision avec celle des autres organismes administratifs lorsqu’il y a coproduction (programmes interministériels) ;
- Les lois devraient être énoncées en termes particulièrement généraux, l’administration gérant le détail. Là encore, c’est un postulat qui nous semble incertain. Déléguer c’est toujours laisser plus d’autonomie aux services en charge de l’application. Les questions démocratiques posées par certaines habilitations législatives à « passer par ordonnances », invite à s’interroger à nouveau frais sur ces délégations générales génératrices de complexités en cascade. Le philosophe devrait pourtant y prêter la plus grande attention. Il le règle d’une pirouette élégante par l’intermédiaire des sunset laws (lois à durée déterminée) ;
- La répudiation de la dette publique. Là encore, grand sujet. Si l’auteur se réfère à l’initiative PADRE proposée par les économistes PÂRIS et WYPLOSZ[2], il n’explique pas nettement les implications en termes de finances publiques de la mise en place de ce dispositif, ni surtout en quoi la répudiation de la dette permettrait un véritable changement de paradigme dans notre façon de dépenser. Sans une réforme des processus de budgétisation, la trajectoire de nos finances publiques « assainies » (sous réserve qu’il n’y ait pas non plus de choc « créanciers ») repartira de plus belle à la hausse ;
- Enfin, la perspective générale donnée par l’ouvrage de l’auteur est relativement circulaire : si l’on part avec lui de l’image des Tupi-Guarani et de Pierre Clastres dans son ouvrage La société contre l’État (1974) pour montrer qu’en absence de l’État, il existe bien un totalitarisme social qui empêche l’individu de s’émanciper, la mise en place de l’économie numérique collaborative comme horizon d’attente de la postmodernité politique aboutit au même résultat par le biais technologique et numérique. L’individu monade devenu nomade perd son individualité dans le tout social en réseaux. Pour conjurer cette révolution numérique (au sens propre du terme) il propose la mise en place du « jacobinisme libéral » seul à même de trancher dans le vif des intérêts corporatistes constitués. Mais cette approche de l’État impartial qui refuse l’apparition de tout corps intermédiaire et neutralise la décentralisation, ne peut pas se couper du local. D’où l’idée encore brumeuse d’auto-services publics (il existe bien une forme de décentralisation) dont il faudra pourtant bien gérer les évolutions ou au moins les agréger au niveau central ce qui impose de facto l’existence de réseaux comptables et financiers et d’une analyse prédictive efficace.
L’auteur est donc pris lui-même dans ses propres contradictions : Docteur Koenig philosophe expose avec une logique implacable le rétrécissement de la liberté individuelle à mesure que s’approfondissent les révolutions technologiques et les transitions démographiques et générationnelles quand M. Gaspard libéral post-classique refuse les implications des matrices sociales (il serait sinon libéral conservateur) pour vouloir un État régulateur impartial capable d’imposer la neutralité aux réseaux du futur. Or pour imposer à ces réseaux les principes de l’État de droit et le respect de la vie privée et de la propriété individuelle, il faut que celui-ci ait les moyens de réguler. Tout pourtant concourt à montrer que la logique du rhizome comme l’advenue des identités nomades se jouent des régulations étatiques et s’immiscent sans cesse dans les interstices (légaux, géographiques, etc.) d’un monde devenu clos. La décentralisation rationalisée comme mode de régulation n’aura sans doute pas dit son dernier mot.
Conclusion : Chimères ou Lanternes ?
Dans un monde qui n’est pas encore post-national ou post-territorial, l’approche de Gaspard Koenig est prométhéenne mais bute sur la trivialité des politiques publiques. À vouloir trop passer par-dessus les chiffres et faire fi de sciences sociales peu médiatisées (anthropologie comptable, histoire financière, sociologie fiscale), on se condamne vite à ne voir qu’une réalité techniciste alors que les outils eux-mêmes, pour paraphraser Alphonse de Lamartine, ont pourtant une âme.
La vision planiste de l’auteur, que celui-ci place judicieusement en action à l’époque de Vichy pour la France, fait un peu vite fi, là aussi, de développements parfaitement comparables aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans les pays Scandinaves à la même époque. S’en libérer c’est changer de paradigme; mais un changement de paradigme qui n’a de substance qu’au niveau mondial. C’est également imaginer que celui-ci n’est pas performatif, or c’est souvent au contraire le cas (bien qu’avec des angles morts terribles, ce que devrait paradoxalement régler en partie le recours à l’analyse prédictive contre la liberté individuelle nous le concédons), même bien imparfaitement. Si la liberté individuelle est en danger, ce que personne ne peut contester, sa préservation ne peut se faire sans avoir une vision stratégique de l’État régulateur mais aussi « régalien ». Or sur ces contours on ne voit pas bien les éléments nouveaux apportés au débat. Comment par exemple la démocratie directe digitale (DDD) se concilie-t-elle avec les principes stratégiques de défense nationale et de sécurité intérieure ? Comment une administration que l’on souhaite exécutante ne serait pas à même d’affirmer sa propre vision de l’intérêt général à moins de rabaisser ses serviteurs au rang d’esclaves publics privés de droits politiques[3] ? C’est pourtant dans ce rapport dialectique entre la sphère civile (société civile), les pouvoirs publics (corps constitués) et l’administration que l’analyse des politiques publiques et les processus d’efficacité de la dépense publique doivent être explicités. Il s’agit d’un travail de Sisyphe que chacun doit assumer, car le diable se cache toujours dans les détails. Les perspectives évoquées par l'ouvrage n'en restent pas moins vertigineuses. Il faut le lire !
[1] Notamment au travers de l’imprimerie 3D permettant aux consommateurs de devenir des prosompteurs (producteurs et consommateurs), ce qui devrait permettre de baisser drastiquement les coûts de production en développant symétriquement la productivité. Voir par exemple les premières maisons imprimées en Chine par la firme WinSun, ici et ici.
[3] Voir l’essai décisif de Paulin Ismard, La démocratie contre les experts, les esclaves publics en Grèce ancienne, seuil, 2015. À moins que l'on imagine que le machinisme remplace l'humain dans l'administration. Mais on voit mal comment celle-ci parviendrait à développer une telle compétence sans internaliser les procès que par ailleurs elle serait amenée à combattre dans la sphère privée. Elle ne serait pas en tout cas capable de penser par elle-même les ruptures technologiques futures que leur introduction impliquerait.