Justice, pénal et pénitentaire, le point de vue de Philippe Bilger
En 2011, pour la première fois, la Fondation iFRAP estimait que concernant notre système judiciaire le compte n'y était pas et qu'il fallait augmenter les moyens de ce ministère, surtout dans le pénitentiaire. Un constat qui tient toujours 4 ans plus tard. Concernant cette mission régalienne et au vu de l'actualité, Philippe Bilger, magistrat honoraire et président de l'Institut de la parole, nous livre ici son point de vue sur la politique pénale et le pénitentiaire en France :
Fondation iFRAP : Quel est votre sentiment sur les nouvelles mesures annoncées par le gouvernement en matière de Justice ?
Au fond, je suis frappé de voir le décalage absolu entre la politique pénale sur la délinquance et la criminalité ordinaire et les mesures exceptionnelles qui vont être prises dans le cadre de ces 17 assassinats terroristes. Les mesures que le Parlement va prendre avec la bienveillance de la droite vont mettre l'accent sur des points qui correspondent exactement à ce que devrait imposer la lutte contre la délinquance et la criminalité ordinaires.
Lorsque le procureur de Paris dit qu'il faut de la sévérité pour le terrorisme et une application stricte des peines, il ne faudrait pas que l'arbre du terrorisme cache la forêt des crimes et des délits ordinaires.
J'espère donc que tout ce qui se passe depuis début janvier va avoir une incidence sur la lutte contre la criminalité et la délinquance ordinaires et montrer encore plus ce qu'attend la population française pour se sentir en sécurité.
À propos de ces actes terroristes, est arrivé sur le tapis politique et démocratique le problème de l'exécution des peines des condamnés. J'espère qu'on continuera la discussion sur la question de l'exécution de toutes les peines pénales. Avant les attaques, le ministère de la Justice partait du postulat que, en matière pénale, c'est la prison qui crée la récidive. En réalité, le délit est créé par le délinquant, le crime par le criminel et la récidive par le récidiviste. La vision humaniste qui crédite le délinquant d'être un fétu de paille au grand vent de la destinée est une illusion. Les criminels ne sont pas juste le jouet des éléments. Leur appliquer rigueur et sévérité est moral.
Fondation iFRAP : La majorité semble, néanmoins, opérer un virage profond sur sa politique pénitentiaire ?
Ces derniers mois, François Hollande fait passer peu à peu un message plus social-démocrate et moins idéologue. Il le fait en matière économique, en matière budgétaire mais, avant les attentats, pas en matière de justice. Conserver la justice comme un marqueur de gauche est une erreur car, traditionnellement, la vision pénale de la gauche est catastrophique, elle fantasme sur un peuple qui n'existe pas et fait tout ce qu'elle peut pour ne pas répondre aux réelles attentes de la population.
Les tragédies de ces derniers jours vont obliger le gouvernement à se pencher sur le terrorisme mais aussi sur la justice dans ses drames ordinaires, ses dysfonctionnements, ses difficultés et ses scandales. Pourquoi ne pas instaurer la règle de l'exécution intégrale des sanctions, quitte à faire des exceptions ?
Évidemment, suite aux attaques terroristes on se pose la question de l'inexécution de peines, que se serait-il passé si Coulibaly avait exécuté ses 5 ans intégralement ? Il faut y réfléchir en reliant cette question aux crimes et délits ordinaires. Il faudra, à un moment donné, grâce à la pression du citoyen, découvrir qu'une politique pénale doit s'attacher à l'insécurité du quotidien des Français.
S'il n'y avait pas eu ces drames terroristes, on serait actuellement en train de nous modifier la justice des mineurs dans un sens calamiteux qui serait par exemple, comme le recommandait le rapport…, de considérer comme mineurs les jeunes jusqu'à l'âge de 21 ans.
Sur le volet pénitentiaire, on ne peut que déplorer que les 30.000 places supplémentaires de prison prévues par le précédent gouvernement aient été annulées avec l'arrivée au pouvoir de l'actuel gouvernement. Évidemment, il aurait fallu ces 30.000 places de plus dans la pénitentiaire ! Il y a un vice dans le raisonnement de la surpopulation carcérale car on raisonne dans l'univers pénitentiaire dans les limites d'aujourd'hui mais il faut prévoir le pénitentiaire par rapport à la délinquance aujourd'hui. Il n'y aurait pas de surpopulation pénitentiaire si on avait 90.000 places en tout. La France n'est pas du tout le pays qui incarcère le plus. La France est d'ailleurs la première à mettre en place des peines de substitution.
État des lieux du parc carcéral en 2014 | |
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Capacité des établissements pénitentiaires | 57.680 places en 2014 |
Personnes écrouées détenues | 67.105 en décembre 2014 |
Personnes écrouées non détenues | 11.314 en décembre 2014 |
Nombre de peines de prison prononcées par an | Environ 125.000 peines |
Les comparaisons européennes prouvent d'ailleurs que l'on incarcère moins en France qu'ailleurs : 117 incarcérés pour 100.000 habitants en France, contre une moyenne européenne à 125,6 pour 100.000 (149/100.000 en Espagne et 152/100.000 au Royaume-Uni) [1].
En 2009, l'IGSJ estimait le nombre de peines de prison ferme "exécutoires" inexécutées sans aucun motif juridique à 82.000 peines. Un nombre élevé qui vient nous confirmer, sans ambiguïté, que l'institution judiciaire a besoin pour fonctionner de 20 à 30.000 places supplémentaires (sur les 125.000 condamnations annuelles, 8 sur 10 sont des peines inférieures à 1 an).
Il ne faut pas développer des arguments et des théories seulement verbalement sur l'état des prisons mais tenter de remédier à certaines situations scandaleuses aussi bien pour les condamnés que pour les gardiens. Par exemple, il y a à peu près la bagatelle de 1.800 matelas sur lesquels dorment des condamnés mais on pourrait régler rapidement avec un garde des Sceaux courageux et pragmatique le problème de ces 1.800 matelas. Malheureusement, malgré les discours, d'une certaine manière l'État se désintéresse du régalien et il y a même des établissements où ce sont les condamnés qui font la loi. Un État régalien qui fait bien son travail devrait mettre ce sujet en tête de ses préoccupations.
Cela dit, ce que j'aime avec les annonces du gouvernement, en l'occurrence, c'est qu'il ne soit pas tombé dans la frénésie d'une nouvelle loi, tradition par trop française pour faire croire qu'on accomplit des actions. Car au fond, quand on regarde l'ensemble des dysfonctionnements de la justice ou de la sécurité, on constate que c'est moins la loi qui est le problème que l'exécution. Il y a des dysfonctionnements qui tiennent moins à la loi qu'à la nature de son exécution. Tout ce qui est proposé par Manuel Valls me paraît aller dans le bon sens. L'indignité n'est pas non plus absurde. 4.000 postes créés ou plus, ce n'est pas vraiment la question, pour moi la question cruciale est : « Est-ce que la volonté d'exécution est toujours là ? ». C'est quand la rigueur d'exécution défaille que les problèmes se posent.
Rappel de la proposition de la Fondation iFRAP pour augmenter le parc carcéral : Construire 30.000 places de prison. Coût de la mesure : presque 5 milliards d'euros en 5 ans, suivi d'un coût annuel de fonctionnement de 900 millions d'euros (sur la base du coût actuel annuel d'une place de prison égal à 30.000 euros). Cette proposition nécessite ensuite l'embauche (ou la reconversion) de 12.000 surveillants pour un coût annuel de 264 millions d'euros.[1] Voir données du Conseil de l'Europe : http://www.coe.int/t/DGHL/STANDARDS…