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Il est juste que la réutilisation des données soit gratuite

La révolution de l'Open Data est en marche, et la France ne déroge pas à la règle avec le travail de la mission Etalab pour la réalisation du portail central de mise à disposition des données publiques de l'État : data.gouv.fr. Nous avons voulu interroger le professeur d'économie David Thesmar, sur l'intérêt pour la France de se convertir à une politique de diffusion active des données publiques et sur l'enjeu économique que celle-ci représente pour notre pays. Y a-t-il d'ores et déjà un "retard français" ?

iFRAP : Que pensez-vous de l'Open Data anglais ?

David Thesmar : L'action du gouvernement Cameron est véritablement en rupture par rapport à ce que l'on observe en France, avec la mise en ligne massive de données publiques très utiles, sur la police et la justice par exemple, autant de politiques publiques qui génèrent beaucoup de fantasmes. Quant à leur politique de gratuité, elle s'inscrit pleinement dans la logique économique de valorisation de ces données : la donnée publique est un bien non rival (sa consommation par un individu n'empêche pas un autre d'y avoir accès simultanément), son coût de production est nul et l'organisme qui le produit étant rémunéré sur fonds publics, il est juste que le prix de réutilisation des données publiques soit gratuit.

David Thesmar est membre du Conseil d'analyse économique, professeur à HEC et auteur, avec Augustin Landier, de La Société translucide : pour en finir avec le mythe de l'État bienveillant (Fayard, 2010).

iFRAP : Le secteur public et ses opérateurs en France semblent pourtant adopter la position inverse…

D. T. : Cela revient à poser la question des monopoles d'État, et l'on doit convenir qu'il importe que les informations dont ils sont porteurs soient délivrées gratuitement. Le seul problème est que, dans cette hypothèse, l'organisme n'a plus de contrôle exclusif sur ses données. Et ceci constitue, à tort ou à raison, une menace pour lui. L'Insee, que j'ai bien connu au début de ma carrière, rentre parfaitement dans cette catégorie. Il y a toujours la peur de ne plus avoir de recettes propres et de fonctionner uniquement à fonds perdus. D'où le risque de voir en retour son budget réduit par les pouvoirs publics ou par Bercy. La production d'information est un service public, mais l'État doit le financer ! En réalité, dans une économie de la connaissance comme la nôtre, le bon régime serait une mise en ligne soutenue, gratuite et volumineuse de données publiques, mais avec l'assurance de pouvoir poursuivre ses missions. Cela évidemment n'implique pas de ne pas surveiller les administrations productrices de données : leur production et efficacité doivent être comparées à leurs consœurs étrangères, voire, lorsque c'est possible, soumises à la concurrence du secteur privé.

iFRAP : Pensez-vous que certaines informations doivent ne pas être communiquées au public ?

D. T. : Dans l'action publique (je ne parle évidemment pas de la protection de la vie privée), il n'y a pas beaucoup de cas où le secret est souhaitable. C'est par exemple le cas lorsque l'État français cherche à faire valoir les intérêts de notre population vis-à-vis du reste du monde. Dans ce cas, il peut être bon que nos partenaires/concurrents/ennemis ne puissent pas voir notre jeu, puisqu'ils ne nous montrent pas le leur. Mis à part ces circonstances (négociations pour libérer des otages, de traités, activités de services secrets ou de police intérieure, certaines relations diplomatiques, etc.), il y a très peu de cas où la transparence n'est pas souhaitable. De plus rappelons qu'en théorie économique, ce qui est pire que l'ignorance partagée, c'est l'information connue de quelques-uns, car alors, la confiance est détruite : si je sais que vous savez quelque chose de plus que moi, je ne vous crois plus : je sais que vous cherchez à me manipuler. L'accès de l'information restreint à une caste de sachants est le meilleur moyen d'entretenir la suspicion. Au fond, l'option par défaut devrait être que tous les citoyens aient accès à toute l'information cachée dans les recoins de notre administration. L'État pourrait refuser cet accès lorsque la raison d'État impose le secret, mais il devrait alors le justifier.

iFRAP : Pour vous la politique d'Open Data est-elle une rupture par rapport à la pratique antérieure ?

D. T. : Tout à fait, et son importance est essentielle pour plusieurs raisons :
- d'une part, à raison de l'efficacité économique, afin que chacun puisse disposer de l'information ;
- d'autre part, pour des raisons de santé démocratique. Les citoyens ont une demande forte et le secret bien souvent est complètement illégitime politiquement. Il faut à l'instar de ce qu'a fait la législation américaine FOIA renverser la charge de la preuve qui pèse à l'heure actuelle sur les données publiques : il faut que le principe soit que les données sont libres et leur restriction l'exception. Enfin, il faut penser à l'effet indirect produit sur les lobbys qui bénéficient du secret pour des raisons légitimes et illégitimes, comme par exemple s'agissant du secteur culturel. Avec le CNC (Centre national de la cinématographie), on se rend compte que les données sont inexistantes et les comptes rendus de délibérations inaccessibles : qui travaille au CNC ? Qui décide de l'allocation des fonds publics ? Sur quels critères ? Idem s'agissant des acquisitions d'œuvres d'art par l'État. Tout cela se fait dans le secret le plus total puisque le "bien" est présumé. Résultat : ceux qui font sérieusement leur travail ne peuvent pas être distingués de ceux qui favorisent les "copains et les coquins" et le climat de suspicion est général. Développer l'Open Data permettrait de rompre avec cette attitude très française de certains responsables administratifs qui se sentent mis en accusation quand on leur demande des comptes, alors que c'est précisément le propre de la démocratie, et que la transparence ferait éclater au grand jour la vertu de l'immense majorité de nos fonctionnaires.