Fusion département-région en Guyane et Martinique
Le référendum organisé le 24 janvier 2010 en Martinique et Guyane a ouvert le processus de fusion département/région qui a été choisi par les électeurs à une écrasante majorité [1]. Ce résultat met en lumière le « réalisme » des électeurs de ces deux collectivités d'outre-mer ainsi que leur envie de changement, de plus d'efficacité et d'efficience de l'action publique dans ces territoires. Il s'agit surtout d'une belle opportunité pour faire de substantielles économies dans les dépenses de personnels et de fonctionnement des nouvelles collectivités uniques qui se substitueront à des régions et départements sur-administrés (entre 1,4 et 3,3 fois plus que la moyenne nationale suivant les effectifs départementaux et régionaux considérés). Selon nos estimations plus de 185 millions d'euros de deniers publics pourraient être ainsi économisés. Décryptage des projets de lois de mise en œuvre, actuellement en discussion devant le Parlement.
1. Une réforme utile si elle est génératrice d'économies budgétaires :
Il faut tout d'abord noter que la présence d'une structure administrative départementale et d'une structure régionale sur le même territoire faisant clairement « doublon » notamment en termes de « compétences facultatives » partagées, neutralisait par avance toute recherche d'économies d'échelle et conduisant à une explosion des dépenses de personnels [2]. Cette incongruité, nous la devons à une décision du Conseil constitutionnel de 1982 [3] qui cherchait à l'époque à aligner la structure administrative de ces territoires sur celle de droit commun. C'est pourquoi le retour à une superstructure administrative unique représente une véritable opportunité, après 29 ans d'incongruité organisationnelle. On était par conséquent en droit d'attendre beaucoup du gouvernement dans le cadre du double projet de lois (simple et organique) relatif à la création de collectivités territoriales uniques de Martinique et de Guyane. Malheureusement, il nous faudra à ce stade patienter… pourquoi ? Parce que l'étude d'impact accompagnant les projets de lois [4] ne propose aucune perspective chiffrée des économies réalisables dans le cadre de la disparition département/région au sein d'une collectivité unique. Ainsi la secrétaire d'État à l'Outre-mer Marie-Luce Penchard pouvait évoquer le 12 mai dernier au Sénat que « Pour le gouvernement, il est clair que la création de la collectivité ne nécessite pas la fusion préalable des patrimoines ou des personnels des actuels conseils généraux et régionaux […] les nouvelles collectivités territoriales de Martinique et de Guyane se substitu[ant] simplement aux départements et aux régions actuelles. [5] » Si l'on peut concevoir cette approche comme une précaution destinée à créer la collectivité unique pour laisser du temps à la fusion des services afin de ne pas ralentir la mise en place de la réforme, il est pour le moins étonnant que le projet renvoie simplement en matière de « rationalisation » à une commission tripartite le soin de régler les questions de transfert de biens, de propriété et d'obligations… C'est un peu court et très insuffisant en matière de transparence de l'action publique et significativement de rationalisation budgétaire.
La réflexion sur « l'optimisation » des effectifs territoriaux comme des dépenses de fonctionnement en général reste posée. En effet l'étude d'impact expose que : « les ressources des départements et des régions vont être additionnées de sorte que la nouvelle collectivité unique exercera les mêmes compétences fusionnées avec les mêmes ressources fusionnées[…]. En particulier (…) les modalités spécifiques de calcul et d'évolution des dotations de l'État au département et à la région seront maintenues au profit de la collectivité unique. » Il y a fort à parier que les économies réalisées dans le meilleur des cas, permettront que soient purement et simplement reversés au budget général de chaque collectivité les crédits non consommés, sans avoir le moindre impact à la baisse sur les dotations elles-mêmes [6] (simple redéploiement en lieu et place d'économies réelles).
2. Les économies potentielles importantes liées à la rationalisation :
Pourtant des marges importantes sont d'ores et déjà accessibles, et leur impact devrait être d'autant plus atténué que des forts départs en retraites sont attendus au sein des fonctions publiques territoriales martiniquaise et guyanaise entre 2014 et 2015. Si l'on en croit les quelques éléments fournis par le gouvernement et sur lesquels la Fondation iFRAP a effectué ses propres calculs, c'est environ 25% des effectifs départementaux et régionaux qui pourraient être économisés, soit environ 1 267 ETP. Ces économies de personnel devraient s'élever à environ, 14,4 millions d'€ pour l'échelon régional et 47,7 millions d'€ pour l'échelon départemental, soit un total de 62,1 millions d'€ d'économies. Un objectif d'économie aisément atteignable dans la mesure où les DOM sont actuellement structurellement « sur-administrés ». A proportion de la population, la Guyane est 2,2 fois plus administrée que la métropole sur le plan de sa fonction publique départementale et 3,3 fois plus administrée au plan régional, tandis que la Martinique l'est respectivement 1,4 et 3 fois plus. Les marges de manœuvres sont donc importantes.
Effectif réel titulaires | Effectif réel agents non titulaires de droit public | Total | Réorganisation portant sur la moitié des effectifs (avec suppression des doublons) | |
---|---|---|---|---|
Conseil régional de Guyane | 259 | 72 | 331 | -83 |
Conseil général de Guyane | 1 359 | 269 | 1 628 | -407 |
Conseil régional de Martinique | 853 | 24 | 877 | -220 |
Conseil général de Martinique | 1 713 | 514 | 2 227 | -557 |
Effort total | 4 184 | 879 | 5053 | -1 267 |
A ces éléments, pourrait s'ajouter une réflexion sur la réduction des sur-rémunérations des fonctionnaires locaux calées sur celles octroyées aux fonctionnaires d'État déconcentrés [7]. Rien que pour la prime de 40%, sa suppression permettrait d'économiser 720 millions d'€ pour l'ensemble des fonctions publiques [8]. Si une opération pilote était menée à l'occasion du passage à la CU (collectivité unique) en Martinique et Guyane, ce sont près de 100 millions d'€ qui pourraient être économisés.
Au-delà de ce premier stock d'économies, des efforts importants, sans doute de l'ordre de 10%, pourraient se trouver dégagés dans les charges à caractère général (fonctions achats, variations de stock, entretiens, hors impôts et taxes). Autant de postes où la croissance est fortement dynamique.
Budgets primitifs 2010 | Charges à caractère général | Variation 2009/2010 | Autres charges d'activité | Variation 2009/2010 |
---|---|---|---|---|
Conseil régional de Guyane | 19,3 | 40,20% | 34,5 | -6,10% |
Conseil général de Guyane | 81,7 | 12,00% | 130 | 1% |
Conseil régional de Martinique | 21,8 | 4,00% | 99,3 | 13,60% |
Conseil général de Martinique | 109,2 | 3,20% | 332,9 | -0,80% |
Effort total (-10%) | 23,2 |
En définitive c'est environ 23,2 millions d'€ supplémentaires qui pourraient être économisés. Une baisse de dépenses qui devrait se faire hors ralentissement du volume des autres charges d'activité qui ont, pour le moment, servi de variables d'ajustement entre 2009 et 2010.
3. Une goutte d'eau en face des fonds publics consacrés à l'outre-mer
Cet effort doit par ailleurs être mis en balance avec celui de l'État dans les deux DOM considérés. Celui-ci s'élève en 2011 à 1,296 milliard toutes missions de l'État confondues pour la Guyane et à 2,11 milliards pour la Martinique. Mais ces transferts d'État sont actuellement en baisse de 7,75% en 3 ans pour la Guyane et de près de 9,07% pour la Martinique, sous l'effet de la contrainte budgétaire générale. Cette baisse totale de 318 millions d'€ doit être mise en balance avec les 185,3 millions d'€ susceptibles d'être dégagés par la réforme. Si les collectivités locales veulent parvenir à absorber pleinement ces contraintes, elles doivent se créer de nouveaux gisements d'économies. En effet, non seulement la fusion Département-Région sera lente (ouverture effective à partir de 2014 seulement) mais en outre la suppression des sur-rémunérations dans la fonction publique locale îlienne si elle est mise en place, ne pourra pleinement s'effectuer qu'à compter des embauches à venir… soit une montée en puissance sur 20 ans… sur les 185,3 millions isolés, seuls seront « rapidement » disponibles les 85,3 liés à la seule fusion… Afin d'absorber totalement la contrainte budgétaire sur les transferts étatiques, il serait par conséquent nécessaire que les communes et les intercommunalités s'astreignent elles aussi à faire décroître leur masse salariale et leurs dépenses générales de fonctionnement de façon à alléger leurs propres budgets de façon sensible.
Certains financements publics ne ralentissent pas : fonds européens et fonds AFDAttention toutefois à ne pas commettre de contresens, ces ajustements financiers ne signent pas dans les deux territoires un quelconque désengagement de l'État. D'une part celui-ci continue de distribuer en direction des DOM les aides fournies par les fonds européens FEDER et FSE pour près de 3,2 milliards d'€. Or pas moins de 18% de ces sommes sont perçues directement par les collectivités territoriales. Cependant, assez curieusement, faute de co-financement public/privé, ces programmes sont terriblement sous-consommés : 43% du FEDER en direction des DOM est programmé pour une consommation de 14,4% et seulement 51% du FSE à 7,8%...
Plus curieux encore, les fonds distribués dans les DOM via l'AFD (l'agence française de développement). Cet établissement public dispose d'une action spécifique en direction de l'outre-mer, en complément de la vocation principale envers les pays en voie de développement (PVD). Là encore, les sommes engagées ne sont pas minces et vont notamment en direction de l'amélioration des réseaux d'assainissement, de l'aménagement de zones d'activités économiques, de la construction de logements sociaux et le traitement des ordures ménagères et des déchets… Les autorisations de financement s'élevaient en 2010 à près de 76,6 millions d'€ en Martinique et 47,2 millions d'€ en Guyane (prêts et dotations aux collectivités locales [9]). Pourvu notamment que les fonds en direction des petites entreprises soient bien dépensés… A cet égard, l'exemple de la Soderag, société de développement régional d'Antilles-Guyane (SEM), filiale de l'AFD devrait servir de garde-fou : celle-ci a accusé des pertes de près de 140 millions d'€ et ruinant près de 89 entrepreneurs… au nom du développement de l'outre-mer entre 1988 et 2008.
Conclusion : il faut responsabiliser davantage des élus
Si la réforme des collectivités uniques (CU) ne s'effectue pas à budget constant mais permet de dégager des économies suffisantes [10], ce sont pas moins de 185,3 millions d'€ de marges de manœuvre supplémentaires qui pourraient être isolés. Le chiffre n'est pas gigantesque, mais réaliste, dans la perspective d'une rationalisation déterminée des finances publiques de chaque collectivité unique. Afin de préserver les équilibres budgétaires il est essentiel que les élus fassent preuve de responsabilité. Cette responsabilité, ils vont devoir se l'approprier, or elle ne sera pas de même nature suivant que l'on est en Martinique ou en Guyane :
La Guyane a fait le choix d'une rationalisation forte de l'exécutif de la communauté unique, puisque c'est le président de l'Assemblée de Guyane qui sera l'organe exécutif, secondé par une Commission permanente.
La Martinique elle, fait coexister deux présidents sur le modèle de la Corse : celui de l'Assemblée et celui du Conseil exécutif qui par construction ne peut plus être membre de l'Assemblée et sera solidairement responsable devant elle.
En termes de gestion publique, il n'est pas facile de déterminer laquelle des deux formules sera la meilleure. A un pouvoir de décision très concentré (Guyane) répondra en Martinique un système bicéphale qui pourra soit paralyser l'action de la collectivité, soit permettre un contrôle budgétaire contradictoire plus affirmé. Le problème viendra sans doute de ce que ce second élément risque de se révéler particulièrement instable…
Rien n'est donc écrit, mais les marges de manœuvre et d'optimisation sont là, aux Guyanais et aux Martiniquais de savoir s'en saisir. Les économies seront-elles au rendez-vous ? Pour le moment rien n'est moins sûr, avec notamment les demandes « d'instauration d'une dotation spécifique d'accompagnement » afin de « financer la fusion » ou encore d'une « dotation spécifique de développement économique » pour reconnaître les particularités insulaires de l'outre-mer… le réflexe de la main tendue a encore la vie dure en outre-mer, reste que c'est aussi et avant tout aux élus locaux de savoir dynamiser leurs recettes et de s'aider eux-mêmes ; en tenant par exemple à jour leurs registres fiscaux [11]. Par ailleurs, tout porte à croire que les services départementaux et régionaux en attendant la mise en place des CU pour 2014 vont continuer à recruter séparément leurs fonctionnaires locaux sans unification stratégique préalable des ressources humaines… la route est donc encore longue pour pratiquer les coupes dans la masse salariale administrative qui permettraient de remettre ces territoires dans la norme nationale ; elles n'en sont pas moins absolument nécessaires.
[1] Les statistiques ont donné un oui en Guyane à 57,5% des voix exprimées, et en Martinique à 68,3% des voix.
[2] Dans la mesure où il n'y avait pas dans leur situation de mutualisation de leur coût sur une pluralité de territoires adjacents, mais sur un seul en ce qui concerne le niveau régional.
[3] décision 82-147 DC du 2 décembre 1982.
[4] Étude d'impact réalisée uniquement par la présence d'une loi simple au côté d'une loi organique car pour la seconde cette disposition n'est que « facultative ».
[5] Voir en particulier : J.O. Sénat 14 mai 2011, p.3719 et suiv.
[6] Étude d'impact p.45 : « La mutualisation des moyens permettra certainement à moyen et long terme de réaliser des économies au niveau des dépenses non obligatoires. Des économies d'échelle seront aussi certainement réalisées, principalement en dépenses de fonctionnement, notamment par rapport aux locaux et à leur entretien, aux achats de fournitures, aux gains d'efficacité et à l'augmentation de la productivité. »
[7] Cf. pour la FPE, la loi n°50-407 du 3 avril 1950.
[8] Il faut relever par ailleurs que l'ensemble des primes et « sur-rémunérations » de la fonction publique d'État (FPE) s'élevait en 2010 à environ 1,124 milliard d'€ pour les seuls fonctionnaires civils.
[9] Sur un total DOM COM de 507,3 milliards, auquel doivent s'ajouter la distribution des produits mezzanine d'OSEO aux PME (garanties et financement) pour un montant de 449,9 millions d'€. Il faut par ailleurs relever que les encours de prêts dans l'outre-mer s'élèvent à 2,905 milliards d'€ l'encours douteux étant de 21 millions d'€ et 108 millions d'€ destinés à la liquidation des actifs de la SODERAG (la société de développement régional des Antilles-Guyane) qui avait spolié nombre de petits entrepreneurs locaux avec des prêts prohibitifs émis via l'AFD.
[10] Pour au besoin développer davantage l'investissement public local, en créant un excédent de fonctionnement reportable en investissement.
[11] Voir en particulier, Cointat et Frimat, Mission d'information effectuée en Guyane, en Martinique et en Guadeloupe du 17 février au 4 mars 2011, n°410, 6 avril 2011, p.38 : « La grande majorité des communes souffrent d'une situation financière difficile, marquée par des dépenses de personnel lourdes, en raison de recrutements importants tant de personnels titulaires que contractuels, tandis que leurs ressources propres, notamment fiscales, sont faibles du fait d'une identification insuffisante des bases fiscales et des difficultés de recouvrement de l'impôt local. »