Entretien avec Philippe Eliakim : Ces normes qui nous tyrannisent
Philippe Eliakim qui dirige le service Révélations du magazine « Capital » était auparavant journaliste à Libération et à L'Événement du Jeudi. Il revient, pour la Fondation iFRAP, sur son dernier ouvrage Absurdité à la française, enquête sur ces normes qui nous tyrannisent.
La Fondation iFRAP : Dans votre livre, vous livrez une série d'exemples de l'absurdité des normes en France. Comment expliquez-vous cette accumulation ? N'existe-t-il pas des dispositifs de simplification législative comme on peut en trouver à l'étranger (« agences de simplification » aux États-Unis et au Royaume-Uni, loi annuelle de simplification en Italie…) ?
Philippe Eliakim : Installation obligatoire de rambardes sur les toits inaccessibles au public, diagnostic thermique préalable pour les immeubles voués à la destruction, pose de ceinture de sécurité dans les pirogues qui conduisent les petits Guyanais à l'école… Notre pays compte des milliers de normes absurdes ou inutilement contraignantes pour les particuliers et les entreprises. Et il en sort tous les jours de nouvelles ! Fin mars, par exemple, un décret du ministère du Travail a interdit aux jeunes de 16 à 18 ans de monter sur un escabeau pendant leurs heures de travail. Les milliers de lycéens qui se faisaient un peu d'argent de poche en récoltant les fruits dans le sud de la France devront trouver un autre job d'été.
Cette accumulation de règlements unique au monde s'explique par une raison très simple : en France, l'Etat considère que c'est à lui de tout régler, jusque dans les plus infimes détails de notre vie quotidienne. Et ses milliers de hauts fonctionnaires – en proportion, aucun autre pays n'en entretient autant - ne se privent pas de le faire. Comme ils sont obsédés par le principe de précaution et par les exigences supposées du développement durable, ils pondent des règlements au kilomètre, en général pour se protéger eux-mêmes, et leurs ministres signent les yeux fermés. Et aucune instance n'a le pouvoir de limiter cette incontinence. La “commission consultative d'évaluation des normes” mise en place il y a quelques années, ne possède, comme son nom l'indique, aucun moyen d'action concret. Et le Commissaire à la simplification se contente de regarder passer les trains.
La construction européenne n'a-t-elle pas accru, de façon conséquente, le nombre de normes en France ? Quel est ce phénomène de « surtransposition », que vous évoquez, dont semble souffrir la France ?
L'Europe est un gros producteur de normes, tout le monde le sait. Mais en comparaison de leurs homologues français, les technocrates de Bruxelles sont des enfants. La plupart du temps, Paris juge en effet que leurs directives ne sont pas assez contraignantes, et il corrige le tire en les “surtransposant”, autrement dit en les durcissant. L'histoire de l'escabeau en est un exemple parfait. Le problème, c'est que ce jusqu'au boutisme tricolore fait naître de graves distorsions de concurrence et obère notre compétitivité. Les industriels français de l'agro-alimentaire, du bois ou encore de la chimie, tous tenus de respecter des normes de production bien plus drastiques que leurs concurrents européens, n'ont vraiment pas besoin de ça !
Quel est le coût de cette accumulation de normes ? A la fois pour les collectivités, l'État mais aussi pour le privé ?
Il est colossal. En 2006, la Commission européenne a calculé que l'application de ses 400.000 normes coûtait chaque année à la France 3,7% de son PIB. L'OCDE est encore plus pessimiste, puisqu'elle parle de 4%. Cela représente 80 milliards d'euros, l'équivalent de la masse salariale de l'Etat hors retraites !
Qui paye cette facture ? D'abord, bien sûr, les contribuables. La seule mise aux normes “handicapé” des établissements publics (mairies, préfectures etc.) va revenir à au moins 25 milliards d'euros à l'Etat et aux collectivités territoriales. Et l'aménagement des villes, imposé par les nouvelles règles d'accessibilité, de sécurité, ou du Grenelle de l'Environnement, coûte beaucoup plus encore. Les particuliers doivent aussi y aller de leur poche. La mise en conformité des ascenseurs, qui a démarré il y a cinq ans, devrait leur coûter au total 8 milliards d'euros, et celle de leurs fosses septiques au moins 10 – ces contraintes sont pour une bonne part inutiles, d'ailleurs. Quant aux entreprises, elles doivent investir chaque année des fortunes pour adapter leurs équipements et leurs process aux incessants changements de règlementation. Bien qu'aucun chiffre précis ne soit malheureusement disponible sur cette dernière note, on peut affirmer sans se tromper qu'elle est considérable.
La compétitivité des entreprises françaises souffre-t-elle vraiment de ce phénomène ? La France est-elle isolée dans le paysage européen ?
Malheureusement, la réponse est oui, on pourrait en donner dix fois la preuve. Savez-vous par exemple combien notre pays compte aujourd'hui d'unités de fabrication de produits de traitement de surface des métaux ? Pas une seule. Elles ont toutes déménagé en Allemagne, en Italie et en République Tchèque. Et savez-vous pourquoi elles ont levé le camp ? Parce qu'elles ne pouvaient plus faire face aux règlementations de sécurité inouïes que nos fonctionnaires leurs imposaient – tailles des bassins, interdiction d'électrolytes, garanties financières en cas de catastrophe… - et que l'on ne retrouve nulle par ailleurs dans le monde. Voilà comment notre pays se prive lui-même de milliers d'emplois.
Quelles sont les solutions pour freiner cette accumulation ?
Le député socialiste Thierry Mandon et Guillaume Poitrinal, l'ex-patron d'Unibail devraient remettre dans quelques jours une série de propositions pour donner corps au fameux “choc de simplification” décidé par François Hollande. D'ici quelques semaines, le gouvernement en tirera quelques dispositions concrètes, qu'il annoncera à son de trompe au cours d'une conférence de presse. On ne va pas s'en plaindre, ce sera toujours mieux que rien. Mais ce n'est certainement pas de cette façon qu'on résoudra le problème. Pour désintoxiquer la France de sa folie normative, la seule solution serait d'instiller un changement profond de mentalité dans toute notre fonction publique, afin qu'elle cesse de se croire obligée de se mêler de tout.