Critique du livre de Corine Eyraud, Le capitalisme au cœur de l'État
La comptabilité publique représente un enjeu essentiel en matière de modernisation de l'action publique, mais aussi de qualité de nos comptes et du sérieux de nos engagements budgétaires européens. Elle n'est donc pas une pratique « neutre politiquement » car elle engage les décideurs comme les citoyens sur la présentation de nos choix publics collectifs. Deux rapports et un ouvrage viennent fort à propos faire le point sur cet « art » discret mais déterminant : deux rapports tout d'abord, ceux de la Cour des comptes relatifs pour le plus récent à la qualité des comptes de nos administrations publiques, l'autre plus ancien réalisé à la demande de la commission des finances du Sénat (voir le rapport d'information n°579 du sénateur Jean-Claude Frécon du 15 mai 2013) relatif au recensement et à la comptabilisation des engagements hors bilan de l'État [1]. L'ouvrage enfin, vient juste d'être publié sous la plume de Corine Eyraud, sous le titre Le capitalisme au cœur de l'État [2]. Cette sociologue s'attaque après s'être intéressée à la transformation de la comptabilité des entreprises chinoises dans le contexte d'ouverture de la Chine à l'économie de marché, à la pénétration des normes comptables internationales IFRS et IPSAS, au sein de nos comptes publics. L'intérêt de l'ouvrage est déterminant indépendamment de la position très politique et critique de son auteur, et permet de mettre à nu les luttes de pouvoirs qui ont présidé à l'importation progressive dans le cadre de la mise en place de la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) de normes comptables susceptibles de « moderniser » la comptabilité de l'État et de quantifier l'action publique. Elle permet en outre de jeter un éclairage cru sur des conventions comptables, résultats de luttes homériques entre les ministères et Bercy.
1. Le Passif 1 : où décrire les engagements de retraites des fonctionnaires ?
Les engagements de retraites des fonctionnaires peuvent être considérés comme des engagements de l'État qui seront honorés par celui-ci et en conséquence devraient être inclus dans la dette publique et figurer au passif de l'État. Cette remarque de bon sens a été suivie par de nombreux pays, en conformité avec la norme IPSAS 25 : les États-Unis, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et à un moindre degré la Suède, ont inscrit cet engagement au passif du bilan de leur état. Pour la France (voir l'interview de Jean-Louis Mullenbach ci-jointe), le choix a été fait de classer cet engagement au sein du hors bilan de l'État. Le montant est en effet très conséquent ; la Cour des comptes l'a évalué dans son rapport de mai 2013, à 1.679 milliards d'euros en 2012. Comme l'évoque Corine Eyraud, « Les ministres des finances et du budget français ont pour l'instant résisté […] l'objectif est de ne pas afficher un endettement public trop conséquent. » En effet, comme le confirme un entretien avec un membre de la mission de modernisation de l'époque : « Il s'agissait de ne pas maximiser le déficit français par rapport à Maastricht, et plutôt de le minimiser. »
Le problème vient du fait que le régime juridique des retraites servies aux fonctionnaires ne correspond pas du même coup à son traitement comptable. En effet, il s'agit d'un régime à prestation définie qui se retrouve traité comme un régime à cotisation définie (dont les cotisations sont constatées en charges et les engagements renvoyés en annexe du bilan [3]). Cet arbitrage a été rendu au niveau du cabinet du ministre après instruction de la Direction du Budget.
2. Le Passif 2 : doit-on y inscrire les obligations de service public ?
Inscrire les obligations de service public au passif de l'État, revient à s'interroger sur le coût des services publics gérés par l'État. La Cour des comptes est en fer de lance sur cette question permettant de mieux documenter et d'évaluer au passif le plus possible les obligations spécifiques de l'État. C'est la question soulevée de façon récurrente par la Cour depuis sa première certification des comptes de l'État en 2006, s'agissant du « recensement exhaustif des passifs d'intervention ». C'est la solution qui a été retenue et suivie avec des revalorisations constantes des provisions qui sont passées entre 2006 et 2008 de 29,5 milliards d'euros à près de 51,8 milliards d'euros.
Par contre l'évaluation per se de l'obligation de service public a été écartée. Un temps caressée par les américains qui l'évaluait pour leur propre administration à 45.000 milliards de dollars, ils lui ont préféré au passif l'incorporation (cf supra) des engagements de retraite de leurs propres fonctionnaires. La démarche n'a pas été suivie nous l'avons vu pour la France, qui a décidé de « minorer » sciemment le passif de l'État, afin de tenir compte dans ce cadre de la comptabilisation de la dette des régimes de sécurité sociale que les pays anglo-saxons (et pour cause) ne valorisent pas. La France apparaît donc « piégée » par la comptabilisation de son modèle social et donc pour le moment incapable de véritablement converger réellement avec les autres pays au niveau de ses passifs.
3. L'actif : la lutte pour la comptabilisation des immobilisations de l'État :
L'auteur ne s'arrête pas en si bon chemin, quid de la figuration au bilan de l'État de ses immobilisations corporelles et incorporelles ? La question va être l'objet d'un véritable affrontement entre les ministères : Le conflit entre les ministères et les opérateurs sur la comptabilisation des immeubles : Premier point de friction la figuration au bilan doit-elle être réalisée au niveau des ministères donc de l'État ou au niveau des opérateurs. Des échanges vifs ont eu lieu par exemple entre l'ONF qui dispose des forêts domaniales et le ministère de l'Agriculture qui en est le dépositaire pour le compte de l'État. Cela a également été le cas entre le ministère de la jeunesse et des sports et les CREPS quant aux immeubles dont ils jouissent (et qui ne bénéficiaient même pas d'un arrêté de remise en dotation, elle était de fait et sans texte). D'une certaine façon le rapport tutelle/opérateur a joué dans le même sens que celui de l'État vis-à-vis des ministères pour le contrôle matériel des immeubles. Un observateur de ces échanges témoigne : « On a remarqué que cela arrivait souvent avec des administrations centrales un peu… un peu faibles vis-à-vis de leurs établissements ou avec des établissements emblématiques, genre le Louvre, qui ont tendance à voler la vedette, et donc le fait de les garder je pense dans le patrimoine de l'État c'était en même temps dire « C'est moi qui pilote ». » Pour ce dernier exemple c'est l'ONF qui a remporté l'arbitrage (et en conséquence les forêts ne sont pas versées au bilan de l'État).
Un conflit qui s'étend à la valorisation comptable : valeur de marché, historique ou à l'euro symbolique ? La démarche suivie par le CNOCP a été réalisée en deux temps :
- Valorisation au coût historique : lorsque leur valeur d'entrée est connue et la durée d'utilisation déterminable, ce qui permet de les amortir (véhicules, biens mobiliers etc…).
- Ceux pour lesquels la valeur d'entrée et la durée d'utilisation est indéterminée, en ce cas deux cas de figure existent :
- Soit il existe une valeur de marché et en ce cas elle est adoptée (terrains et immeubles non spécifiques).
- Soit la valeur de marché n'est pas directement observable et en ce cas on utilise la valeur de remplacement dépréciée (du coût de remise en état), soit celle-ci est impossible à déterminer et on valorise à l'euro symbolique ! Dans ce dernier cas, les bâtiments historiques et les œuvres d'art ont été valorisées à 1 euro. La Joconde (1 euro), Le Louvre (1 euro) !
Cependant, contrairement à ce que l'on pourrait croire la valorisation à la valeur de marché a été soutenue de façon déterminée par les membres du CNOCP qui appartenaient au secteur public pour l'ensemble des biens non spécifiques. En effet comme le décrit fort bien un membre du comité : « on souhaitait une valeur qui puisse servir à la gestion, et on voulait intéresser les ministères (…) ». Une démarche qui d'ailleurs à l'époque a été soutenue également par le ministère de la Culture, alors même que les membres « privés » du CNC, experts comptables et le Président lui-même Michel Prada étaient tous en faveur du PCG (plan comptable général applicable aux entreprises) et au coût historique. Le ministère de la Culture fera tout en effet pour remettre en cause la valorisation de ses propres œuvres d'art à l'euro symbolique : « Le ministère de la Culture dans un premier temps voulait absolument une évaluation des œuvres d'art, parce que pour eux c'était important d'avoir (…) des biens en valeur de marché. » Il s'agissait en effet d'essayer de peser dans les négociations avec les budgétaires et les parlementaires afin de négocier des dépenses d'entretien. En désespoir de cause, ils se rabattront sur la valeur de remplacement dépréciée, mais celle-ci devant se calculer chaque année, ils renonceront finalement devant la lourdeur de l'entreprise.
La question de la valorisation des immobilisations incorporelles : le droit de lever l'impôt, le coût des services publics : Cherchant à dégager les spécificités de l'État sur le plan comptable, la question a été posée devant le CNCOP de réfléchir à une comptabilisation de l'exercice de la souveraineté de l'État matérialisée par son droit de lever l'impôt. Comme le rappellera un membre du comité cité par l'auteur : « C'était un sujet conceptuel important, mais qui a été abandonné assez vite (…) A la limite on aurait pu considérer comme un actif incorporel la capacité de l'État à lever de nouveaux impôts ou à augmenter les impôts existants. Mais là alors, j'ai dit (…), et je ne suis pas sûr que cela a été très bien pris, que pour moi cela constituait plutôt un passif, parce qu'étant donné le niveau global des prélèvements obligatoires, ce que l'État a à faire dans l'avenir c'est plutôt baisser ce niveau. » En effet, on peut penser que le calcul de ce pouvoir d'imposer aurait mérité des avancées suffisantes dans la modélisation de l'effet Laffer afin de connaître le potentiel taxable résiduel.
Immobilisations financières : comment comptabiliser les opérateurs de l'État ? À l'heure actuelle il n'y a pas véritablement de « consolidation » des comptes de l'État avec ses opérateurs et agences. Cette particularité retire du périmètre, 81,7 milliards d'euros qui sont désormais classifié sur le plan statistique dans les ODAC [4] à raison de leurs charges brutes. Au contraire au bilan de l'État ces « filiales », il a été convenu que ces dernières ne soient inscrites qu'à hauteur de leur résultat net annuel. Le problème de leur non consolidation se traduit par le fait que ces immobilisations fluctuent nécessairement dans des proportions très importantes d'une année sur l'autre.
Conclusion :
La mise en place d'une comptabilité rénovée suivant l'incorporation progressive des normes internationales en particulier des IPSAS (International Public Sector Accounting Standards) ne s'est pas faite sans remous au sein de l'État et est encore l'objet de révisions à venir. Ce processus à permis de dégager un premier bilan de l'État, élément nécessaire pour améliorer la qualité des comptes publics, et prélude à la consolidation complète des comptes des administrations publiques, qui devrait permettre au niveau des gestionnaires de réaliser ce que permet actuellement de dégager seule moyennant d'importants retraitements la comptabilité nationale sur un plan plus macro-économique. Par un travail très important d'entretiens avec les principaux acteurs du changement, Corine Eyraud nous révèle les tensions soujacentes à ce processus, et les positions parfois à front renversé des acteurs. Il est significatif en tout cas que le travail actuel de « normalisation » des comptes publics fasse bouger les lignes et permette progressivement de dégager une lecture d'analyse des coûts. Comme l'évoque l'auteur dans une perspective plus large : la comptabilité anglo-saxonne est dirigée vers la notion de « contrôle » et permet de donner à voir les comptes suivant la perspective de l'actionnaire (on oserait dire du citoyen/contribuable) selon une approche conventionnelle où l'esprit compte plus que la lettre. A l'opposé, la comptabilité « continentale » est conçue d'abord sur un plan institutionnel et juridique afin de permettre une lecture fiscale des engagements. Le déplacement n'est pas mince et le comptable rejoint le budgétaire autour des indicateurs de performance que met en évidence l'auteur : les ministères cherchant à défendre une image avantageuse de leurs services tandis que les budgétaires cherchent à en mesurer le coût et la performance réelle. Loin de l'aridité supposée de la matière, la lecture « sociologique » de l'auteur est vivante et instructive, elle permet en tout cas d'offrir une vision de la présentation des comptes de l'État sous la forme d'un consensus instable en perpétuel remaniement.
[1] Rapport particulier de la Cour des comptes faisant suite au rapport sénatorial, il est néanmoins également publié sur le site de la Cour.
[2] Corine Eyraud, Le capitalisme au cœur de l'État. Comptabilité privée et action publique. Editions du Croquant, octobre 2013.
[3] Voir comité de normalisation des comptes publics ainsi que le point « retraite des fonctionnaires » dans le recueil des normes comptables de l'État, version 2013.
[4] Voir en ce sens le rapport de la Cour des comptes, La qualité des comptes des administrations publiques, octobre 2013.