Censure constructive : une piste pour la France ?
La technique de la censure consiste dans les pays qui la pratique, à permettre au pouvoir législatif de provoquer la démission du gouvernement par un vote majoritaire à l’occasion de l’engagement de la responsabilité de ce dernier sur un texte de loi particulier, ou d’un vote de confiance. Mais la place de ce type générique de censure « négative ou destructrice », certains pays connaissent au contraire un système de « censure constructive ». Cette technique limite les crises institutionnelles en empêchant un vide du pouvoir exécutif car elle n'autorise la censure du Premier ministre qu'à la condition que l'organe législatif soit en capacité d’élire simultanément son successeur. Les députés doivent donc être en capacité de dégager un groupe majoritaire susceptible de faire élire un candidat alternatif.
Sous la IIIème République une occasion manquée de reconnaître la censure constructive :
Comme le rappelle fort bien le professeur Armel Le Divellec[1], le journaliste et essayiste du Second Empire, Prévost-Paradol (1829-1870) avait déjà dans son ouvrage La France Nouvelle (1868) sur la réforme des institutions, avait déjà proposé le mécanisme de la censure constructive : « On pourrait décider, par exemple, que, sur la demande du tiers de ses membres, la Chambre serait tenue soit d’élire un successeur au Président du Conseil [Premier ministre ndlr], soit de le confirmer dans ses fonctions par un nouveau vote, qui retremper son autorité. »
Cette disposition ne sera pas retenue ni par les rédacteurs de la constitution de la IIIème République, ni par ceux des constitutions suivantes (IVeme et Vème). Ce dispositif sera cependant redécouvert en Allemagne et inscrit l’article 67 de la loi fondamentale de 1949.
La constitution de la Vème République ne prévoit à ce titre qu’une censure simple ou « négative », en vertu des dispositions des articles 49, alinéa 2 quant à ses modalités pratiques (motion signée à minima par 1/10ème des députés, vote 48h après son dépôt, adoptée à la majorité absolue des membres de l’Assemblée (289 voix sur 577 actuellement). Mais aussi de l’alinéa 3 (engagement de la responsabilité du Gouvernement sur un projet de loi et vote de la motion de censure dans les 24 heures) ; et enfin l’article 50, qui précise que l’adoption d’une motion de censure implique la démission du Gouvernement. Le Premier ministre présente alors au Président de la République sa démission, entraînant celle de son gouvernement.
Celui-ci ne cesse pas pour autant toutes fonctions, puisqu’il est alors amené à expédier les affaires courantes dans l’attente de la nomination d’un nouveau Premier ministre et la constitution d’un nouveau gouvernement. La période récente a pu montrer que cette phase pouvait durer plusieurs semaines, soit 51 jours (entre le 16 juillet et le 5 septembre 2024). Durant cette période, le Gouvernement agit en mode « dégradé » et doit s’abstenir de prendre des mesures politiques dépassant la gestion des affaires courantes en dehors des mesures urgentes permettant de préserver la continuité de l’Etat et le fonctionnement normal des services publics.
Le dispositif de l’article 67 de la Loi fondamentale de 1949 en Allemagne et ailleurs :
Le dispositif Allemand prévoit un dispositif de censure constructive (Konstruktives Misstrauensvotum) pour encadrer et stabiliser les changements de gouvernement. Elle permet au Parlement (Bundestag) de retirer sa confiance au Chancelier Fédéral (Bundeskanzler) à la seule condition qu’il élise simultanément un successeur. La censure ne peut donc être adoptée que si une solution alternative est proposée, ce qui garantit la continuité gouvernementale.
Suivant les dispositions constitutionnelles allemandes, la motion de censure constructive doit être proposée par ¼ des membres du Bundestag et adoptée à la majorité absolue. Le Bundestag doit alors élire un nouveau chancelier dans le cadre de la même procédure de vote.
Cette modalité a été activée à deux reprises dans l’histoire parlementaire allemande : en 1972 lorsqu’une tentative de censure contre Willy Brandt a échoué, la motion n’obtenant pas la majorité absolue des votes. En 1982 lorsque le Chancelier Helmut Schmidt a été renversé par une telle censure constructive et que Helmut Khol l’a remplacé à cette fonction.
On retrouve également une telle disposition en Belgique, en Espagne, en Hongrie, en Pologne et en Slovénie.
La censure constructive en Espagne et en Belgique
En Espagne la censure constructive est définie par la Constitution Espagnole de 1978 à l’article 113. Elle permet à la Chambre des députés (chambre basse des Cortès Generales) de renverser le Premier ministre (Président du Gouvernement) tout en garantissant la stabilité institutionnelle. La motion de censure doit être déposée par 1/10ème des députés (35 sur 350) et inclure le nom du candidat au poste de Premier ministre. Elle doit être adoptée dans un délai raisonnable à la majorité absolue des membres de la chambre (176 voix/350). L’approbation de la motion de censure vaut alors démission automatique du Premier ministre et son remplacement immédiat par son successeur qui est alors automatiquement investi. Son usage est également limité car aucune motion ne peut être déposé par les mêmes signataires pendant la même session parlementaire si la première motion est rejetée. Après deux tentatives qui ont échouées en 1980 et en 1987, il faut attendre 2018 pour que la première motion de censure constructive réussisse : Mariano Rajoy (PP) est alors renversé par l’actuel Premier ministre Pedro Sanchez (PSOE).
Cette disposition n’a cependant pas suffi à éviter l’instabilité du processus budgétaire en Espagne dans les années récentes : entre 2018 et 2020, l’Espagne a prolongé son budget 2018 à cause de l’instabilité politique et des élections successives. Le budget a alors été prorogé pendant plusieurs années. En 2024, le gouvernement de Pédro Sanchez a décidé de prolonger le budget 2023 en raison de l’impossibilité de dégager au Parlement de majorité claire pour l’adoption du budget 2024.
En Belgique la censure constructive est prévue par l’article 96 de la Constitution belge. On y parle de « motion de méfiance ». La MdF doit être déposée à la chambre des représentants (chambre basse) et doit proposer un successeur au poste de Premier ministre. La MdF doit être adoptée à la majorité absolue des membres de la Chambre (76 sur 150). Introduite en 1993 dans la constitution belge, la MdF n’a jamais été utilisée au niveau fédéral. En revanche au niveau régional et communautaire des MdF ont été adoptées en Wallonie (2017). L’existence d’une telle disposition sur le modèle allemand n’a pas empêché la Belgique de se trouver privée de gouvernement de plein exercice entre juin 2010 et décembre 2011 pendant 541 jours, puis entre décembre 2018 et octobre 2020 pendant 652 jours. Des les deux cas le pays est resté à cette occasion sans budget, reconduisant les crédits du dernier budget voté. L’existence d’une motion de défiance n’a pas permis de régler la situation politique de façon accélérée aux vues de l’éclatement des forces politiques en présence. |
Conclusion :
On peut comprendre qu’une telle piste n’ait pas été creusée sous la Vème République après l’élection du Président de la République au suffrage universel car cela supposait que dans le cadre du parlementarisme rationalisé se dégage spontanément une congruence entre la majorité Présidentielle et la majorité législative. Elle était favorisée par le mode de scrutin, majoritaire (avec ou sans dose de proportionnelle), stabilisant le Gouvernement même en cas de cohabitation. L’éclatement des forces politiques siégeant désormais depuis juillet à l’Assemblée nationale en 3 groupes distincts de poids équivalents change radicalement cette donne, et renforce le fait parlementaire dans l’équilibre des institutions jusqu’à la censure du Gouvernement Barnier intervenue le 4 décembre 2024. Elle interroge à nouveau frais l’intérêt de l’introduction d’une telle mesure dans notre constitution pour l’avenir.
Cependant des limites constitutionnelles subsistent :
En France, le Premier ministre est nommé par le Président de la République et non par le Parlement. Une motion de censure constructive pourrait se trouver paralysée par le pouvoir de nomination du chef de l’Etat, sauf à lui retirer précisément ce pouvoir en cas de déclanchement d’un tel mode de censure.
La culture française du consensus reste à écrire, ce qui pourrait favoriser le maintien au pouvoir de gouvernements fragilisés faute de pouvoir constituer des majorités alternatives[2].
Cette seconde conséquence est bien visible notamment en Belgique et en Espagne où malgré l’existence de la motion de censure constructive, des budgets ont pu être prolongés parfois pendant près de 3 ans faute de pouvoir constituer un gouvernement rapidement dans les délais. Son intérêt reste donc limité en cas de fort éclatement des forces politiques à la chambre basse.
[1] In, ALLORANT, Pierre, BADIER, Walter, GARRIGUES, Jean dir. Les Dix décisives 1869-1979, PUR, 2022 p.112, https://pur-editions.fr/product/8652/les-dix-decisives
[2] Voir par exemple, https://www.lejdd.fr/politique/motion-de-censure-constructive-la-france-devrait-elle-sinspirer-du-modele-allemand-152443