Tribune

Agnès Verdier-Molinié : «Parmi les agences de l’État, les doublons et les instances inutiles ont la peau dure»

GRAND ENTRETIEN - Dans Face au mur, son dernier livre, la directrice de l’iFrap propose un plan d’économie de 7 milliards d’euros d’ici 2029 sur les agences publiques. Tous ces organismes aux missions opaques et parfois redondantes devraient être contraints à la transparence, explique-t-elle.

Dernier ouvrage paru d’Agnès Verdier-Molinié: « Face au mur. Dette, désindustrialisation, normes, assistanat, insécurité » (L’Observatoire, 2025).

Cette tribune a été publiée dans le Figaro, le 16 mars 2025

LE FIGARO. - Combien existe-t-il d’agences publiques en France , et quelles sont leurs missions ? Pour tenter d’y voir plus clair, pouvez-vous les classer en différentes catégories ?

AGNÈS VERDIER-MOLINIÉ. - Y voir clair sur les agences publiques en France est une gageure ! On dirait même que tout est fait pour que les informations en la matière restent vaporeuses. Il est très difficile de s’y retrouver. Rien que pour tenter de connaître le nombre d’agences publiques en France, il faut s’armer de courage. Car il y a ce que l’on appelle les « opérateurs de l’État », soit une structure chargée d’une mission de service public, mais aussi les organismes divers d’administration centrale (Odac). Les derniers chiffres connus sont les suivants : 434 opérateurs de l’État, et 701 organismes divers. Lesquels se recoupent en partie entre eux. L’addition des deux donne 776 agences d’État, auxquelles on peut ajouter les 17 autorités administratives indépendantes et les 7 autorités publiques indépendantes. C’est un véritable maquis, et c’est d’ailleurs pour cela que le Sénat a créé une commission d’enquête pour essayer de chiffrer. Ajoutons que les « commissions et instances consultatives ou délibératives », ces fameux comités Théodule, au nombre de 317, ne sont pas comptabilisés dans les agences, car ils n’ont pas de personnalité juridique. Si on les compte, alors on arrive à plus de 1100 agences et comités divers… a minima !

Pouvez-vous citer des exemples d’agences publiques coûteuses et inutiles ?

Dans le domaine de la santé, nous avons déjà quasiment deux ministères : le ministère de la Santé et la Caisse nationale d’assurance-maladie. Le ministère emploie plus de 13.000 personnes, dont plus de 8000 dans les agences régionales de santé (ARS), tandis que la Caisse nationale emploie 2200 personnes en central et 70.000 dans les caisses primaires départementales. Pour résumer, on a un ministère déconcentré en régions et un autre en départements ! Les ARS sont d’ailleurs comptées dans les opérateurs de l’État. En sus, on a des agences de santé pléthoriques. L’ANSM, Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (1000 agents), l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses, 1 400 agents), la Haute Autorité de santé (443 agents) et Santé publique France (590 agents)… pour ne citer que les principales. Toutes se chevauchent en partie dans leurs compétences, mais leurs effectifs ne cessent de croître, surtout depuis la crise sanitaire.

Il est totalement contre-productif d’avoir autant d’agences de santé et presque deux ministères. Ces doublons nourrissent des dépenses administratives dans la santé beaucoup plus importantes qu’ailleurs en Europe. Le coût total des agences de santé peut être estimé à plus de 4 milliards d’euros par an. Simplifier, supprimer et regrouper des opérateurs permettrait de faire baisser les coûts de coordination, tutelle et supports en santé. La fusion des agences sanitaire pourrait permettre d’économiser plusieurs centaines de millions d’euros par an !

Le maître mot devrait être de regrouper et de fusionner les opérateurs qui exercent des compétences voisines ou complémentaires de façon à réaliser des économies.

Mais ce n’est pas l’unique domaine où nous avons multiplié les opérateurs redondants. Au niveau des agences techniques en faveur des territoires, on a pu citer un rapprochement souhaitable entre le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema, 2400 collaborateurs), l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT, 360 agents) et l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe, 1197 emplois). Ces trois organismes sont en effet obligés de souscrire entre eux des conventions de coordination ; on frôle le ridicule. Un interlocuteur technique unique auprès des collectivités territoriales constituerait une simplification bienvenue. La fusion des trois permettrait 500 à 700 millions d’euros d’économies par an. Rien que la suppression de l’Ademe, qui doublonne aussi avec les Dreal (directions régionales du ministère de l’environnement, 7 800 agents), permettrait d’économiser 150 millions d’euros par an…

Certains doublons ont la peau dure. Depuis combien d’années parle-t-on du millefeuille administratif du Marais poitevin ? Plus de vingt ans. Le premier rapport de la Cour des comptes sur le sujet date de 2002. Le chevauchement est manifeste entre les compétences de l’établissement public du Marais poitevin (EPMP), du parc naturel régional et de l’agence de l’eau Loire-Bretagne. En 2018 et 2019, de nouveaux rapports de la Cour des comptes et du Sénat ont proposé la fusion de l’établissement public du Marais poitevin et du parc naturel régional, mais rien ne se passe. Et cela coûte des millions d’euros en plus chaque année.

Sait-on chiffrer exactement le coût de ces agences et opérateurs de l’État ? N’y a-t-il une opacité dans ce domaine ?

Les chiffres ne sont pas tous connus, notamment du côté des dépenses des opérateurs de l’État, pour lesquels on a les recettes mais pas les dépenses. Pour les organismes divers d’administration centrale, leurs dépenses totales sont connues en comptabilité nationale, mais pas leurs dépenses individuelles qui ne sont pas renseignées. Il existe par ailleurs de nombreux chevauchements de structures. Ce que l’on peut dire, c’est que le périmètre des opérateurs de l’État représente environ 77 milliards d’euros de financements publics en loi de finances 2025, tandis que les Odac représentaient des dépenses brutes en 2023 de 137,3 milliards d’euros. La consolidation du coût de l’ensemble de ces organismes n’est pas simple puisque les périmètres se recouvrent en partie. On peut néanmoins évaluer que le volume global doit avoisiner les 140 milliards d’euros par an environ.

Le groupe LR au Sénat a obtenu la création d’une commission d’enquête parlementaire visant à lever le voile sur les 1200 agences de l’État . Cette initiative, censée déboucher sur des conclusions en août prochain, vous paraît-elle bienvenue ?

Tout à fait. Il s’agit d’une initiative majeure qui vise à prolonger la mission de l’Inspection générale des finances de 2012, qui chiffrait alors le coût des opérateurs à 50 milliards d’euros par an. Mais, surtout, à définir des propositions concrètes pour simplifier le paysage foisonnant de ces structures. Pour nous, le maître mot devrait être de regrouper et de fusionner les opérateurs qui exercent des compétences voisines ou complémentaires de façon à réaliser des économies. Pour les structures dont l’autonomie n’apporte pas de bénéfice démontré, il conviendrait de les réintégrer au sein des ministères en les transformant par exemple en services à compétence nationale. Il faudrait surtout, c’est essentiel, un document unique retraçant toutes les agences de l’État et leurs dépenses, tenu à jour tous les ans et transmis au Parlement. Et instaurer une obligation pour toutes les agences publiques de mise en ligne de leurs comptes.

Il y a notamment les comités Théodule, toutes ces « hautes autorités » qui produisent des rapports on ne sait trop à quelle fin. Pouvez-vous en présenter quelques-uns ? Ont-ils quelque utilité démocratique ?

Les derniers chiffres relatifs aux « commissions et instances consultatives ou délibératives » placées auprès du premier ministre ou d’autres ministres donne le montant fou de 317 pour 2023. Le nombre a baissé mais le coût reste le même, autour de 30 millions d’euros par an. À quoi servent la Commission d’enrichissement de la langue française (doublon avec l’Académie française), le Comité des achats des établissements publics de l’État (doublon évident avec la Direction des achats de l’État), le Conseil consultatif de gestion du corps des administrateurs des postes et télécommunications (alors qu’il n’y a plus d’embauche d’agents statutaires), le Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire, le Conseil national des opérations funéraires, le Comité du dialogue social pour les questions européennes et internationales, la Commission d’évaluation de la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles (réunie tous les trois ans…), la Commission nationale de conciliation des conflits collectifs de travail (doublon avec le Haut Conseil du dialogue social), le Conseil national de pilotage des ARS (ce qui fait doublon avec la tutelle du ministère de la Santé) ? La réponse est dans la question… Et il ne s’agit que de quelques exemples.

En Argentine, d’abord sous l’impulsion de Javier Milei , puis tout récemment aux États-Unis par le biais d’Elon Musk, la « politique de la tronçonneuse » appliquée aux agences gouvernementales fonctionne à plein. Un tel coup de balai serait-il imaginable en France ? Qu’est-ce qui bloque culturellement, politiquement ?

Nos agences de l’État, très peu contrôlées, sont un peu devenues un État dans l’État. Hors universités, les seuls opérateurs de l’État emploient maintenant 300.000 personnes… Nombre de ces organismes constituent des sinécures rémunératrices pour de grands commis de l’État. Les catégories A et A+, qui sont les cadres de la fonction publique, sont ravis de trouver dans les agences de l’État des postes dont les dirigeants sont rémunérés entre 150.000 et 200.000 euros par an brut, proche des rémunérations de ministres, voire au-delà. Il ne faut pas chercher beaucoup plus loin. Selon la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP), les administrations publiques emploient 100.500 agents appartenant à la catégorie A+ (encadrement supérieur et dirigeants de l’État). L’État et ses agences en emploient 86 %. Il faut bien leur trouver des postes. D’où le foisonnement des agences en France, leurs doublons et leurs effectifs pléthoriques.

La logique argentine ou américaine, aux antipodes de la méthode française, consiste à repartir d’une feuille blanche, ce que l’on appelle un budget « base zéro »

Résultat : que faisons-nous ? Nous faisons comme pour le Marais poitevin… c’est-à-dire semblant. Nous rajoutons même des opérateurs pour coordonner ceux qui doublonnent ! La logique argentine ou américaine, aux antipodes de la méthode française, consiste à repartir d’une feuille blanche, ce que l’on appelle un budget « base zéro ». Aux organismes de justifier ensuite l’efficience et la légitimité de leurs actions, ligne à ligne, et par là même l’utilité de leur existence. En France, au contraire, on intervient toujours à coups de rabot, ce qui ne permet pas de véritable réorganisation. Un ministère de l’efficience gouvernementale à la française aiderait certainement à prendre une bonne direction pour poser la question des complémentarités et des rationalisations à effectuer sur des bases objectives, afin de casser la logique de stratification historique des structures qui nous handicape aujourd’hui.

Si nous procrastinons, si nous laissons encore la situation se dégrader avec des doublons de plus en plus coûteux et de plus en plus créatifs en normes et en interdits, il faudra peut-être appliquer la méthode de la feuille blanche aussi en France. Dans notre pays, à mon sens, le moindre des coups de balai sur les agences de l’État devrait équivaloir à dégager 7 milliards d’euros d’économies par an d’ici 2029. C’est ce que je propose dans mon livre. Et l’on pourrait aller beaucoup plus loin !

Dernièrement, l’Arcom n’a pas renouvelé les fréquences TNT des chaînes C8 et NRJ12 . Certains organismes publics censés servir la démocratie sont-ils tentés de dépasser leurs prérogatives ?

La création du CSA, ancien nom de l’Arcom, remonte à 1989. Les autorités de régulation des médias existent dans tous les pays de l’Union, c’est même une obligation européenne. Ces autorités doivent garantir le respect des règles sur la publicité, la protection des mineurs et le pluralisme des médias. Le principe des autorités indépendantes, c’est qu’elles doivent rester indépendantes et ne pas faire de politique. C’est tout l’enjeu démocratique qui se présente aujourd’hui. La décision de l’Arcom de supprimer la fréquence TNT de C8 continue de choquer, car l’on s’attendait plus à une suppression ou un encadrement des émissions (passage en différé, par exemple) qu’à une suppression de la fréquence TNT. Maintenant, l’émission « Touche pas à mon poste ! » est annoncée sur W9 en septembre, diffusée en direct… Que va faire le régulateur ?

Supprimer toutes les autorités administratives indépendantes serait évidemment une proposition inappropriée, car, par définition, l’État a un devoir de régulation. Néanmoins, dans la situation actuelle où il n’y a pas de majorité absolue à l’Assemblée nationale, les nominations à la tête de ces autorités indépendantes devraient être consensuelles et davantage à la main du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif.