Vingt années d'évolution : de l'assurance sociale à la titrisation des risques sociaux
Depuis le début des années 1990 en ce qui concerne l'assurance maladie, et à partir du milieu des années 2000 pour les autres compartiments de notre système de protection sociale, les recettes courantes (cotisations et impôts) ne couvrent plus intégralement des dépenses, entraînant de fait un recours à l'emprunt pour assurer le fonctionnement effectif quotidien de la sécurité sociale. La Cour des comptes, le FMI, la Commission de Bruxelles, la Banque de France et le bon sens le répètent : ce n'est pas soutenable.
Historique
Rappelons brièvement les principales étapes de l'évolution qui nous à conduits à la situation présente.
- Une loi du 14/03/1941 a instauré le régime de répartition – les prestations versées à la période courante sont financées par les contributions de la même période, selon un mécanisme de solidarité immédiate – pour faire face à l'assèchement des fonds de réserve des assurances sociales établies en 1930 sur un principe de capitalisation ; ce mécanisme de répartition à été consacré en 1945 car il permettait l'attribution immédiate de prestations sans référence à d'antérieures contributions et alors que la capitalisation se trouvait disqualifiée – au moins momentanément – par l'impact de l'hyper-inflation de guerre.
- La prospérité économique des Trente Glorieuses, relayée par le renouveau démographique du baby-boom, a assuré un fonctionnement financièrement équilibré du système jusqu'en 1975, lorsque la cassure historique dans le rythme antérieur de croissance économique, provoquée par les chocs pétroliers, a soumis le pacte intergénérationnel de solidarité qui fonde la répartition, à de vives tensions ; à ces premières difficultés, les pouvoirs publics – parfois les partenaires sociaux – ont réagi par un pur traitement symptomatique : d'une part, relèvement des cotisations sociales relayées par de nouveaux prélèvements fiscaux - jugés moins destructeurs pour l'emploi –, d'autre part, tentatives de freinage des dépenses qui se sont toujours heurtées à une vive hostilité sociale, rendant leur coût politiquement difficile à assumer dans un contexte d'imbrication courte des cycles électoraux.
- Ces thérapeutiques de redressement financier se sont vite révélées très addictives, et donc de moins en moins efficaces, d'autant que le contexte général a été affecté par des évolutions radicalement défavorables : d'une part croissance économique languissante, génératrice de chômage, donc de perte de recettes, et de besoins sociaux nouveaux ; d'autre part, tsunami démographique en cours pour les 3ème et 4ème âges.
Emprunt
De sorte qu'en l'absence de réformes structurelles socialement acceptées, s'est mis en place, depuis le milieu des années 1990, un processus rampant de recours à un financement différé par l'épargne et transfère de fait la charge du déficit sur les générations futures qui devront supporter le paiement des intérêts et le remboursement du principal des titres actuellement émis.
- Sans négliger le cas des retraites dont les réformes engagées successivement en 1993, 2003 et 2008 pour consolider le régime de répartition - principalement par l'allongement du temps de cotisation –, ont été accompagnées de recommandations publiques et d'incitations fiscales en faveur d'une capitalisation de complément, l'exemple le plus emblématique est celui de la Santé : depuis plus de 20 ans maintenant, les dépenses de l'Assurance maladie ne sont plus financées qu'à environ 90% par les recettes pérennes de cotisations et d'impôts affectés ; de sorte que les impératifs de trésorerie immédiate sont satisfaits par l'emprunt, ce qui a entraîné l'accumulation d'une dette sociale dépassant les 100 milliards d'euros dont la gestion est assurée par la Caisse d'Amortissement de la Dette Sociale (CADES) créée en 1996 à cette fin ; le prélèvement supplémentaire CRDS (Cotisations de Remboursement de la Dette Sociale), également crée en 1996 comme ressource principale de la CADES, a été fixé et maintenu depuis à un taux de 0,5% sur l'ensemble des revenus, ce qui ne permettra qu'un amortissement très différé dans le temps de la dette, dont le montant global continue d'ailleurs à progresser à la mesure des déficits maintenant cumulés des diverses branches du système de protection sociale.
- Ainsi, via la CADES, la Sécurité sociale émet des titres pour refinancer ses risques par l'intermédiaire des marchés des capitaux face à la volonté des cotisants aux différentes assurances sociales de ne pas supporter la totalité du coût des prestations dont ils souhaitent bénéficier.
Certes, faute de volonté effective de maîtrise des dépenses, les pouvoirs publics auraient pu satisfaire le besoin de financement actuel par une hausse des prélèvements mais l'effet dépressif sur la consommation des ménages – principal moteur de la croissance économique - n'était guère envisageable même avant la présente aggravation de la crise.
C'est donc implicitement une autre voie qui s'est imposée : l'appel à l'épargne nationale et internationale disponible sur les marchés des capitaux au travers d'un processus de titrisation des risques qui consiste en émissions de titres permettant de transférer tout ou partie du risque au marché.
Titrisation
La titrisation – réglementée en France par la loi du 23/12/1988 et l'ordonnance du 13/06/2008 – est utilisée par le monde bancaire et dans le domaine de l'assurance en raison de sa double fonction d'externalisation du risque de crédit et d'accès à de nouvelles sources de financement grâce à la vente de titres obligataires émis sur les marchés financiers, qui assurent de fait le rôle d'assureur en dernier ressort. Ainsi, les assureurs (et réassureurs) peuvent obtenir soit un financement complémentaire soit un transfert de la couverture de risques dont les caractéristiques les rendent difficilement assurables (ce qui les mettaient traditionnellement à la charge de l'État) ; c'est le cas, par exemple, des catastrophes naturelles qui ont suscité la création du marché des obligations catastrophes (catbonds).
- Ce développement des opérations de titrisation (elles atteignaient 200 milliards d'euros au 30/06/2012 toutes catégories confondues) est rendu possible par l'existence d'un montant de liquidités disponibles sur le marché mondial du capital d'une ampleur qui
- permet une très large redistribution des risques en les disséminant sur un nombre considérable d'acteurs financiers ; lesquels sont à la recherche d'un ratio rendement / risque attractif et d'un gain de diversification puisque les obligations titrisées constituent des produits financiers spécifiques dont les évolutions sont généralement décorrelées des instruments traditionnels, telles les actions.
Changement de modèle
Il semblerait donc que nous nous acheminions – pour l'instant à bas bruit – vers la remise en cause de ce grand cycle de solidarité, concrétisé par un État-Providence omniprésent, qu'ont favorisé, à partir du milieu du XXème siècle, la conjonction d'une croissance économique exceptionnelle, rendant indolores les redistributions sociales, et d'une structure démographique favorisant l'extension des mécanismes de répartition et, au-delà, des prestations non-contributives.
Mais le double renversement de situation du début du XXIème siècle – stagnation économique et vieillissement démographique - et, en conséquence, l'émergence d'une contrainte démo-économique forte, ont entrainé une révision graduelle des modalités de fonctionnement et de financement antérieures face à la difficulté de conjuguer durablement individualisme et solidarité.
Face à l'éventail des multiples risques sociaux assumés par l'État-Providence, le recours progressif à la titrisation a permis un plafonnement – sinon une réduction – des charges correspondantes instantanées par la mobilisation d'une partie de la masse d'épargne nationale et internationale en recherche de placement.
Le changement est majeur : la soutenabilité financière du système social est assurée par la conversion partielle en titres négociables de risques jusque là couverts par les mécanismes traditionnels de l'assurance sociale.