Trois menaces sur l'hôpital public
Avec ses hôpitaux publics, ses cliniques privées et ses hôpitaux associatifs, la France possède la palette idéale d'établissements de soins. Mais en imposant aux hôpitaux publics des contraintes nocives, le gouvernement risque de ruiner leurs performances médicale et économique. Supprimer le jour de carence maladie dans la fonction publique hospitalière entravera leur lutte contre l'absentéisme des salariés. Affaiblir le management diminuera la performance des hôpitaux. Et dissimuler le coût des soins leur préparera un avenir très difficile.
Les hôpitaux sont des organismes complexes, réunissant un grand nombre de salariés exerçant des professions très diverses, et opérant une activité de pointe en temps réel. Financé par des prélèvements obligatoires et fournissant un service public de santé, l'hôpital a un devoir moral d'efficacité vis-à-vis de ses financeurs et des malades. Opérant sur un marché ouvert, les hôpitaux ont aussi un besoin très concret de performance médicale et économique vis-à-vis de leurs concurrents.
Absentéisme
En réclamant le maintien du jour de carence, la lettre envoyée par la Fédération Hospitalière de France au Ministre de la Fonction publique, Marylise Lebranchu, est historique. Ce syndicat des responsables des hôpitaux publics a toujours farouchement défendu les intérêts des hôpitaux publics auprès des responsables politiques et de l'assurance maladie, notamment face à la concurrence des cliniques privées. S'ils sont intervenus pour le maintien du jour de carence, c'est qu'ils sont convaincus de la menace que représentent les absences pour congés maladie. Les chiffres qu'ils ont fournis portent sur 203.000 agents [1] et témoignent d'une baisse de 7% de l'absentéisme depuis la mise en place de ce seul jour de carence. Mais ces responsables hospitaliers, directeurs, chefs de services ou de pôles, cadres administratifs et médicaux n'avaient pas besoin de données chiffrées pour savoir que l'absentéisme constitue une véritable nuisance et perturbe gravement la vie des hôpitaux au jour le jour [2]. Sans parler des problèmes que ces absences posent aux malades, le coût de cet absentéisme ne se résume pas aux salaires versés aux personnes absentes. Il faut y ajouter le coût des remplaçants et surtout la désorganisation des services. Quand une intervention planifiée n'a pas lieu parce que des agents sont absents, ce n'est pas le salaire des absents qui compte, c'est le coût d'une équipe et d'un plateau technique inutilisé, et souvent une journée d'hospitalisation de plus pour le malade [3].
Absentéisme vs. motivation
Dans tous les secteurs, l'absentéisme est le signe d'un manque de motivation. Il est d'ailleurs extrêmement faible chez les professions libérales, les indépendants, les cadres et les agriculteurs. Un absentéisme excessif [4] constitue un grave problème puisqu'il exprime un triple désintérêt vis-à-vis :
- de l'entreprise : sa réputation, son équilibre financier et son avenir
- des « clients » : leur satisfaction
- des collègues : leur charge de travail lié à la désorganisation, leur changement de planning de travail
L'absentéisme est toujours un problème inquiétant mais dans un hôpital ou dans un établissement d'enseignement, ces mépris sont encore plus choquants vu la nature particulière des « clients » et de l'employeur.
Management des hôpitaux
L'absentéisme n'est pas le seul problème des hôpitaux publics. Le statut de la fonction publique, les carrières principalement à l'ancienneté, la cogestion syndicale et la pression de nombreux élus locaux pour le « toujours plus de dépenses » constituent autant de handicaps. Le management à l'hôpital s'en trouve affaibli, d'autant plus que ce secteur est victime d'un syndrome particulier : la tension naturelle entre le management et les experts (ici les médecins) y est beaucoup plus forte que dans les autres secteurs. Partout ailleurs (industrie pharmaceutique, aérospatial, établissements privés d'enseignement …) les experts, même de très haut niveau, admettent d'être dirigés par des managers plus généralistes [5] Et les directeurs, tout en conservant leur pouvoir de décision sur ce qu'ils estiment essentiel ou de l'intérêt de l'organisation, s'emploient naturellement à coopérer avec leurs experts et à les valoriser en leur déléguant le maximum de responsabilités.
La réforme du système de management des hôpitaux de 2009 (loi HPST) a renforcé le pouvoir des directeurs et tenté d'élargir leur recrutement à des profils différents de ceux de l'école de santé de Rennes (médecins, cadres infirmiers, diplômés d'écoles de gestion/management, ingénieurs, entrepreneurs…). Sans doute insuffisamment, mais le statut de la fonction publique hospitalière n'ayant pas été modifié, le rôle de ces directeurs tient de la mission impossible. La nouvelle réforme semble vouloir revenir en arrière et réduire l'autorité des directeurs. À l'hôpital, il existe pourtant déjà de nombreux organismes de concertation et le médecin élu par ses pairs, président de la Commission Médicale d'Établissement (CME) fait partie du Directoire. Une orientation étrange au moment où un rapport approfondi de l'Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) souligne pourtant le faible pouvoir des directeurs d'hôpitaux (voir encadré ci-dessous) et conclut :
« Au total, les ressources humaines sont gérées avec des règles définies au niveau national (rémunérations, statut, …), mais par des établissements autonomes. Il peut être difficile de concilier la réactivité nécessaire à la bonne gestion des établissements de santé et des règles statutaires dont la mise en œuvre est pour l'essentiel assurée au niveau national. »
Rapport 2012 de L'Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) L'IGAS fait d'abord des constats : * « Le directeur n'a pas de réelle autorité sur le chef de pôle dans son rôle de manager. » * « La gestion centralisée des médecins hospitaliers ne permet pas aux directeurs d'hôpitaux une réaction rapide en cas de dysfonctionnement. (…) Les délais de traitement sont toujours importants et les dossiers à constituer complexes » * « La responsabilité du chef de pôle en tant que manager n'est pas définie. » Avant de faire des recommandations élémentaires :
Traduction : les salaires, les carrières des salariés sont gérés par le service central du personnel et non pas par le responsable du pôle où ils travaillent.
Traduction : des présidents de CME, parce qu'ils sont élus par les médecins, se comportent en délégués syndicaux de leurs collègues, et non pas en membres de l'équipe de management que doit être le Directoire.
Traduction : Pour diriger un hôpital on a moins besoin de bêtes à concours ou d'experts des règlementations administratives que de véritables managers. En conclusion de ce rapport, l'IGAS propose de changer l'affectation des directeurs d'hôpitaux au moins tous les 6 ans. Une mesure étrange dans la mesure où les directeurs apparaîtraient a priori comme de passage face aux professionnels de santé et aux syndicats en place de façon durable. |
Financement des hôpitaux : rapport Couty
Après voit été longtemps financés « à la journée d'hospitalisation » ou par un « budget global », (deux méthodes particulièrement perverses), les hôpitaux sont financés depuis 2004 « à l'activité » pour les soins classiques selon une échelle qui comporte des milliers de prix. Ces prix, généralement supérieurs à ceux des cliniques privés, devaient être alignés en 2012/2018 sur un niveau commun. Pour leurs activités spécifiques (enseignement, recherche, contraintes spéciales) les hôpitaux publics reçoivent un budget forfaitaire (MIGAC).
Le rapport Couty, conformément à la demande du Ministre et des hôpitaux publics, propose de modifier ces modes de financement. Il suggère d'abord de mettre un terme à la convergence des tarifs privé/public, et de réduire le domaine de la tarification à l'activité (T2A) au profit d'une extension du financement forfaitaire. La tarification à l'activité avait pourtant produit des effets très positifs, en poussant les hôpitaux à savoir combien coûtent leurs soins. Elle est d'ailleurs appliquée dans la plupart des pays développés. Comme toute méthode, la T2A présente des inconvénients (tentation de surcote et de multiplication des actes). Mais prétendre optimiser ses coûts sans comptabilité analytique, et donc sans savoir combien ils coûtent, n'est pas crédible. De nombreux experts souhaitaient aller plus loin que la tarification à « l'activité » et passer à la tarification « à une séquence complète de soins » ou « à la pathologie », mais pas de casser l'outil de mesure et de permettre aux hôpitaux de retourner dans le monde de l'opacité.
Conclusion
Si ces trois réformes devaient être vraiment mises en place (suppression du jour de carence, affaiblissement des pouvoirs de la direction des hôpitaux, financement opaque des hôpitaux), certains dans les hôpitaux ressentiraient un lâche soulagement. Mais à moyen terme, la baisse inévitable de performance de ces établissements procurerait un avantage considérable à leurs concurrents, les cliniques privées et les hôpitaux associatifs. Dans la période actuelle de chasse aux déficits, la réalité l'emporterait rapidement et la sanction risquerait d'être brutale. Espérons que les responsables politiques justifieront leur ambition d'être des garants du long terme et ne cèderont pas aux exigences clientélistes.
[1] Un échantillon très suffisant, les sondages nationaux ne portent en général que sur un millier de personnes et sont très précis
[2] Il s'agit de moyennes : certaines équipes ont des taux d'absentéisme très faibles
[3] Le coût d'une journée d'hospitalisation à Lyon va de 1.420 à 5.123 euros
[4] Les taux d'absentéisme doivent être comparés à niveau de qualification et d'intérêt du travail équivalents : les taux d'absentéisme d'un enseignant ou d'une infirmière ne peuvent pas être comparés à ceux des OS.
[5] Thalès, entreprise de technologies de pointe vient de recruter Jean-Bernard Lévy comme PDG, sans que cela choque personne. Il était précédemment PDG de Vivendi.