Travailleurs détachés : la solution est française
Manuel Valls a pris un coup de sang en déclarant en substance que si les conditions de travail et charges sociales n’étaient pas harmonisées au sein de l’Europe, la France n’appliquerait pas la directive européenne sur les travailleurs détachés, conséquence de la libre circulation des personnes au sein de l’Europe. Une menace qu’il est impossible de mettre à exécution telle quelle, et qui semble rappeler dans un autre domaine le fameux « I want my money back » de Margaret Thatcher – et qui lui avait permis d’obtenir satisfaction. Mais l’intransigeance du Premier ministre français tombe ici à plat. Il n’est pourtant pas question, surtout en ce moment crucial pour l’avenir de l’Europe, de sous-estimer l’ampleur considérable du problème, auquel il faut absolument trouver une solution. Laquelle ne peut que se trouver dans les choix effectués par la France, et non pas dans la mise en cause d’une Europe bouc émissaire.
La directive de 1996 jusqu’à 2016
Rappelons que la directive européenne de 1996 établit les conditions de travail de base qui doivent être appliquées aux travailleurs détachés[1] dans le pays d’accueil, telles que :
- les périodes maximales de travail et les périodes minimales de repos ;
- la durée minimale des congés payés annuels ;
- les taux de salaire minimal, y compris ceux appliqués aux heures supplémentaires ;
- la sécurité, la santé et l’hygiène au travail.
Autrement dit, les conditions essentielles de travail sont celles du pays où s’exerce le détachement, cependant que la protection sociale financée par les cotisations sociales reste celle du pays d’origine.
En 2014, cette directive a été modifiée pour permettre un contrôle renforcé des pratiques, souvent frauduleuses, auxquelles le détachement donne lieu[2], et pour accentuer l’information des acteurs ainsi que la coopération administrative.
Cette année, la Commission a proposé une nouvelle modification, pour faire suite à la position commune exprimée par sept pays[3] demandant essentiellement à faire appliquer le « principe d’une rémunération identique pour un même travail au même endroit ». En réplique, dix membres, à savoir les pays de l’Est, ont souligné que ce principe « peut être incompatible avec le marché unique, étant donné que les différences de taux de rémunération constituent un élément légitime de l’avantage concurrentiel pour les prestataires de services ». Le 8 mars dernier, la Commission a publié un projet de directive proposant quelques changements relativement secondaires par rapport au principe exposé par les sept pays, mais ne donnant surtout pas suite à la demande d’égaliser les cotisations sociales qui restent celles du pays d’origine.
On en est là en ce moment, et on voit immédiatement l’opposition existant entre les anciens et les nouveaux membres, ces derniers représentés par les pays de l’Est, aux conditions de travail beaucoup moins favorables pour les travailleurs, et qui ne sont évidemment pas prêts à accepter de restrictions à la liberté de circulation et de prestations de services ni à aligner leur protection sociale et son financement sur ceux de la France..
Le rappel de Valérie Rabault sur les coûts du travail comparés
La députée PS Valérie Rabault, rapporteur du budget à l’Assemblée nationale, vient de rappeler opportunément, à l’attention du Premier ministre, que si l’on tient compte des allégements Fillon sur les bas salaires, du zéro charge URSSAF et de l’effet du CICE, les salaires chargés des travailleurs nationaux au niveau du smic sont inférieurs en France à ce qu’ils sont pour les travailleurs détachés des pays comme la Pologne, la Roumanie, l’Espagne ou le Portugal si l’on applique strictement la directive, à savoir que les coûts doivent être calculés à partir du smic français auquel il faut ajouter les cotisations sociales payables dans le pays d’origine.
La députée chiffre ainsi à 1.609 euros le coût mensuel du travailleur français au smic (le calcul des experts comptables sur le site ECL direct indique 1.574 euros, calculé à partir du salaire brut de 1.467 euros avec environ 13%, moins 6% de CICE, de charges sociales), tandis que le coût est de 1.756 en Pologne, 1.619 en Roumanie, 1.788 en Espagne et 1.697 au Portugal.
Le chiffrage de la députée n’est pas contestable, étant cependant précisé qu’il est calculé sur une base mensuelle (35h hebdomadaires) et non horaire, et qu’il n’est valable qu’au niveau du smic.
Alors, qu’est-ce qui ne marche pas ?
Quelques cas illustratifs de la diversité des problèmes
L’université d’été 2015 du PS
En 2015, le PS veut faire des économies sur le coût de son université, jugé excessif l’année précédente. Il fait donc jouer au maximum la concurrence. Patatras ! Il se révèle que le sous-traitant choisi a, pour être moins-disant, embauché dix salariés roumains pour s’occuper des ménages. Le PS rompt le contrat sous les quolibets ironiques généralisés.
Les contrats STX de construction de paquebots
C’est un cas d’une autre ampleur : le chantier STX de Saint-Nazaire multiplie les contrats de construction des géants des mers (le Harmony of the seas, 362 mètres, dix millions d’heures de travail, vient d’être livré). Sur le site, 6.000 employés, dont environ un quart de travailleurs détachés des pays de l’Est. L’avenir du chantier était chancelant il y a quelques années, mais s’est redressé grâce à la coopération des syndicats… et à l’emploi de ces travailleurs détachés.
Extrait du magazine Mer et marine du 3 février 2016 : « En cause, le manque de main-d’œuvre qualifiée sur le bassin d’emploi et même au-delà. Ainsi, soudeurs ou charpentiers métaux sont devenus très prisés, de nombreux postes proposés ne trouvant pas preneurs. Mais c’est aussi le cas dans bien d’autres métiers, comme ceux liés à l’aménagement des navires. C’est l’une des raisons qui explique le taux important de personnels étrangers à Saint-Nazaire. « Sur 6.000 personnes aux chantiers, les travailleurs détachés représentent 25 à 30%, en particulier dans l’agencement », précise Laurent Castaing [patron de STX France, NDLR]. Si certains fournisseurs ont recours à des sous-traitants hors de l’Hexagone pour des questions de coûts et de compétitivité, plusieurs dirigeants chez les coréalisateurs soulignent que la principale raison n’est pas économique mais liée à l’absence de candidats en France. D’où l’appel des professionnels de la navale aux pouvoirs publics, afin que la politique et les actions en matière d’enseignement et de formation dans les métiers qui embauchent soient renforcées ».
L’EPR de Flamanville et la condamnation de Bouygues
Sur le chantier de l’EPR de Flamanville, on a découvert la présence chez les sous-traitants de Bouygues de pas moins de 460 travailleurs non déclarés (163 ouvriers polonais et 297 ouvriers roumains), donc rémunérés «au noir». Les quatre sous-traitants ont été condamnés à des amendes, mais aussi Bouygues, bien que moins lourdement, le tribunal ayant estimé que cette dernière ne pouvait pas ignorer les faits. La légèreté de l’amende de Bouygues (25.000 euros) s’explique par le fait qu’au-delà d’une amende de 30.000 euros, l’entreprise se trouve exclue de tout marché public… Ce qui n’empêche qu’il faudra régler en sus l’arriéré de cotisations dues à l’Urssaf.
Le cas particulier du cabotage routier
Il s’agit ici d’un problème particulier, dans la mesure où les règles du détachement ne sont pas applicables selon la législation européenne aux opérations dites de « cabotage », permettant aux transporteurs étrangers de réaliser trois opérations de transport en France pendant un délai de sept jours après la livraison initiale en provenance de l’étranger. Autrement dit, aucune disposition du code du travail français n’est applicable dans ces limites. De nombreux abus ont été constatés, les transporteurs français ayant vu leur part de marché chuter drastiquement.
Le gouvernement a réagi, et à partir du 1er juillet de cette année, un décret étend l’obligation de respecter le droit du travail français aux transporteurs pratiquant le cabotage, seul restant donc exclu de ces dispositions le pur transit. L’Allemagne a imposé une règle semblable, et la Commission a initié une procédure d’infraction contre les deux pays, estimant la mesure disproportionnée et donc contraire au principe de libre prestation de service.
Même en faisant abstraction de la procédure européenne, il s’en faut que le décret résolve tous les problèmes. D’abord parce que pratiquement il va être très difficile de vérifier les documents exigés à bord des véhicules étrangers pratiquant le cabotage, et notamment les contrats de travail libellés dans une langue étrangère, ainsi que leur application effective.
D’autre part, il faut ajouter le problème récurrent et spécifique à la France du coût du travail. Même en admettant que sur le territoire français le décret cabotage est respecté par les transporteurs étrangers – qui donc doivent rémunérer au minimum au smic, et selon la durée du travail applicable en France, majorations pour heures supplémentaires comprises, les cotisations employeur restent plus élevées en France que celles que devra payer l’employeur étranger dans son pays d’origine . Le chiffrage indiqué par la députée Valérie Rabault ne concerne comme on l’a dit que les salaires au niveau du smic (1.467 euros pour 35 heures). Or la grille conventionnelle des salaires commence bien au-delà, et dans la pratique on constate que les salaires s’étagent entre 1.700 euros bruts pour un débutant et 2.400 euros bruts avec dix ans d’expérience[4] : à ce dernier niveau, la réduction n’est plus applicable. Ajoutons qu’en pratique les conducteurs travaillent plus que 35 heures, et que les heures supplémentaires sont payées avec majoration de 25% ou 50%[5].
Enfin, même à supposer que le décret apporte une certaine protection au transporteur français sur le territoire français, lorsque ce transporteur travaille à l’étranger, il est énormément pénalisé du seul fait qu’il doit rémunérer son personnel aux conditions du droit français, durée légale et cotisations sociales comprises. On a trop tendance, comme la députée que nous avons citée, à perdre de vue cet aspect de la compétitivité qui tue dans l’œuf toute possibilité de s’aligner à l’étranger sur la concurrence à partir de la France.
Alors, quelle solution ?
On voit, à analyser les exemples que nous avons cités, quelles sont la complexité de la question et aussi la diversité des problèmes.
- La distinction essentielle qui s’impose concerne évidemment le cas des fraudes nombreuses qui sont bien connues : absence de déclarations, conditions de travail qui ne respectent pas la règlementation, utilisation de coquilles vides constituées à l’étranger par des entrepreneurs français dans le seul but de contourner l’application du droit français, etc. On notera que ces fraudes sont souvent le fait de Français (cas des sous-traitants de Bouygues par exemple)… Dans tous les cas, la Commission européenne a beau jeu de demander à la France de commencer à balayer devant sa porte avant de la traiter en bouc émissaire de ses propres insuffisances.
- Le deuxième problème à identifier est celui de la nécessité d’employer en France des travailleurs détachés. Soit parce qu’ils viennent dans certains domaines pallier l’insuffisance de demandeurs d’emploi français correctement formés (cas de STX à Saint-Nazaire, mais aussi dans le secteur de la santé, médecins indépendants ou à l’hôpital), soit parce qu’ils exécutent le travail que les Français ne veulent pas faire (traitement des déchets, bûcherons bulgares, et même la restauration), que ces travaux soient jugés trop pénibles ou mal rémunérés. Les paquebots construits par STX France ne sont pas destinés au marché français, et l’entreprise a connu de graves difficultés il y a quelques années. Faute de travailleurs détachés, et aussi faute d’acceptation d’accords de flexibilité par les syndicats, elle aurait dû licencier massivement ses travailleurs français. Premier employeur d’une ville de 70.000 habitants, donneur d’ordre de très nombreux sous-traitants, STX France doit vivre et pour cela engranger des commandes dans un contexte d’extrême concurrence.
- Que la règlementation européenne existe ou non, la France est engagée dans la mondialisation. Si l’Europe n’existait pas, qu’est-ce qui serait changé dans la nécessité pour la France d’être présente dans la compétition internationale et d’en respecter les exigences ? En quoi le sort de STX France par exemple, ou de Renault et PSA, et de bien d’autres fleurons français, en serait-il changé – sauf en mal ? Certes, l’Europe sociale est une illusion et l’apostrophe de Manuel Valls un coup d’épée dans l’eau. Le projet européen se heurte à trop de réticences et d’intérêts opposés pour que ces peuples « fassent nation ». En témoigne les oppositions des pays de l’Est à la modification de la directive de 1996, ou aux mesures prises en Allemagne et en France concernant le cabotage. Mais que gagnerait la France par exemple à ce que cette règlementation européenne n’existe pas ? L’illusion totale de la fermeture des frontières ?
Il n’existe en définitive pas de solution autre que de s’adapter aux exigences de la mondialisation. Nous n’avons abordé ici que le problème de la liberté de circulation des personnes et des prestations de service. Mais quid des biens, par exemple des produits alimentaires importés, sachant que nous exportons aussi nos propres produits, et que 135.000 de nos nationaux sont des travailleurs étrangers dans d’autres pays européens, et notamment au Royaume-Uni, sans compter les travailleurs frontaliers de nos régions de l’Est[6], « navetteurs » journaliers vers l’Allemagne et la Suisse ?
Le taux très élevé des cotisations patronales constitue comme on l’a vu, et comme Manuel Valls l’a souligné pour s’en indigner ( ! ), la cause essentielle des problèmes liés au coût du travail français. De là à dire que les taux plus faibles de cotisations dans les autres pays doivent être qualifiés de dumping social par rapport à ceux de la France qui sont une exception mondiale, on plonge dans l’absurde. Valérie Rabault a raison de rappeler que les cotisations patronales ont, avec le CICE, contribué à beaucoup diminuer le coût du travail, mais encore une fois cela n’est vrai qu’au niveau du smic. C’est une erreur de long terme de la politique française d’avoir concentré les allègements de charges sur les très bas salaires, en continuant de pénaliser lourdement les salaires moyens et élevés. C’est à rectifier cette erreur qu’il faut s’atteler, plutôt qu’à crier vainement au loup en visant l’Union Européenne et à exiger que tous les membres de l’UE s’alignent sur la France.
[1] Au sens de l’UE, les travailleurs détachés sont des salariés envoyés dans un autre pays de l'UE par leurs employeurs pour effectuer une mission, pendant deux ans maximum, auprès d'une entreprise d'un autre pays de l'Union.
[2] « Amélioration de la prévention et sanction en cas d’abus des règles applicables.
Pour contribuer à lutter contre les abus et contournements des règles (p. ex. par le biais de sociétés boîtes aux lettres), la directive 2014/67/UE établit une liste des éléments factuels pour contribuer à évaluer si une situation spécifique est considérée comme un véritable détachement (article 4).
Pour une meilleure sécurité juridique, la directive établit une liste des mesures nationales de contrôle qui sont considérées comme justifiées et proportionnées et qui peuvent s’appliquer aux fins du contrôle du respect de la directive 96/71/CE et de la directive d’application (article 9).
Pour renforcer la protection des droits des travailleurs dans les chaînes de sous-traitance, les pays de l’UE doivent garantir que les travailleurs détachés dans le secteur de la construction puissent tenir le sous-traitant direct responsable pour toute rémunération nette impayée correspondant au taux de salaire minimal, en sus ou en lieu et place de l’employeur (article 12). Au lieu de ces règles de responsabilité, les États membres peuvent prendre d’autres mesures d’application appropriées » (Sommaire officiel de la législation européenne, disponible sur le site eur-lex.europa.eu).
[3] Allemagne, Autriche, Belgique, France, Pays-Bas, Luxembourg, Suède.
[4] Selon le site chauffeurpoidslourd.com.
[5] Rappelons que les chauffeurs routiers ont été immédiatement exclus par le gouvernement de l’application de l’article 2 de la loi El Khomri, et qu’aucune modulation de la majoration pour heures supplémentaires n’est donc possible.
[6] Il est reconnu que le travail transfrontalier sauve la région Alsace d’un taux de chômage très élevé. Ces travailleurs représentent ainsi 7% de la population active.