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Temps de travail chez Smart, une négociation emblématique

Il se déroule actuellement une négociation difficile au sein de l’entreprise française de production des voitures Smart. Il est demandé aux salariés d’accepter, au moins provisoirement, la remise en cause des 35 heures. Après échec des négociations entre les partenaires sociaux, la direction veut passer outre en proposant directement aux salariés d’accepter individuellement le plan qu’elle a établi sous le nom de Pacte 2020. L’issue est incertaine et la direction n’est pas au bout de ses peines. Nous décryptons ce cas d’école emblématique des difficultés spécifiquement françaises du droit du travail.

Smart, actuellement une division de Mercedes-Benz du groupe Daimler, fabrique son modèle ForTwo à Hambach en Moselle depuis 1997. Plus récemment créé, le modèle ForFour est fabriqué dans l’usine du groupe en Slovénie, dans le cadre d’un partenariat avec Renault qui y fait aussi fabriquer sa Twingo. Environ 800 personnes travaillent à Hambach. Daimler a récemment investi 200 millions pour assurer la continuité de la fabrication à Hambach.

Historique du « Pacte 2020 » à ce jour.

Juin 2015. Daimler, engagé dans un vaste plan d'amélioration de la compétitivité de toutes ses usines dans le monde à l'horizon 2020, propose en particulier aux salariés du site de Hambach un plan, dénommé Pacte 2020, consistant à modifier le temps de travail. Les salariés passeraient d'abord aux 37 heures entre octobre et décembre prochain, puis à 39 heures entre 2016 et 2018, avec la possibilité de revenir à 37 heures en 2019. En contrepartie, une augmentation générale de 0,25% des salaires, une augmentation mensuelle de 120 euros (qui revient à augmenter le salaire de base de 6% contre une hausse de 12% du temps de travail), et une prime de 1.000 euros versée sur deux ans. De plus, les salariés bénéficieraient d’une garantie de l’emploi jusqu’en 2020.

Malgré six réunions jusqu’au 22 juillet, les discussions avec des syndicats divisés n’aboutissent pas. Officiellement, trois syndicats sur quatre, CGT, CFDT et CFTC sont opposés au projet, seule la CFE-CGC étant favorable. Les syndicats opposants stigmatisent la « régression » sociale et la trop grande perte de salaire, l’heure supplémentaire étant rémunérée à 5,19 euros d’après eux.

11 septembre. Devant l’échec des négociations, la direction procède à un référendum d’entreprise, qui obtient 93% de participation, dont 56% de réponses positives, partagées entre 74% des 385 cadres consultés mais seulement 39% des 367 ouvriers.

Forte de ce succès d’ensemble, la direction rouvre les négociations avec les syndicats.

22 octobre. La direction obtient la signature de deux syndicats, CFTC et CFE-CGC, sur le plan qu’elle a proposé. Ces syndicats sont représentatifs à eux deux au niveau de 46%, soit plus de 30% mais moins des 50% nécessaires pour que le plan soit entériné. Le 27 novembre, la direction notifie néanmoins le plan aux syndicats comme prévu par la procédure.

30 novembre. CGT et CFDT, syndicats majoritaires, notifient leur opposition au plan, ce qui le rend caduc.

1er et 2 décembre. La direction réunit le comité d’entreprise, puis l’ensemble des salariés en présence de la PDG, Annette Winkler, qui explique la nécessité d’un accord pour persuader la direction du groupe de confier la fabrication de la nouvelle génération des Smart à l’usine mosellane. La direction décide en conséquence de passer outre à l’opposition syndicale et de proposer individuellement aux salariés d’accepter la modification de leurs contrats. Le plan est légèrement changé et consiste à passer aux 37 heures en 2016, puis aux 39 heures en 2017, 2018 et 2019, pour redescendre aux 37 heures en 2020 et aux 35 heures en 2021. Les contreparties n’ont pas changé (120 euros mensuels, une prime de 1.000 euros et la garantie de l’emploi jusqu’en 2020), sauf l’abandon des 50 embauches prévues et de l’augmentation générale de 0,25%.

La direction s’est fixé un taux minimum de 75% de réponses positives, donc nettement plus que les 50% requis pour la représentation syndicale. C’est qu’en effet il va falloir gérer le cas des salariés qui refuseront le plan (voir ci-dessous).

18 décembre. Date limite prévue pour la remise des réponses individuelles.

Ultérieurement. Si 75% de réponses positives,

  • Mise en œuvre du Pacte 2020
  • Proposition de signature des avenants individuels
  • Engagement de la procédure de licenciement collectif des salariés refusant les avenants.

Emblématique, cette négociation l’est à plusieurs titres

Il semble qu’il s’agisse du premier, ou en tout cas d’un des très rares cas répertoriés où un employeur veuille passer outre à une opposition constatée des syndicats majoritaires à la mise en œuvre d’un accord collectif, par la proposition de signature d’avenants faite directement aux salariés.

Plusieurs réflexions s’imposent dans ce cas concernant Smart.

  1. C’est un paradoxe pour les tenants de la réduction du temps de travail. Moins un produit se vend, plus il est nécessaire d’augmenter la productivité et donc le temps de travail des salariés, et moins le partage du travail est concevable. Paradoxe seulement apparent bien sûr, car le partage du temps de travail n’est possible que pour les entreprises qui disposent d’une situation confortable sur leur marché et ne craignent pas de perdre leur rentabilité. Ce qui n’est pas le cas de Smart, dont les ventes sont en baisse sur un marché hyper concurrentiel, ce qui oblige l’entreprise et même le groupe Daimler à faire des efforts de compétitivité à l’échelle de l’ensemble de ses usines dans le monde. Observons que des efforts comparables ont dû être réalisés par exemple par Renault en 2013 pour éviter de fermer des usines et permettre de leur transférer la production de certaines voitures de sa filiale Nissan.
  2. C’est un effort temporaire et somme toute léger qui est demandé aux salariés, 2 années à 37 heures et 3 années à 39 heures payées environ 37, en contrepartie d’une garantie d’emploi qui n’est nullement assurée si cet effort n’est pas consenti. On pourrait s’étonner d’un éventuel refus de plus de 25% des salariés qui serait constaté le 18 décembre. Comment comprendre rationnellement que des salariés à qui l’on propose de travailler un peu plus pour gagner un peu plus (120 euros par mois quand même, plus une prime), même si l’augmentation de la rémunération n’est pas entièrement proportionnelle, préfèrent prendre le risque du chômage et d’une ruine de leur entreprise ? Il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond dans le royaume…Sauf à penser que la décision n’est pas rationnelle ? Si le référendum est positif pour l’entreprise, il faudra en tirer les conséquences sur l’attitude des syndicats qui ont bloqué l’accord. Faut-il y voir l’effet d’une surenchère entre syndicats ? En partie probablement, bien que la CFDT, syndicat réformiste, sache généralement se démarquer de la CGT comme elle l’a prouvé dans bien d’autres circonstances. Mais aussi, n’y a-t-il pas une volonté de montrer à un groupe international qu’il n’est pas question d’accepter localement une « régression sociale » lorsque ce groupe est florissant au niveau mondial ? Ce ne serait que la conséquence de la règle dégagée par la Cour de cassation qui refuse de considérer comme fondé sur une cause réelle et sérieuse un licenciement prononcé dans de telles conditions, et qui ne serait motivé que par la volonté de « conserver le niveau de rentabilité de l’entreprise », l’appréciation devant au surplus être faite au niveau mondial de l’activité concernée du groupe. Les syndicats français opposés ont-ils voulu marquer leur territoire à l’égard d’un groupe allemand dont les syndicats ont un comportement pragmatique, et au contraire coopératif en matière de maintien de la rentabilité ? Cette spécificité purement française, qui a déjà causé de nombreux dégâts (voir la gestion désastreuse du conflit Goodyear par la CGT), pourrait-elle venir encore provoquer la ruine de l’usine mosellane ?
  3. Aucun compte n’est tenu par les opposants du fait qu’une dizaine d’années plus tôt les mêmes salariés voyaient leur temps de travail passer de 39 à 35 heures payées 39… Que serait-ce si la loi devait être modifiée pour revenir complètement en arrière, aux 39 heures sans augmentation de salaire ? Le Parisien a effectué un sondage sur ce thème auprès d’environ 7.000 personnes, en posant la question suivante : « Seriez-vous prêt à travailler 39 h payées 37 pour sauvegarder l'emploi ? » 53% répondirent par la négative… Ce qui rejoint notre interrogation du point précédent. Aucun des trois prétendants de tête à la primaire de droite ne pense pouvoir proposer un retour aux 39 heures payées moins que 39 heures. Ce qui en dit long aussi. Il faut malgré tout rappeler que d’assez nombreux accords ayant consacré des sacrifices pour les salariés sont intervenus dans les entreprises avec l’accord des syndicats. Mais il faut vraiment que la situation de l’entreprise soit parvenue à un stade critique. Il n’est pas admis en France que, selon l’expression consacrée, l’emploi serve de « variable d’ajustement » pour assurer la rentabilité d’une entreprise… sans laquelle cependant il n’y a pas de croissance possible. On en revient toujours au même constat.
  4. Que se passera-t-il si 75% des salariés consultés donnent leur accord au Pacte 2020 ? Pour mettre en œuvre ce plan, Smart devra proposer à tous ses salariés la signature d’avenants à leurs contrats. Si plus de 10 salariés refusent, ce qui est probable, Smart devra engager la procédure très lourde de licenciement collectif à leur égard. L’entreprise devra, soit parvenir à un accord négocié avec les syndicats représentatifs à plus de 50%, soit, plus vraisemblablement compte tenu de l’opposition prévisible des syndicats, établir seule un document précisant la procédure et le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), et le faire homologuer administrativement par la DIRRECTE.

Même en cas d’homologation, Smart ne sera au bout de ses peines que si les salariés n’entament pas un procès pour faire juger leur licenciement sans cause réelle et sérieuse (voir ci-dessus, point 2). Compte tenu de la situation financière du groupe, qui paraît n’engager cette procédure que pour maintenir sa rentabilité, ce que la Cour de cassation française ne considère pas comme un motif valable de licenciement comme on l’a vu, le moins qu’on puisse en dire est que la partie n’est pas gagnée d’avance… Et si la société perd son procès, les dommages-intérêts pour rupture abusive seront mis à sa charge, ce qui peut s’avérer financièrement lourd.

Que nous réservent les semaines et mois à venir ? On suivra avec beaucoup d’intérêt les péripéties de ce cas d’école où il est demandé directement aux salariés d’accepter la remise en cause des 35 heures comme assurance pour l’avenir dans un contexte où la situation de l’entreprise n’est pas immédiatement critique mais risque de le devenir.