SNCF, jusqu’à ce que les ficelles cassent…
Le refus récent opposé par l’État à la prise en charge de la dette de la SNCF fait resurgir une fois de plus le sujet de l’intenable situation financière de la SNCF. L'endettement total du groupe atteint en effet quelque 50 milliards, dont 44 pour la partie réseau, et il s'accroît d'1,5 milliard chaque année. A dire vrai, cette situation n’est que le résultat de l’addition de problèmes de la SNCF très nombreux, et l’entreprise concentre les contradictions, hésitations et maux qui découlent de son appartenance à la sphère publique. Mais, à force de tirer sur toutes les ficelles comme le fait l’État pour se débattre dans les impératifs contradictoires qu’il s’assigne, ces ficelles ne sont pas loin de casser. Une révision complète s’impose sur une quantité de sujets évidemment très délicats, puisqu’ils touchent à la vérité des comptes, à l’abandon des mesures démagogiques, à la restauration de l’autorité du chef d’entreprise dans une logique industrielle et commerciale ainsi que vis-à-vis des syndicats, au rétablissement d’un financement qui n’aboutisse pas à charger systématiquement les entreprises… Mais sur tous ces sujets qui devraient constituer les base d’un vrai programme de gouvernement, et qui ne concernent pas seulement la SNCF, il est préoccupant de n’entendre aucun des prétendants à la magistrature suprême s'exprimer publiquement.
Quelle est la dette de la SNCF ?
Cette dette est composée essentiellement de celle de l’ancien EPIC (établissement public industriel et commercial) dénommé RFF (Réseau Ferré de France), propriétaire et gestionnaire des infrastructures ferroviaires, et séparé de la SNCF en 1997 afin précisément de libérer la SNCF du poids de la dette liée à l'infrastructure ferroviaire (notamment celle contractée pour la construction des lignes à grande vitesse) et la préserver d'une situation de quasi-faillite, et de transposer en droit français la directive européenne 91/440 exigeant à l'époque une séparation comptable entre la gestion du réseau ferré et la fourniture de services de transport. Mais au 31 décembre 2014, RFF et SNCF ont été réunifiés à l’intérieur d’un groupe chapeauté par la holding SNCF, comprenant deux EPIC, SNCF Réseau (l’ancienne RFF) et SNCF mobilités (l’entreprise de transport). Actuellement la dette de SNCF Réseau atteint 44 milliards, et son origine remonte principalement aux investissements réalisés pour le réseau des lignes à grande vitesse (LGV). Au total l’endettement du groupe, comprenant la dette de l'opérateur SNCF Mobilités, a atteint 50 milliards, et son encours augmente chaque année de 1,5 milliard, notamment en raison des intérêts de cette dette.
Pourquoi l’État refuse-t-il de prendre la dette de la SNCF en charge ?
Comme le souligne le rapport du gouvernement déposé ces jours-ci auprès du Parlement, une prise en charge par l’État, même partielle, aurait des « conséquences très lourdes sur les finances publiques…une opération de reprise de 10 milliards d’euros aurait pour effet d’augmenter le déficit public d’environ 0,5 point de PIB ». En effet, la dette au sens de Maastricht, celle qui ne devrait pas dépasser 3% du PIB selon les accords européens, n’inclut pas celles des établissements publics (à partir du moment où les ressources publiques (subventions pour charge de service public, etc., représentent moins de 50% du total de leurs recettes) ni même les garanties explicites accordées par l’État, lesquelles font partie du « hors bilan »[1]. Cela souligne l’importance du problème causé par la SNCF, à hauteur de seulement 10 milliards pour une dette cinq fois supérieure au total.
Pourquoi la question surgit-elle maintenant ?
Parce que la situation financièrement désastreuse de la SNCF, virtuellement en état d’insolvabilité (mais les EPIC ne peuvent pas tomber en faillite) oblige à faire des réformes. Outre la dette de 50 milliards du groupe qui s’accroît chaque année de 1,5 milliard, l’État doit injecter 13 milliards chaque année, dont 3,3 milliards pour le seul abondement du régime des retraites des cheminots. Pour le professeur Yves Crozet cité par le journal La Croix, « dans un monde normal et raisonnable, la SNCF n’est plus viable. Elle ne peut plus fonctionner qu’avec l’augmentation des subventions et celle de sa dette ». A cela s’ajoutent de sombres perspectives tenant au moindre succès des TGV et du voyage en train en général, à la baisse des tarifs due à la concurrence de la route et de l’avion, à des augmentations de coûts (cf. la prochaine entrée en service du TGV Tours-Bordeaux), et pour finir à l’arrivée de la concurrence à partir de 2020, à laquelle la SNCF n’est absolument pas préparée. Côté compétitivité, on relève en effet que les coûts salariaux comptent pour 44% dans le chiffre d’affaires de la SNCF contre 30% chez son homologue allemand, la Deutsche Bahn, et que ces coûts seraient 30% plus élevés que dans le secteur privé pour le fret et 15% pour le service voyageurs.
Le président de SNCF Mobilités, Guillaume Pépy, a donc voulu mettre en route une réforme permettant d’accroître la productivité de la SNCF[2]. Tentative qui s’est soldée par un échec en face des grèves déclenchées par les syndicats[3], que le gouvernement a voulu désamorcer dans les meilleurs délais. Désaveu de Guillaume Pépy, à qui l’on a prêté le désir de démissionner, rumeur vite éteinte par le gouvernement qui expliqua en substance que le président n’avait aucun motif de démission puisqu’il était aux ordres du gouvernement… ! Perte d’autorité pour Guillaume Pépy, et syndicats qui démontrent une nouvelle fois où se trouve le pouvoir dans l’entreprise…
Et voici qu’en compensation prétendue d’accords de fin de conflit qui n’apportaient en réalité aucune modification des règles ni d’amélioration de la compétitivité, le Premier ministre promit en juin aux syndicats que l’État reprendrait une partie de la dette de la SNCF. Trois mois plus tard on vient de voir ce qu’il advint de cette promesse. Bercy était passé par là.
Quelles réactions à cette non-reprise de dette ?
Comme on pouvait s’y attendre, elles sont plutôt colériques. Du côté politique, "On refile la patate chaude aux successeurs", a déclaré à l'AFP le sénateur (UDI) Hervé Maurey, président de la commission de l'aménagement du territoire. "On voudrait la mort de la SNCF qu'on ne s'y prendrait pas autrement". Côté syndicats, il y a évidemment unanimité dans la critique du reniement d’une promesse faite trois mois plus tôt. Il est parfaitement exact que la dette d’origine RFF est, comme l’indique la CFDT, « majoritairement non amortissable » dans la mesure où elle est liée à la politique d’aménagement du territoire, étrangère à la gestion industrielle et commerciale de la SNCF. Exact aussi que le problème reste entier. Mais là où la CFDT déraille, si l’on peut dire, c’est dans sa proposition de créer une caisse d’amortissement et de défaisance de la dette, en mettant en place de nouvelles ressources fiscales, telles une taxation du transport routier. Revoilà donc l’écotaxe qui revient avec la CFDT, écotaxe dont l’abandon coûte 1 milliard à l’État. Idée que le gouvernement a sans surprise immédiatement rejetée. Mais sans proposer de solution autre que faire miroiter les futurs effets de la réforme de 2014,… dont les éléments n’ont pas encore à la date d’aujourd’hui été mis en œuvre, notamment le contrat de performance censé déterminer la trajectoire à 10 ans de la SNCF, et le décret « règle d’or » devant fixer une plafond à la dette de SNCF Réseau. On n’a donc pas trouvé la solution, et on se contente, toujours dans le provisoire, de tirer sur les ficelles jusqu’à ce qu’elles cassent.
Le versement transport : Les entreprises mises de plus en plus lourdement à contribution
Le versement transport est une taxe (pas une contribution sociale) prélevée par l’URSSAF et assise sur les salaires, dont les recettes sont affectées prioritairement au financement des transports urbains. A l’origine elle concernait que les entreprises de l’Ile de France, mais a été étendue à beaucoup de communautés de communes. Son taux est variable, mais pour fixer les idées il va jusqu’à 2,85% des salaires à Paris et dans les Hauts de Seine, plus généralement entre 1 et 2%. C’est un montant considérable : le CICE par exemple concerne 6% des salaires, soit à peine plus que le double du taux du versement transport de l’Ile de France.
Le versement transport a considérablement augmenté dans le temps. Ses recettes atteignent 7,1 milliards nationalement, dont 3,3 milliards en Ile de France, où elles représentent, avec la prise en charge par les employeurs de la moitié des frais de transport des salariés, 50% des ressources assurant le fonctionnement des transports en commun de la région. La billetterie n’assure que 30% et les subventions des collectivités 20%.
Il est à noter que durant la dernière année de sa mandature, le président socialiste Jean-Paul Huchon a fait la promesse d’instituer un tarif unique pour le « pass Navigo », soit un coût de 450 millions pour la région. Dans le même temps, le Premier ministre a relevé le seuil des entreprises devant s’acquitter du versement transport de 9 à11 salariés. La nouvelle présidente (de droite) de la région, Valérie Pécresse, a néanmoins relevé le défi et maintenu la décision de son prédécesseur encore non financée à la date de son départ. Résultat, une hausse attendue de la fiscalité en question, qui doit passer des 3,3 milliards actuels à 3,9 milliards, soit près de 20% de plus...
On notera aussi que dans certaines communautés, les recettes de la billetterie n’atteignant que 16% des ressources, un pas a encore été franchi avec la gratuité totale des transports en commun. Cependant que dans la région Ile de France, on annonce à grand renfort de déclarations martiales qu’on allait voir ce qu’on allait voir pour lutter contre la fraude, omniprésente comme les usagers des transports en commun peuvent le constater quotidiennement. Comprenne qui pourra.
Les dangers de la « garantie implicite » dont profite la SNCF
En refusant de prendre en charge la dette du groupe SNCF, l’Etat, non seulement se refuse à pratiquer une opération vérité dans la mesure où la dette a très majoritairement pour origine une décision étatique d’aménagement du territoire qui ne répond pas à une logique industrielle et commerciale, mais il laisse l’entreprise en face d’un problème qu’elle ne pourra pas résoudre, puisqu’elle sera dans l’incapacité d’amortir sa dette, laquelle augmente actuellement d’1,5 milliard chaque année et que comme on l’a vu les perspectives commerciales s’assombrissent plutôt qu’elles ne s’améliorent.
Mais il y a plus, car la SNCF bénéficie de fait d’une garantie implicite (car non juridiquement formalisée) de l’Etat. Or, comme l’a jugé en 2014 la Cour de Justice des Communautés Européennes à propos des aides de l’Etat à La Poste du temps où elle était un EPIC comme l’est actuellement la SNCF, le fait que les EPIC ne puissent pas être soumis à une procédure d’insolvabilité fait présumer du caractère illégal de ces aides qui en fin de compte grèvent le budget de l’Etat[4]. Dans son rapport de 2013 sur le hors bilan de l’Etat, la Cour des comptes s’appuie sur la décision du Tribunal (qui n’avait pas encore été confirmée par la Cour de Justice) pour sonner l’alarme en ces termes : « En reconnaissant l’existence de garanties implicites de passifs pour les établissements publics, cette décision est susceptible d’avoir des impacts majeurs sur le recensement et la comptabilisation des engagements hors bilan de l’État, en particulier s’agissant des établissements portant des engagements importants, comme par exemple la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES) ou Réseau Ferré de France (RFF). »
En résumé
La SNCF concentre sur elle les maux découlant de son appartenance à l’Etat dans la mesure où elle sert d’instrument pour un ensemble de politiques contradictoires et fluctuantes où elle se trouve ballottée sans direction stable. L’Etat tire sur toutes les ficelles et sur tous les élastiques, ce qui ne pourra pas durer longtemps avant qu’ils ne cassent.
La donnée de base est évidemment, comme le professeur Crozet l’a indiqué, que la SNCF « n’est plus viable dans un monde normal et raisonnable ». Le refus de l’Etat de prendre en charge la dette de l’entreprise n’est qu’un faux semblant destiné à ne pas faire rentrer la dette dans les critères de Maastricht. Il n’en reste pas moins que la prise en charge de cette dette qui augmente chaque année reposera sur l’Etat et donc in fine sur les contribuables. A cela s’ajoutent les autres subventions que l’Etat est contraint d’accorder, ainsi que l’abondement des retraites des cheminots, sachant que les réformes ayant pour objet de rapprocher le régime des cheminots du régime général sont extrêmement lentes à porter leurs fruits et que de toutes façons un véritable alignement n’est pas envisagé.
En faisant supporter à la SNCF les conséquences de la politique d’aménagement du territoire – largement, en ce qui concerne les LGV, dictée par le désir de satisfaire les lobbies régionaux qui réclament ces lignes pour tous, et ce au détriment de l’entretien du réseau traditionnel[5] - sans considération de la logique d’une entreprise industrielle et commerciale, l’Etat met la SNCF dans une situation inextricable, et en refusant de prendre en charge sa dette il avoue sa propre incapacité financière. Quand la ficelle cassera-t-elle ?
La gouvernance de la SNCF ? En désavouant le président de la SNCF dans sa tentative de réforme de la productivité, l’Etat a non seulement sapé gravement son autorité mais aussi rendu impossible les progrès indispensables de la compétitivité de l’entreprise dans un contexte où l’ouverture à la concurrence se rapproche grandement. Et donné par la même occasion aux syndicats l’assurance qu’ils sont les vrais maîtres de la situation. Est-ce tenable ?
Enfin, en mettant à la charge des entreprises des communautés concernées par le versement transport (auquel s’ajoute le paiement de la moitié des frais de transport des salariés), 50% du budget de fonctionnement des transports urbains, contre seulement 30% pour la billetterie (16% au niveau national), l’Etat et les régions chargent une fois de plus lourdement la barque des entreprises, et reprennent d’une main les baisses de charges qu’ils ont concédées de l’autre, notamment par l’institution du CICE. Politique hélas habituelle de Gribouille.
Il s’agit au surplus d’une dérive dangereuse. En matière de transport, il est logique de considérer que c’est à « l’usager » de prendre en charge les coûts des infrastructures - ce qui n’est d’ailleurs pas le cas du transport routier, sauf pour les autoroutes, et où les coûts émargeant au budget général de l’État, reposent donc sur tous les contribuables. Mais ici ce sont les entreprises qui sont particulièrement ciblées pour faire les frais de la politique sociale de l’État. Politique sociale qui est encore une fois critiquée par la Cour des comptes dans son rapport 2016, laquelle relève la singularité française voulant que la participation des voyageurs au coût des transports est pour Paris l’une des plus faibles comparée à celle des grandes villes étrangères de même importance. Et la Cour de demander à « accroître la part du coût des transports financée par les voyageurs ». C’est le contraire que l’on constate par exemple avec le tarif unique du pass Navigo.[6]
Du pain sur la planche du nouveau gouvernement
Voilà donc un vaste ensemble de sujets que les candidats aux futures élections devront traiter. Sujets évidemment très délicats, puisqu’ils touchent à la vérité des comptes, à l’abandon des mesures démagogiques, à la restauration d’une logique industrielle et commerciale pour l’entreprise et de l’autorité du chef d’entreprise dans cette logique, ainsi que vis-à-vis des syndicats, au rétablissement d’un financement qui n’aboutisse pas à charger systématiquement les entreprises… Mais autant de sujets qui hélas ne sont pas traités dans les programmes politiques, ni à gauche, ce qui n’est pas surprenant, ni à droite, ce qui est vraiment préoccupant. Comme on l’a vu, la reprise par Valérie Pécresse des engagements de son prédécesseur à la tête de la région Ile de France le montre bien. C’est pourtant bien au pied de ces murs là que l’on attend nos futurs gouvernants.
[1] Lequel hors bilan dépasse actuellement 3.000 milliards d’euros, composés pour 1.679 milliards d’engagements de retraite, pour 434 milliards d’ « engagements découlant du rôle de régulateur économique et social de l’État », et pour le reste d’ « engagements [juridiques] pris dans le cadre d’accords bien définis » (par exemple les garanties explicites accordées).
[2] On a surtout retenu la tentative d’abrogation de la règle 19/8 selon laquelle les cheminots ne peuvent se voir compter comme congé le lendemain d’une journée travaillée au-delà de 19 heures, ni se voir contraints de reprendre le travail avant 6 heures le lendemain d’un jour de congé.
[3] Grèves aussi alimentées par la loi El Khomri, bien que celle-ci ne concerne pas les salariés de la SNCF…
[4] La Cour suit son avocat général pour considérer que l’octroi par un État d’une garantie implicite et illimitée en faveur d’une entreprise non soumise par son statut à une procédure d’insolvabilité présume d’un avantage financier accordé à cette entreprise qui grève le budget de l’État. Par conséquent, si la Commission prouve la garantie implicite et illimitée de l’État, elle n’a pas besoin de prouver ses effets et peut conclure directement à une aide d’État illégale. Ceci dit, cette présomption est simple et souffre donc la preuve contraire.
[5] Ainsi s’exprime la Cour des comptes dans son rapport annuel 2016 : « la SNCF et RFF [Réseau ferré de France, aujourd’hui SNCF Réseau] ont, pendant plus de trente ans, accordé la priorité au développement du réseau des lignes à grande vitesse. […] Le désintérêt ainsi manifesté à l’égard de l’entretien du réseau francilien explique le retard considérable qui a été accumulé.»
[6] On observe cependant que les municipalités sont contraintes de revenir sur la gratuité des transports urbains. Ainsi en est-il de celle de Colomiers près de Toulouse, mais il n’empêche que l’usager n’aura à payer que 15 euros sur son abonnement mensuel, la mairie prenant 8,40 euros en charge, outre la contribution de l’employeur à hauteur de 50%...