Réduction du déficit public : le tabou des prestations sociales
Dix milliards à trouver dans l'immédiat pour combler les déficits publics. Les propositions commencent à émerger, et ce sont, avec l'augmentation des impôts sur le capital, les fameuses niches fiscales qui sont visées par le gouvernement. On vient d'entendre Christine Lagarde évoquer les niches dans le secteur de l'assurance-vie, mais il est acquis que l'on ne touchera pas à celles qui ont pour objet de développer l'emploi, la recherche et l'innovation, et que l'on ne pénalisera pas les personnes défavorisées.
Cette dernière remarque renforce l'observateur dans la constatation que l'Etat-providence est plus que jamais tabou. Ni la gauche, ce qui n'étonne pas, ni la droite au pouvoir n'osent évoquer de possibles réformes à ce sujet, qui concerne il faut le rappeler, un ensemble de prestations sociales drainant plus de 550 milliards d'euros chaque année et nous plaçant maintenant au premier rang mondial.
Dans un long article publié par le Figaro du 27 août, Edouard Balladur, malgré un discours qui se veut centriste et consensuel, met pourtant l'accent sur l' « urgente nécessité » de réformer l'Etat-providence . « Adoptons un principe : aucune mesure nouvelle, y compris en matière de dépendance des personnes âgées, ne devrait entraîner de prélèvement public supplémentaire, comme ce fut le cas pour le RSA, mais plutôt être financée par des économies sur d'autres catégories de dépenses sociales. »
On est très loin de cette sagesse budgétaire. Plusieurs exemples le démontrent, en même temps qu'à la clé se profile un possible changement de société extrêmement préoccupant.
D'une façon générale d'abord, les dépenses sociales s'envolent, qu'elles soient ou non mises à la charge des collectivités locales ou décidées par ces dernières de façon incontrôlée et même incontrôlable, en raison de la décentralisation, par le pouvoir central. Edouard Balladur met au passé l'institution du RSA : mais le RSA « jeunes » est une création de cet été ! Sans même évoquer l'envolée des dépenses provenant de l'augmentation, considérable et passée inaperçue, des plafonds de ressources exigés pour l'ouverture des droits aux allocations sous condition de ressources, et donc du nombre des allocataires (par exemple, la CMU dont le plafond a augmenté de 28 % pendant que le taux d'inflation n'était que de 9 % pendant la même période).
Autre constatation, les très récentes déclarations gouvernementales proposent d'augmenter, comme on vient de le dire, la fiscalité de l'assurance-vie, pour en affecter le profit escompté à la couverture des dépenses sociales, mais pas un mot n'est avancé sur l'optimisation de ces mêmes dépenses.
Plus précisément encore, le gouvernement vient de renoncer à la suppression de la demie-part fiscale accordée aux parents d'étudiants dans la mesure où elle s'additionnait avec l'APL (allocation logement) dont bénéficient les étudiants eux-mêmes : réforme qui s'imposait pourtant à l'évidence, autant il est anormal que pour un même objectif on puisse bénéficier à la fois d'une allocation et d'une véritable niche fiscale. Si cette réforme est abandonnée, on est en droit de se demander quelles sont celles qui trouveront grâce auprès de nos gouvernants… [1]
Nous en arrivons donc à évoquer le risque inquiétant de changement de modèle social qui se profile à l'horizon. Puisqu'il semble ne plus être question de toucher à l'Etat-providence, ni même d'en freiner son développement apparemment inéluctable, que reste-t-il comme solution pour assurer l'équilibre budgétaire, sinon de s'attaquer au nombre de bénéficiaires des prestations sociales, y compris lorsque celles-ci sont du type contributif, c'est-à-dire que leur équilibre financier est en principe assuré par les cotisations de ces bénéficiaires potentiels.
Par définition, les prestations de type non contributif (CMU, RSA, allocations logement en général, ARS etc…) sont réservées, sous condition de ressources, aux catégories défavorisées, et financées par l'impôt : c'est la fiscalisation des dépenses sociales. Ce financement n'étant pas assuré, la tentation est grande d'aller puiser dans les ressources des systèmes contributifs que sont par exemple ceux de la famille et de la santé ou de décréter que le bénéfice n'en sera accordé que sous condition de ressources.
Ceci n'est pas une simple élucubration, fruit d'un effort de prospective imaginaire. Jacques Attali préconise ainsi de mettre sous condition de ressources les allocations familiales, comme ce fut le cas pendant une brève année en 1999. Cela signifie que les familles ayant des hauts revenus (combien ?) seraient exclus du bénéfice des allocations de base pour lesquelles ils continueraient évidemment à cotiser comme tout un chacun. Jacques Attali parle d'économiser ainsi 2 milliards. Il estime « juste » cette mesure et précise aussi qu'il préconise de la « généraliser ». Nous estimons au contraire qu'une telle mesure de mise sous condition de ressources signifierait la fin de la politique française de la famille, et une dénaturation complète d'une prestation qui deviendrait un instrument de transfert au bénéfice des plus pauvres. [2]
Dans un tout récent article, un économiste [3] approuve la mise sous condition de ressources des allocations familiales et poursuit encore plus radicalement dans cette direction (serait-ce la « généralisation » dont parle la Commission Attali ?) en affirmant qu'il faut en faire de même pour l'assurance maladie ! On suppose ainsi que selon les tranches de revenus dans lesquelles on se trouve, on perdrait par exemple le droit aux remboursements des médicaments, puis aux soins hospitaliers, cependant que l'on continuerait à « cotiser » (le terme perdrait son sens) d'autant plus que les revenus seraient élevés. Il y aurait ainsi trois catégories de Français : ceux qui bénéficieraient du système sans avoir à cotiser (les bénéficiaires de la CMU), ceux qui cotiseraient très cher pour n'avoir aucun droit à se faire soigner, et au milieu une catégorie indéfinie aux droits à géométrie variable…
Le Sénat s'exprimait déjà ainsi en 1998 : « La mise sous condition de ressources des allocations familiales transforme la politique familiale en une politique d'aide sociale à vocation redistributive… La finalité d'un système de protection sociale n'est donc pas de pratiquer de la redistribution : la sécurité sociale sert à préserver tout le monde des aléas de l'existence en offrant les mêmes droits à tous. La protection sociale repose donc sur une conception égalitaire des droits de chacun. » Quelques lignes plus loin, ce même Sénat se posait la question : et pourquoi pas la santé (sous-entendu pendant qu'on y est) ? Il ne croyait pas si bien dire !
On n'ose pas sérieusement croire qu'on en est arrivé là. Le Sénat parle d'or en invoquant les principes républicains de la sécurité sociale, dont on espère que la valeur constitutionnelle serait le cas échéant reconnue. Mais la vigilance s'impose, à voir la marche en avant apparemment irrépressible de l'Etat-providence et l'incapacité de nos gouvernements successifs à ne serait-ce que freiner cette marche.
Lire aussi : le dossier de l'iFRAP sur les Prestations et aides sociales - le dérapage incontrôlé
[1] Peut-être plus anecdotique, mais tout autant symptomatique, le député UMP Thierry Mariani s'est fait vertement rabrouer lundi dernier par le Premier Ministre lorsqu'il a osé évoquer la nécessité de lutter contre les fraudes à l'AME (aide médicale aux sans-papiers), dont le budget a fortement augmenté récemment.
[2] La branche famille est, avec les branches maladie, vieillesse et accidents du travail, l'une des quatre branches de la Sécurité Sociale. Son financement repose sur les cotisations des salariés et travailleurs indépendants à hauteur des deux tiers, le dernier tiers étant couvert par une dotation émanant de la CSG. Il s'agit donc, pour la part relevant des AF de base, de prestations contributives, c'est-à-dire couvertes par les contributions des bénéficiaires, et ce dans une logique de solidarité « horizontale » (solidarités entre actifs et retraités, entre bien portants et malades, entre célibataires et chargés de famille) par opposition à la solidarité « verticale » qui exprime un transfert des plus riches vers les plus pauvres. Les AF profitent à toutes les familles qui, en métropole, ont plus d'un enfant, ce qui traduit la politique traditionnelle de la famille, orientée vers l'encouragement de la natalité.
[3] André Babeau, dans Les Echos du 30 août.