Actualité

Pourquoi le Code du travail fera toujours 3.000 pages

La flexibilité en danger

Le « choc de simplification » a la cote actuellement. C'est excellent. Il ne faudrait pas cependant qu'il se limite aux normes et démarches administratives. L'inflation des textes de valeur légale est un point au moins aussi important. En particulier, les 3.000 pages du Code du travail – qui ne cessent d'augmenter – exaspèrent les entrepreneurs. Ceux qui ne peuvent pas se payer une DRH étoffée font l'impasse, et lorsqu'ils se font condamner pour des raisons souvent ubuesques, se jurent de n'embaucher que le personnel strictement nécessaire. C'est une réalité qui explique en bonne partie la frilosité devant l'embauche. D'où de très nombreuses revendications en vue de la simplification du Code du travail, quand ce n'est pas pour demander sa disparition dans son état actuel. Mais sait-on que c'est notre système juridique de hiérarchie des normes, et en premier lieu notre Constitution, qui en sont les premiers responsables ? Jusqu'au point d'ailleurs de douter que les accords de compétitivité, dont la transposition légale est actuellement en discussion devant l'Assemblée nationale, franchissent sans encombre le cap du Conseil constitutionnel.

Dans le domaine juridique particulier du droit du travail, la hiérarchie des normes est extrêmement complexe. En allant de la base de la hiérarchie à son sommet, on trouve le contrat de travail, qui n'a plus guère d'utilité que pour déterminer le montant du salaire et des avantages et définir la mission, car tout le reste dépend de normes impératives prédéfinies. Au-dessus on trouve le règlement intérieur de l'entreprise, puis les accords d'entreprise, puis les accords de branche, puis les conventions collectives, éventuellement étendues, puis la partie réglementaire du Code du travail (décrets et arrêtés), et enfin la partie proprement légale (la loi votée par la représentation nationale) du Code du travail. Chacune de ces sources n'a de valeur que dans la mesure où elle n'entre pas en contradiction avec celles qui lui sont supérieures. Et c'est là que le problème se pose, car le système français est tel qu'il exige en fait que la norme au sommet, la loi votée par le Parlement, régisse elle-même la plupart des questions touchant au droit social. Pourquoi ?

Première réflexion générale, la réglementation du travail ne contient quasiment que des règles « impératives », c'est-à-dire par opposition aux règles « supplétives » qui ne s'appliquent que dans le silence de la volonté des parties (le Code civil et le Code du commerce par exemple contiennent une majorité de dispositions seulement supplétives). De sorte que celui qui pratique le droit du travail, et donc le chef d'entreprise, se doit de connaître les 3.000 pages en question… Mais le plus important reste la règle constitutionnelle.

L'article 34 de la Constitution et son interprétation par le Conseil constitutionnel

La Constitution française stipule dans son article 34 quels sont les domaines de compétence obligatoires de la loi votée par le Parlement. Dans l'énumération de cet article 34, figure que « La loi détermine les principes fondamentaux… du droit du travail ». Ceci signifie que le législateur n'est pas libre de déléguer la détermination des règles du droit du travail à une norme inférieure à partir du moment où ces règles concernent les « principes fondamentaux ». Or, la jurisprudence du Conseil constitutionnel montre que l'étendue de ces principes jugés fondamentaux est considérable et rentre en fait dans le détail des règles. On trouvera ainsi en encadré un extrait de la décision du Conseil constitutionnel du 7 août 2008, rendue à propos de l'article 18 de la loi du 23 juillet 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, qui avait pour objet de renvoyer à la négociation collective le régime de la contrepartie obligatoire de repos pour les heures supplémentaires au-delà de la durée légale.

Extrait de la DC du 7 août 2008

« 11. Considérant que ces dispositions ont pour objet, en premier lieu, de confier à la convention d'entreprise ou d'établissement ou, à défaut, à la convention de branche ou, à défaut, au décret, le soin de déterminer le contingent annuel des heures supplémentaires ainsi que la durée, les caractéristiques et les conditions de prise de la contrepartie obligatoire en repos pour toute heure supplémentaire accomplie au-delà de ce contingent annuel ; qu'en deuxième lieu, elles suppriment, pour les entreprises de plus de vingt salariés, le repos compensateur pour les heures supplémentaires accomplies à l'intérieur du contingent annuel ; qu'en troisième lieu, elles permettent qu'une convention ou un accord collectif au niveau de l'entreprise ou, subsidiairement, de la branche, d'une part, prévoie une telle compensation et, d'autre part, autorise le remplacement de tout ou partie du paiement des heures supplémentaires ainsi que des majorations par un repos compensateur équivalent ; qu'enfin, elles suppriment les obligations d'informer l'inspecteur du travail de l'accomplissement des heures supplémentaires dans la limite du contingent et d'obtenir son autorisation pour les heures supplémentaires accomplies au-delà de cette limite ;

(…)

14. Considérant qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution : « La loi détermine les principes fondamentaux… du droit du travail » ; que le Préambule de 1946 dispose, en son huitième alinéa, que : « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises » ; qu'il résulte de ces dispositions que, s'il est loisible au législateur de confier à la convention collective le soin de préciser les modalités concrètes d'application des principes fondamentaux du droit du travail et de prévoir qu'en l'absence de convention collective ces modalités d'application seront déterminées par décret, il lui appartient d'exercer pleinement la compétence que lui confie l'article 34 de la Constitution ;

15. Considérant que les dispositions contestées prévoient une contrepartie obligatoire en repos pour toute heure supplémentaire accomplie au-delà du contingent annuel, mais suppriment tout encadrement de sa durée minimale ou des conditions dans lesquelles elle doit être prise, alors que, par ailleurs, le seuil de déclenchement de cette obligation de repos n'est pas lui-même encadré par la loi ; que, dès lors, sans qu'il soit besoin pour le Conseil constitutionnel de se prononcer sur le grief tiré de la méconnaissance du onzième alinéa du Préambule de 1946, le législateur n'a pas défini de façon précise les conditions de mise en œuvre du principe de la contrepartie obligatoire en repos et a, par suite, méconnu l'étendue de la compétence que lui confie l'article 34 de la Constitution »…

La portée considérable de l'article 34 de la Constitution

On voit dans cette décision du Conseil constitutionnel quel est le degré de détail que le juge constitutionnel estime faire partie de la compétence obligatoire de la loi que celle-ci ne peut donc pas confier à la négociation collective [1].

La portée de cette interprétation est considérable. Elle montre que l'espoir de réduire le volume du Code du travail français (les codes étrangers ne contiennent que quelques centaines de pages) relève du domaine du rêve – sauf évidemment à modifier la Constitution, ce qui relèverait également du rêve compte tenu du consensus politique exigé pour une telle modification. Plus généralement, nous avons ici une démonstration du caractère (du mal…) français qui veut que tout soit du domaine de la loi, celle-ci étant par nature uniforme et d'application générale. « One size fits all », disent les anglo-saxons. Bien entendu, il n'est pas impossible que la loi elle-même module les principes fondamentaux, mais on voit alors jusqu'à quel degré de détail elle doit descendre, et la démocratie parlementaire s'appliquer. À titre d'exemple, si l'on voulait flexibiliser la durée légale de 35 heures, il serait impossible de laisser aux PME, dans le cadre d'accords de branche ou d'entreprise, le soin de moduler cette durée. C'est une proposition louable que vient de faire Pierre Gattaz, candidat à la présidence du Medef, mais que le principe constitutionnel en question interdirait.

La flexibilité en danger. Et les accords de compétitivité ?

Le mot de flexibilité est donc lâché. Celle-ci suppose évidemment que l'on puisse faire descendre la réglementation au niveau de la négociation collective. La décision que nous avons citée l'a rendue impossible. Et la gauche politique, très attachée à l'uniformité des réglementations, ne manque pas une occasion, comme elle l'a fait dans le cas cité, de déférer au Conseil constitutionnel toute loi dont l'objet serait d'apporter de la souplesse dans la réglementation. La discussion qui vient d'avoir lieu au Parlement sur la transposition de l'ANI a montré l'opposition farouche de la gauche de la gauche à l'idée qu'il soit demandé à ce Parlement de renoncer à modifier l'accord obtenu entre les partenaires sociaux, précisément parce qu'elle estime qu'il s'agit de renoncer aux prérogatives que les députés tiennent de l'article 34 de la Constitution. On a même vu un député comme Henri Guaino rejeter lui aussi l'idée que l'autonomie donnée par le gouvernement aux partenaires sociaux soit un argument valable. Comme nous sommes loin des principes de la démocratie des entreprises qui règnent en Allemagne, où la loi ne définit que la durée normale de travail, sujette à aménagements par les accords collectifs, de 8 heures par jour !

La future loi de transposition de l'ANI sera sûrement déférée au Conseil constitutionnel. Y a-t-il un danger que celui-ci juge, par exemple à propos de l'article 18 concernant les accords de maintien dans l'emploi, que la loi a outrepassé les bornes de la délégation permise par l'article 34 de la Constitution ? Ceci ne peut être exclu [2].

On voit en tout cas à quel point les difficultés que posent l'adaptation aux situations particulières, la souplesse et la flexibilité du droit du travail trouvent leur origine dans un ordre juridique français très ancien et toujours très vivace. Il est éminemment souhaitable que le Conseil constitutionnel soit conscient qu'à trop étendre la notion de « principes fondamentaux », les efforts de simplification de la loi et de son corollaire, la flexibilité, resteront lettre morte.

[1] Répétons-nous : il ne s'agit pas ici d'évoquer le contenu des principes fondamentaux du droit du travail, sur lequel la Constitution est d'ailleurs muette. Il s'agit seulement de parler de ce que les constitutionnalistes appellent le principe d' « incompétence négative » du Parlement, tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel, et qui lui interdit, à notre sens de façon bien trop large, la délégation à des sources de droit de valeur inférieure comme les accords de branche ou d'entreprise.

[2] C'est une question technique et difficile. Tel que les partenaires sociaux l'avaient négocié, cet article se bornait à une déclaration assez vague indiquant que les accords de maintien « ne pourront pas déroger aux éléments de l'ordre public social ». Le projet de transposition gouvernemental a, à juste titre, remplacé cette trop vague déclaration par une énumération précise des articles du Code du travail que les accords en question devront respecter. Ceci manifestement pour prévenir l'accusation tirée de l'article 34. Mais, ce faisant, le gouvernement ne prête-t-il pas le flanc à une critique selon laquelle cette énumération serait insuffisante à l'égard de tous les principes fondamentaux qui peuvent être en cause ?