Pauvreté/RSA : l'État se trompe d'objectif prioritaire
Le gouvernement vient d'annoncer diverses mesures pour faire face à la pauvreté. Nous examinons ici le cas du RSA et celui de la CMU-C, qui font l'objet de deux décisions d'augmentation. On s'aperçoit que d'ores et déjà, dans la situation actuelle, le spectre des bénéficiaires de ces prestations est extrêmement large, et qu'il va le devenir encore plus avec les mesures d'augmentation annoncées [1]. Ce qui pose le problème de l'objectif des mesures en question : s'agit-il de lutter contre la grande pauvreté, ou de saupoudrer des prestations au bénéfice d'un nombre tellement important de bénéficiaires potentiels que beaucoup d'entre eux n'imaginent même pas pouvoir en faire partie ?
Rappelons d'abord que le seuil de pauvreté répond à plusieurs définitions possibles. Celle qui est retenue en France et qui sert de base au raisonnement qui détermine le calcul des prestations comme le RSA ou la CMU-C, conduit à considérer les ménages et non pas les individus, et à qualifier de pauvre tout ménage dont les ressources sont inférieures à 60% du revenu médian (celui qui sépare la population en deux groups égaux en nombre). Ainsi, un ménage composé d'une personne est pauvre lorsque ses ressources mensuelles sont inférieures à 964 €, pour deux personnes on augmente le chiffre de 50%, et de 30% pour chacun des enfants, ce qui aboutit à 1.446 € pour un couple, ou 1.735 € pour un couple avec un enfant, ou encore 2.024 € (deux enfants) et 2603 € (4 enfants), et ainsi de suite. Ce calcul tenant compte de la composition du ménage sert aussi à déterminer le forfait du RSA ou le plafond de la CMU-C et c'est ce qui est à la base à notre sens d'une aberration dans le raisonnement [2].
L'Observatoire des inégalités s'exprime ainsi par la bouche de son directeur Louis Maurin [3] : « Pour ma part, je considère que le seuil de pauvreté (fixé généralement à 60% du niveau de vie médian, ndlr) n'est pas satisfaisant. Pour une personne seule, cela correspond à un peu moins de 1 000 euros mensuels (964 euros mensuels, ndlr). Pour une famille avec deux enfants, c'est 2 400 euros. Autrement dit, on considère qu'aujourd'hui, les familles qui vivent avec moins de 2.400 euros sont pauvres. Cela ne correspond plus à rien. Ailleurs qu'à Paris, 2 400 euros de revenus, ce n'est pas être pauvre. A trop globaliser, on perd le sens des réalités. Il est préférable, me semble-t-il, de retenir comme indicateur un seuil de pauvreté à 50% du niveau de vie médian (803 euros pour une personne vivant seule). »
Comment cette anomalie, très bien décrite par Louis Maurin, se traduit-elle dans les faits ?
Le RSA activité n'est pas juste
Le RSA (ancien RMI) se décompose en RSA socle (ménages disposant de moins de 475 euros pour une personne seule, 712 euros pour un couple (813 pour un parent isolé), plus 142 euros pour le second enfant et 190 euros pour chaque enfant au-delà du second), et en RSA activité. Cette dernière notion, inventée en 2009 par Martin Hirsch, répond à l'objectif d'inciter à la reprise de l'emploi, ce qui aboutit à une extinction « en sifflet » du montant garanti par le RSA. Cette extinction est matérialisée par la formule suivante : le montant garanti est égal à l'addition de 62% du revenu d'activité plus le forfait RSA socle (calculé comme indiqué ci-dessus) moins les ressources totales (qui comprennent les allocations familiales de base et l'aide au logement).
Concrètement, cela se traduit par les graphiques 1 et 2 suivants :
Graphique 1
Graphique 2
Note de lecture. Les sommes versées à un titulaire du RSA socle (aucune activité) restent toujours, quelle que soit la composition de son foyer, très en dessous du seuil de pauvreté. Elles ne font que permettre d'approcher l'équivalent d'un salaire au Smic pour une configuration de foyer correspondant à un couple avec 2 enfants, mais ce chiffre, dans le cadre de cette configuration est très en-dessous du seuil de pauvreté.
Par comparaison, dans le cas d'activité d'une ou plusieurs personnes dans le foyer, le RSA est versé jusqu'à des revenus élevés (2263 euros pour un couple avec 2 enfants), permettant au foyer de disposer de ressources bien au-delà du seuil de pauvreté.
Les graphiques 3 et 4 ci-dessous calculent par ailleurs à combien se monte le complément versé au titre du RSA dans deux hypothèses de ressources d'activité, un salaire égal à 1 Smic et un salaire égal à 2 fois le Smic, dans chacune des 4 compositions de ménage.
Graphique 3
- RSA activité : compléments versés au titre du RSA pour un salaire d'1 Smic
Graphique 4
- RSA activité : compléments versés au titre du RSA pour un salaire de 2 Smic
Note de lecture. Le montant du complément est visualisé par la différence entre les courbes en bleu et les courbes en rouge dans chacun des graphiques. Pour un salaire d'1 Smic, à supposer que le bénéficiaire ne dispose pas d'autres ressources, on voit que ce dernier perçoit déjà un complément au titre du RSA dans une configuration de ménage à une seule personne, et que ce complément se monte à environ 500 euros pour un couple avec 4 enfants. Pour un salaire de 2 fois le Smic, le RSA est positif à partir d'une composition de un couple avec 2 enfants, et les ressources se situent toujours à un niveau supérieur au seuil de pauvreté.
Ces différents graphiques nous montrent l'importance des anomalies auxquelles le calcul du RSA activité conduit. En résumé, cette prestation est versée à des ménages dont une partie ne devrait manifestement pas être considérée comme pauvre. Et ceci se fait nécessairement, en termes de budget, au détriment des ménages sans aucune ressource, professionnelle ou non, qui sont véritablement en situation de grave pauvreté : ainsi en est-il d'une personne seule percevant seulement 475 euros, ou d'un couple percevant 712 euros au titre du RSA. Et ce n'est pas l'augmentation de 2% prévue par le gouvernement pour 2013, que certains qualifient d'aumône, qui changera les choses. On peut ajouter que 400 euros de plus ou de moins, c'est considérable et vital pour une personne en situation de grande pauvreté, ce ne l'est évidemment pas pour un couple disposant déjà par ailleurs de 2.500 euros.
Les graphiques ci-dessus ont été établis sans tenir compte des hausses prévues par le gouvernement. Les anomalies mises en évidence ne feront qu'augmenter encore. [4]
L'augmentation de 7% du plafond de la CMU-C est-elle justifiée ?
Rappelons qu'il y a actuellement 4,4 millions de bénéficiaires de la CMU-C, qui permet la couverture totale des frais médicaux au titre du régime de base de la Sécurité sociale et le tiers-payant. Le coût moyen pour la collectivité est de 453 euros dans le cadre du régime général. Le plafond de ressources est actuellement de 7.934 euros sur douze mois pour une personne seule, soit 661 euros par mois (991 euros pour un couple, 1.190 euros pour un couple avec un enfant. Le gouvernement prévoit une augmentation de 7% au 1er janvier 2013, soit 8.500 euros, soit encore 708, 1.062 et 1.274 euros respectivement. Un couple avec un seul salaire au Smic ne bénéficierait pas de la CMU, mais avec un enfant il en bénéficierait. Pour 4 enfants, le plafond de ressources se situerait à 1.911 euros, correspondant à un salaire net de 1,74 fois le Smic (environ 2.500 euros bruts). Ceci signifie qu'avec ce salaire, le ménage bénéficiaire se verrait verser environ 250 euros par mois au titre du RSA [5], allocations familiales déduites, et en outre se verrait conférer un avantage de plus d'environ 110 euros au titre de la CMU [6].
Notre conclusion sera la même que celle tirée à propos du RSA : c'est clairement excessif si l'on veut parler de la lutte contre la pauvreté. Il s'agit ici de prestations destinées aux classes moyennes.
Conclusion
Il y a nécessité de revoir les prestations données sous condition de ressources, et particulièrement le RSA – et nous n'avons même pas mentionné le problème posé par les divers droits connexes qui viennent s'ajouter aux minima sociaux. Le RSA est mal calibré du fait que ses promoteurs ont voulu courir deux lièvres à la fois : lutter contre la pauvreté et inciter à la reprise de l'emploi. Ce second objectif conduit à multiplier les prestations au profit de ménages dont les ressources sont supérieures au seuil de pauvreté, et qui d'ailleurs ont du mal à imaginer qu'elles puissent en être bénéficiaires, tant le nombre de cas de non-recours à ces prestations est important (900.000 pour le RSA activité et 1,2 million pour la CMU !). Même si les non-recours peuvent être dus à d'autres causes que l'ignorance des droits, le simple fait que les bénéficiaires n'y pensent pas est déjà symptomatique en soi…
Le gouvernement serait bien mieux inspiré de s'attaquer à la vraie pauvreté et de concentrer les moyens disponibles à augmenter les ressources de ceux dont les besoins vraiment essentiels ne sont pas satisfaits. Les augmentations prévues profiteront davantage à ceux qui en ont le moins besoin tandis que les plus défavorisés devront se contenter d'une aumône, et qu'évidemment le relèvement du plafond de la CMU ne changera rien pour eux. D'autant plus, enfin, que le gouvernement veut aussi lutter contre le non-recours aux prestations, et qu'un succès dans cette direction coûtera à lui seul plusieurs milliards, avant même d'évoquer l'augmentation du nombre de bénéficiaires provenant des nouvelles mesures envisagées.
Il faudrait alors augmenter plus substantiellement le RSA socle, et parallèlement écrêter le RSA activité, par exemple légèrement au-dessus du seuil de pauvreté dans toutes les configurations de foyer, et aussi tenir compte dégressivement des enfants, par exemple au-delà du 3ème, et plus du tout au-delà du 5ème. En tout état de cause, un plafonnement général de ressources (qui pourrait être fixé entre 2.000 et 2.500 euros net par mois) devrait être instauré, au-delà duquel aucune prestation sous condition des ressources ne serait versée quelle que soit la configuration du ménage. Enfin, ces mesures devraient être complétées par une révision des droits connexes et un contrôle du non travail.
[1] Mesures non encore financées d'ailleurs, ce que nous ne commentons pas davantage dans cette étude.
[2] Rappelons aussi que le Smic net (35 heures) est actuellement de 1.097 euros, et le revenu médian de 1.607 euros.
[3] Interview paru dans Libération du 10 décembre 2012.
[4] Le Premier ministre n'a évoqué que l'augmentation du RSA socle. Mais, du fait que le calcul du RSA activité est fondé sur le forfait du RSA socle, l'augmentation du RSA activité serait automatique, sauf à modifier sa formule de calcul.
[5] (1991 x 62%) + 1377 - 1911
[6] 453 x 3 / 12