Médecine du travail : une gestion opaque et coûteuse pour les entreprises
70 euros par an et par employé, voilà ce que coûte en moyenne la médecine du travail aux entreprises françaises, soit plus de 1,2 milliard d'euros en 2013. Cela revient à un budget de 223.000 euros par médecin du travail. Un coût conséquent alors que le nombre de médecins du travail ne cesse de diminuer (5.666 au 1er janvier 2013), jusqu'à représenter seulement ¼ des effectifs totaux de la médecine du travail : si le ministère du Travail ne donne plus la composition des effectifs de la médecine du travail depuis 2009, on peut largement estimer à plus de 15.000 le nombre de personnels non médicaux employés par les services de médecine du travail. Une situation favorisée par le manque de publications entretenant une certaine opacité du système.
Le médecin du travail a un rôle uniquement préventif, il a comme mission de veiller à la bonne santé des salariés (au travers des consultations) et de les conseiller, ainsi que leurs employeurs, sur les conditions de travail. Depuis 1979, il a été décidé que le travail sur "les conditions de travail" devait représenter 1/3 du temps de travail des médecins. Un objectif difficilement atteignable du fait de l'importance que prennent les 3 types de consultations actuellement obligatoires :
- la visite médicale d'embauche que la Cour des comptes propose de supprimer sauf cas exceptionnels. Elles sont, en effet, trop encombrantes puisqu'elles représentent 55% des visites et du temps de consultation alors que 98% des salariés sont jugés « aptes » au travail.
- la visite médicale périodique : depuis la réforme, elle a lieu tous les deux ans (avant elle était annuelle) mais on estime toujours que 30 à 60% d'entres elles ne sont jamais réalisées. Relever la périodicité de la visite médicale à 5 ans, comme dans la fonction publique d'État, sauf pour les professions à risque, permettrait de recentrer les missions du médecin du travail vers la prévention et le suivi des arrêts de travail et de la maladie.
- la visite médicale de reprise suite à un accident du travail ou après une maladie professionnelle de plus de 30 jours. A la demande du salarié, une visite de pré-reprise peut être organisée.
Les médecins du travail sont salariés d'un service de santé du travail interne (en 2012, 580 services autonomes d'entreprises) ou externe (en 2012, 268 services interentreprises qui couvrent 95% des salariés). Problème, le coût réel de la médecine du travail reste inconnu. Les entreprises qui ont les moyens de gérer un service interne le finance de manière autonome alors que celles ayant recours à un service interentreprises cotisent un montant fixé par l'assemblée générale de l'association à but non lucratif. En 2007, l'Inspection générale des affaires sociales déplorait qu'il « n'y a pas d'information globale accessible sur les coûts de la médecine du travail. Parmi les entreprises qui disposent d'un service intégré de santé au travail la dépense par salarié connait des variations considérables, en fonction de l'activité et des risques mais aussi de l'importance accordé à la santé au travail parles partenaires sociaux. Pour les services interentreprises, le montant de la cotisation constitue un élément de positionnement au regard de la concurrence et l'on constate des différences sensibles que n'expliquent par toujours les caractéristiques des entreprises couvertes. ». L'Inspection estimait, tout de même, que la dépense annuelle dépassait le milliard d'euros avec une dépense moyenne de 70 euros par employé. A partir de ces données, nous estimons le coût de la médecine du travail à 1,26 milliard d'euros en 2013 et ce, pour 5.666 médecins du travail, soit un budget de 223.000 euros par médecin.
- 70 euros par an et par employé, en moyenne : un coût déjà dénoncé à l'Assemblée nationale à rapprocher avec le coût d'une consultation chez un médecin généraliste qui s'élève à 23 euros.
L'explosion du personnel non médical de la médecine du travail
Si dans le contexte d'une raréfaction de la main-d'œuvre médicale, le nombre de médecins du travail diminue fortement, les effectifs non médicaux employés par les services interentreprises ne cessent d'augmenter. En 2009, on comptait 6.874 médecins du travail contre 5.666 au 1er janvier 2013, dont seulement 78 médecins libéraux. Un chiffre en baisse puisque l'âge médian des médecins du travail est de 56 ans et que 25% d'entre eux partiront à la retraite d'ici 5 ans. En 1998, le gouvernement organisait la légalisation express de 1.300 médecins du travail (des médecins généralistes qui exerçaient déjà dans les services de santé au travail qui ont pu bénéficier d'une formation accélérée), puis décidait en 2002 de mettre en place un dispositif de reconversion qui a permis d'apporter 300 nouveaux professionnels (encore une fois des généralistes, principalement en fin de carrière). Dans son rapport 2012 sur la médecine du travail, la Cour des comptes critiquait le manque de souplesse du système et plaidait pour l'élargissement de l'accès à la profession notamment en étoffant les formations proposées alors qu'aujourd'hui seul l'Internat qui attire très peu d'étudiants (seulement 65% des places sont assurées) donne accès à la pratique.
En parallèle, on constate qu'en seulement 3 ans, la médecine du travail s'est étoffée de plus de 4.000 personnels non médicaux :
Type de personnel | 2006 | 2009 |
---|---|---|
Infirmiers | 2.965 | 4.884 |
IPRP (Intervenants prévention des risques professionnels) | 941 | |
Intervenants en santé du travail non IPRP | 426 | 441 |
Secrétaires | 5.487 | 5.540 |
Agents administratifs | 1.665 | 2.210 |
Total personnel non médical | 10.543 | 14.016 |
Médecins du travail | 6.573 | 6.874 (rappel 2013 : 5.666) |
Total | 17.116 | 20.890 |
Depuis 2009, le bilan des conditions de travail annuel délivré par le ministère du Travail ne donne plus la composition des effectifs de la médecine du travail mais on peut supposer que l'augmentation des effectifs se poursuit depuis 2009 et ce, alors que le nombre de services internes et externes ne cesse de diminuer (de 1.128 en 2002 à 848 en 2012). Une augmentation de la masse salariale non médicale sur laquelle les entreprises n'ont aucun contrôle, mais qu'elles se retrouvent contraintes à financer :
- En effet, une entreprise qui n'a pas les moyens de se créer un service de santé interne est dans l'obligation de souscrire à un service interentreprises dont l'assemblée générale, paritaire, fixe le montant des cotisations.
Ouvrir la médecine du travail à la concurrence pour redynamiser la profession
La réforme du 20 juillet 2011, après des expérimentations dès 2007 sur demande du ministère du Travail, commence à ouvrir timidement la pratique de la médecine du travail à d'autres profils, même si les réticences restent fortes dans le milieu, notamment en termes d'indépendance du médecin du travail vis-à-vis de son employeur. En soi, la réforme de juillet 2011 de la médecine du travail apporte trois modifications majeures :
- Elle introduit la notion d'équipe pluridisciplinaire composée de médecins du travail mais aussi d'intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP), d'infirmiers et d'assistants qui sont principalement chargés de reprendre la mission "prévention des risques et condition de travail" du médecin. La Cour des comptes estime qu'une équipe de professionnels « rodée » serait susceptible de prendre en charge 5.000 salariés. Problème, le médecin du travail ne peut déléguer une partie de ses missions à une équipe pluridisciplinaire, que dans un service interentreprises, une approche encore trop restrictive pour être efficace.
- La réforme prépare également au passage d'une approche individuelle à une approche collective ou plutôt par « action » et par « programmes », notamment par la fixation de contrats d'objectifs et de moyens entre les équipes médicales et les employeurs.
- Et elle confirme l'importance de la traçabilité, notamment en prévoyant la mise en place d'un carnet de santé au travail qui devrait accompagner le salarié tout au long de sa carrière.
Mais toutes les politiques mises en place pour recruter ou ouvrir les métiers de la médecine du travail ne peuvent pas changer le fait que la médecine du travail est la spécialité systématiquement choisie en dernier suite au classement du concours de médecine, puisque mal rémunéré et dévalorisé, elle n'attire pas les vocations. Malgré la réforme de 2011, il est probable qu'une nouvelle réforme de la médecine du travail doit se penser d'ici à 5 ans et se pencher sur une certaine libéralisation du système. D'autant plus que la France reste loin des modèles de plus en plus concurrentiels mis en place chez nos voisins européens. Au niveau de l'Union européenne, c'est la directive 89/391/CE du 12 juin 1989 qui précise que « l'employeur est obligé d'assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail » et de mettre en place une politique de prévention. Les États européens ont mis en place des services de santé au travail publics, mais tous tendent à laisser un choix plus large aux entreprises dans le recours à la médecine du travail.
- Par exemple en Allemagne, qui affronte aussi une pénurie du nombre de médecins, on tend vers une libéralisation de plus en plus totale. Alors les entreprises ont le choix. Selon leurs moyens, elles peuvent se créer un service de santé autonome, choisir de s'inscrire à un centre de médecine du travail interentreprises (Berufgenossenschaften qui sont des sociétés d'assurance-accidents de droit public regroupées par branche et organisées sur la base des secteurs industriels) ou recourir à un médecin du travail libéral (le plus souvent des généralistes dont la clientèle est constituée, totalement ou en partie, d'entreprises).
- Au Royaume-Uni, la médecine du travail n'est pas une obligation patronale, les seules obligations : que le travail ne nuise pas « dans la mesure du possible » à la santé de l'employé et souscrire à une assurance privée agréé afin de garantir une couverture minimale (5 millions de livres à l'heure actuelle). Aux entreprises, ensuite, de choisir si elles veulent faire appel aux services de médecins et infirmiers contractuels ou libéraux, voire à des sociétés, à but lucratif, spécialisées dans la médecine du travail. Les assurances, elles-mêmes, fixent dans la majorité des cas un recours minimal à des médecins du travail. A noter qu'avec ce modèle, très libéral, le Royaume-Uni obtient de meilleurs résultats en termes de prévention et de santé au travail : en 2011, on comptait 253.000 accidents du travail avec arrêt dans le pays contre 641.000 en France.
L'actuel flou entretenu autour de la médecine du travail en France, ne permet pas l'établissement d'une médecine efficace et attractive. Plus inquiétant, les conditions de travail en sont également peinées : en 2011, la Commission européenne estimait que la France présente le 3ème risque d'accidents du travail en Europe, derrière le Portugal et l'Espagne. Il faut donc accélérer l'accès à la profession de médecins du travail à d'autres profils (en facilitant les ponts entre spécialités, en donnant plus de responsabilité aux assistants et infirmiers), voire autoriser les entreprises à avoir recours à des médecins généralistes. Enfin, une plus grande transparence sur les coûts et les effectifs doit aussi permettre de rationaliser le coût de la médecine du travail dans le sens où les actuels 268 services interentreprises bénéficient d'une quasi situation de monopole.
Mise à jour : avril 2014 et publication du droit de réponse du Service aux Entreprises pour la Santé au Travail.