Livre | La société des égaux, de Pierre Rosanvallon
Pierre Rosanvallon vient de publier aux éditions du Seuil "La société des égaux". Voici notre avis sur ce livre qui décrypte ce que l'on peut entendre par "égalité".
Un impressionnant livre d'histoire des idées,
Une analyse approfondie et subtile des différents concepts d'égalité
Directement utile en 2011 : un rappel des régimes de terreur où ont mené les fanatismes égalitaires
Liberté, Égalité, Fraternité. A priori, tout le monde est d'accord pour soutenir le second terme de notre devise nationale, au même titre que les deux autres. Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, aussi, bien sûr. Mais cette affirmation est moins simple qu'il n'y paraît puisque ce mot « égalité » peut être interprété de très nombreuses façons, son sens ayant d'ailleurs beaucoup évolué au cours du temps.
Le livre commence à la Révolution française où la demande d'égalité portait sur la reconnaissance d'égalité des capacités. Les aristocrates assuraient disposer, par hérédité, de talents spécifiques qui justifiaient que leur soient réservés des postes et des responsabilités correspondants [1]. Les révolutionnaires demandaient que chacun soit reconnu comme capable, en principe, de prétendre à toutes les activités et tous les postes. Les déclarations des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et de 1793 sont très claires :
« Tous les citoyens, étant égaux aux yeux de la loi, sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». A partir de là, Pierre Rosanvallon passe en revue les avatars du concept d'égalité de 1789 à nos jours, dont voici un échantillon que j'ai schématisé pour les besoins de cette recension :
Terminologie utilisée dans le livre | Signification pratique |
---|---|
Égalité des capacités | tous capables |
Égalité des droits | tous le droit de |
Égalité des chances | à chacun une aide compensatrice |
Égalité citoyenneté | une personne, une voix |
Égalité identité | tous identiques |
Égalité morale/religion | tous égaux devant le devoir ou dieu |
Égalité redistribution | à chacun selon ses besoins |
Égalité de liberté | tous libres de |
Égalité d'indépendance | tous autonomes |
Égalité de relation, d'échange | tous ensemble |
L'analyse est très subtile et extraordinairement complète (l'index des noms cités compte 650 entrées, et donc beaucoup plus de livres référencés). Le parcours est passionnant et réserve des surprises. Au nom de l'égalité prise au sens moral ou religieux par exemple, les maîtres et les esclaves ont pu être considérés comme tout à fait égaux. Ou comment l'affirmation de la citoyenneté (une personne, une voix) a pu sembler mettre un point final à cette quête d'égalité. De 1789 à nos jours, l'évolution du concept d'égalité, resituée dans les différentes situations économiques, sociales ou politiques, est étonnante.
Des réponses sans question et des questions sans réponse
Pour un livre aussi ambitieux, il est curieux que l'auteur semble fonder son raisonnement dès les premières pages sur des statistiques concernant l'augmentation des inégalités de revenu et de patrimoine en France et dans le monde. D'autant plus que le sujet de « l'inégalité financière » n'a que très peu à voir avec les notions beaucoup plus complexes d'égalité qui sont développées dans le reste des 400 pages. Les données utilisées sont très incertaines et, portant sur peu d'années, ne sont peut-être que des accidents de parcours au regard des centaines d'années couvertes par ce livre. Plus probablement, le « grand retournement » que déplore Pierre Rosanvallon, ne constitue qu'un correctif légitime à des excès passés. La baisse du taux marginal d'imposition en Suède de 87% en 1979 à 51% en 1983, ou au Royaume-Uni de 83% en 1977 à 44% en 1999, montre sans doute que ces taux confiscatoires se sont avérés nocifs pour l'économie et pour toute la population. La poursuite de la « Révolution de la redistribution » aurait conduit à des taux d'imposition dépassant les 100%, ce qui aurait quand même été étrange. Enfin, si ce sujet financier était considéré comme central, le livre ne répond pas aux deux questions de fond :
- Comment l'égalité peut-elle être aussi en danger que le dénonce l'auteur, alors que l'action publique française consacre 56% de son produit intérieur brut en dépenses collectives ?
- Que faudrait-il faire pour améliorer l'efficacité de ces dépenses vers l'objectif d'égalité ?
Les « pathologies »
Les chapitres sur ce que l'auteur appelle à juste titre des « pathologies de l'égalité » sont parmi les plus passionnants. D'abord parce que certaines dépassent tout ce qu'on pouvait imaginer. Et surtout parce qu'elles nous concernent encore en France en 2011. L'auteur en compte 5 que j'ai regroupées en 3 :
- Communisme utopique
- Racisme, National-protectionisme
- Libéralisme-Conservateur
Communisme utopique
Pour arriver à l'extrême auquel peut conduire cette pathologie, il suffit de suivre les titres des différents paragraphes : « Critique de l'individualisme et de la concurrence », puis « Socialisme utopique », puis « L'idée communiste », puis « L'extinction du politique, de l'économique et du psychologique » pour finir par « Désindividualisation, indistinction et similarité ». En bas de cette pente (ou en haut pour les partisans de cette idéologie), l'égalité est obtenue par la similarité totale des êtres humains. « Dupliquer » les êtres humains n'était pas encore faisable, mais c'était bien leur rêve. « Plus de défiance ou de rivalité possible dans un tel monde où tous seraient identiques, parce qu'il n'y aurait plus d'écart entre le mien et le tien. » Dom Deschamps qui a écrit ces lignes a dû voir que cela s'imaginait facilement pour les logements ou les vêtements, mais que cela posait un problème sur d'autres sujets. Mais il n'a pas hésité : « Plus de concurrence non plus pour la conquête des femmes, puisqu'elles seraient toutes les mêmes, formant alors de fait un bien commun pour tous les hommes ». Il n'a pas dit si tous les hommes constitueraient un bien commun pour toutes les femmes. L'URSS, la Chine communiste et le Kampunchea démocratique (Cambodge) avaient fait un bon bout de chemin dans cette direction.
Racisme, National-protectionisme
Cette seconde dérive est également simple à suivre : « Travail national », « L'âge d'or du national-protectionisme », « Protectionisme ouvrier et xénophobie ». Cette pathologie se base sur l'objectif de renfermement sur une population homogène visant une forme d'égalité-identité. Pour une cause a priori positive, la défense des travailleurs nationaux, elle prône la fermeture des frontières aux travailleurs étrangers et l'élévation des droits de douane. L'Allemagne nazie a fourni une démonstration de l'aboutissement d'une telle pathologie.
Libéralisme-Conservateur
Cette troisième dérive consiste à pousser les critères fixés par la Révolution à leur extrême : égalité oui, mais en gardant une situation personnelle en fonction des capacités, des vertus et talents de chacun. Certains en ont conclu que les « misérables » étaient responsables de leurs problèmes. Les paragraphes vont donc de « La stigmatisation de l'ouvrier », à « Le régime industriel et l'inégalité nécessaire », puis « L'égalité contre la liberté » et enfin « L'égalité restreinte des chances ». Quoique rangée au côté des deux autres pathologies, cette déviation curieusement nommée « Libéralisme-conservateur » n'a pas, il me semble, engendré de monstruosité proche, ni de près ni de loin, des deux précédentes.
L'égalité idéale au sens de Pierre Rosanvallon
Ayant passé toutes ces interprétations en revue, on comprend que l'auteur redoute par-dessus tout une baisse de la solidarité et un reflux de la "révolution de la distribution" qui n'avait cessé de progresser tout au long du XXème siècle. Mais son véritable idéal, c'est « l'égalité-vivre ensemble », le « peuple faisant socialement corps ». L'égalité ne serait vraiment aboutie que si les personnes sont en situation d'entrer en relation les unes avec les autres, et à condition que chacun puisse prendre l'initiative de la relation. Pierre Rosanvallon signale que la description de sa « Société des égaux » contenue dans le dernier chapitre, ne constitue qu'une « première ébauche ». Un prochain volume s'attachera sans doute à préciser ce que devrait être cette société d'égalité, et comment y parvenir.
[1] Un objectif dont on peut se demander s'il n'est pas remis en cause par la multiplication des "statuts", des "corps" et des "grands corps" qui se sont multipliés et renforcés dans le secteur public, avec leurs cortèges de privilèges et de rigidités.