Les habitants d'Île-de-France ne disposent pas d'une carte lisible des soins
Selon Jean-Yves Fagon, ancien directeur de la politique médicale de l'AP-HP, les services des hôpitaux de Paris doivent organiser leur offre en niveaux de spécialisation : éliminer les doublons et regrouper les compétences qui traitent de cas exceptionnels (maladies rares) ou très complexes et lourds (greffes, par exemple) dans un petit nombre d'hôpitaux référents bien identifiés.
Fondation iFRAP : Pouvez-vous nous indiquer quel est le rôle d'un directeur de la politique médicale ?
Jean-Yves Fagon : À ma connaissance, ce poste n'existe qu'à l'AP-HP et il s'agit d'un poste exécutif, pas de conseiller. Il couvre l'ensemble de la politique médicale de l'AP-HP incluant la gestion de plus de 20.000 médecins, la recherche, l'information médicale c'est-à-dire le recueil et l'analyse de l'activité, les équipements médicaux, la politique-qualité médicale et bien des aspects des relations de l'AP-HP avec les universités et avec l'Agence régionale de l'hospitalisation (et depuis peu de santé, ARS). Certains de mes collègues ont été surpris de me voir nommé à ce poste qui n'a été tenu par un médecin que depuis quelques années. Mon bureau était effectivement avenue Victoria, au siège de l'AP-HP, et non plus à l'hôpital. Un changement important pour moi. J'ai accepté la proposition de Benoît Leclercq centrée sur l'élaboration du plan stratégique 2010-2014 de l'AP-HP parce que j'ai estimé, avec lui, que la situation était arrivée à un point critique nécessitant une transformation profonde de l'institution.
Jean-Yves Fagon est professeur des universités-praticien hospitalier, chef de service de réanimation médicale à l'hôpital européen Georges-Pompidou. Ancien président élu du Comité consultatif médical (CCM) de cet établissement, membre de la Commission médicale d'établissement (CMe) et du Conseil exécutif de l'AP-HP, Jean-Yves Fagon a été directeur de la politique médicale de l'AP-HP de 2007 à 2010. Entretien paru dans le dossier de la Fondation iFRAP sur l'Assistance publique.
Fondation iFRAP : Vous avez travaillé trois années à ce projet. Quel était son axe le plus important ?
J.-Y. F. : Pour moi, deux éléments essentiels ont guidé l'élaboration de ce projet : une assise territoriale forte pour répondre aux besoins de "proximité" de la population et une graduation claire de l'offre. Les habitants de l'Île-de-France ne disposent pas d'une carte lisible des soins : selon leur problème, où et à qui doivent-ils s'adresser ? Cela dépasse d'ailleurs de beaucoup la seule AP-HP, mais concerne les soins de ville et les autres établissements de soins. Par exemple, une personne ressentant un problème cardiaque, en dehors du contexte de l'urgence, circule plus ou moins bien (ou mal) guidée dans notre système de soins avec des risques potentiels pour sa santé et la certitude de dépenses inutiles pour la société. Chaque région a ses spécificités et à Paris, les problèmes d'accès à l'hôpital (distance et délai) sont très différents de ceux qui existent dans des régions moins peuplées, plus étendues ou moins bien desservies.
Les services des hôpitaux doivent organiser leur offre en niveaux de spécialisation : éliminer les doublons et regrouper les compétences qui traitent de cas exceptionnels (maladies rares) ou très complexes et lourds (greffes, par exemple) dans un petit nombre d'hôpitaux référents bien identifiés. À l'inverse, nous devons organiser avec nos partenaires une offre autour de l'urgence et de l'accueil sans rendez-vous (non programmé), de grande qualité et avec un maillage territorial fin, seule garantie de l'égalité d'accès pour toute la population de la région. Enfin, entre ces deux missions, nous devons améliorer l'organisation et favoriser le développement de grosses structures, adossées sur des plateaux techniques (blocs opératoires, biologie et imagerie) importants et sophistiqués, restant tous à la pointe de l'innovation, pour les grandes thématiques médicales telles que la cancérologie, les pathologies cardiovasculaires ou neurologiques… Une telle organisation, plus lisible pour les usagers, permet en outre de distinguer des activités qui nécessitent des méthodes de gestion différentes.
Fondation iFRAP : Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
J.-Y. F. : Nos propositions modifiaient des situations établies parfois historiques, impactaient des groupes humains et des structures administratives. Il était inévitable et légitime qu'elles soulèvent des débats. Dans certains cas, les transferts et regroupements de services se sont passés de façon satisfaisante. Dans le domaine des greffes du foie par exemple, sept équipes les pratiquaient en Île-de-France, un nombre identique à celui observé pour l'ensemble de la Grande-Bretagne. Ces prises en charge, notamment chirurgicales, sont extrêmement complexes et nécessitent, en plus des chirurgiens, des équipes médicales et soignantes de biologistes et d'imageurs travaillant sur des plateaux techniques très lourds. Avec la volonté de réduire le nombre de centres, dont certains avaient une activité faible, une première étape a été de regrouper deux des trois équipes de Paris intra-muros sur un seul site. Pour que cela se passe bien, la méthode employée, faisant appel à des experts internationaux incontestables et incontestés, a été parfaitement claire pour tous. Mais cela ne suffit pas.
Pour réussir une telle réorganisation, il faut aussi que les équipes "accueillantes" le soient vraiment et que les équipes transférées acceptent de quitter leur site d'origine, admettent et constatent que travailler dans un cadre plus large constitue un enrichissement réciproque. Je salue une fois encore les deux équipes concernées qui permettent qu'aujourd'hui le nombre de greffes réalisées et l'utilisation des greffons soient meilleurs qu'auparavant. Dans d'autres cas, cela a échoué, souvent pour des questions de préservation d'un pré carré ou des problèmes individuels, parfois assez mesquins.
Fondation iFRAP : Fin juillet 2010, vous avez choisi de reprendre votre rôle de médecin soignant ? Pourquoi ?
J.-Y. F. : Mon contrat moral avec le directeur général de l'AP-HP était clair : lui pouvait me remplacer quand il le souhaiterait et je pouvais partir quand je le déciderais. Début juillet 2010, j'ai jugé que le plan stratégique porteur de la réforme pour laquelle nous avions beaucoup travaillé ne pourrait pas être mis en œuvre dans de bonnes conditions et avec un calendrier raisonnable, compte tenu des diverses échéances de 2011 et 2012. Je suis donc retourné avec grand plaisir à la tête de mon service de soins. Comme seule autre responsabilité, je n'ai conservé que la représentation de l'AP-HP à la Conférence régionale de la santé et de l'autonomie mise en place par l'Agence régionale de santé. J'y travaille avec plaisir et sans difficulté avec les responsables des autres types d'offre de soins (autres hôpitaux publics, cliniques et hôpitaux privés, médecins en exercice libéral…). Je suis convaincu qu'il faut reconstruire ensemble un système de soins cohérent en Ile-de-France où chacun des acteurs a sa place avec des missions bien définies. Nous étions convenus avec le directeur général que je laisserais passer un délai de 6 mois avant de m'exprimer sur ces sujets. Ces 6 mois de réserve sont maintenant terminés.
Fondation iFRAP : Quelles sont les principales causes qui ont conduit à cet échec au moins partiel ?
J.-Y. F. : Tout d'abord, je ne considère pas du tout qu'il s'agisse d'un échec, même partiel : la communauté médicale a élaboré, dans le cadre du plan stratégique, un projet médical qui est un formidable outil de transformation de l'AP-HP basé sur une double volonté, une réponse mieux adaptée qu'aujourd'hui aux besoins de la population et un renforcement des missions d'enseignement, de recherche et d'innovation. La Commission médicale d'établissement (représentant cette communauté médicale) a voté le plan stratégique 2010-2014. Certains aspects de la mise en œuvre de cette transformation étaient déjà bien engagés : les groupes hospitaliers regroupant chacun de deux à cinq hôpitaux se mettaient en place, clarifiant partiellement la carte hospitalière pour les malades, certains regroupements de services dans des pôles lourds étaient en bonne voie ; c'est d'ailleurs la seule méthode qui, au-delà de l'amélioration de la prise en charge des malades, peut conduire à des baisses de coûts substantiels (à l'inverse, la suppression de postes sans changer les structures ou toucher aux organisations ne mène à rien de bon).
Bien sûr, des opposants médecins se sont manifestés, soit par conservatisme et/ou intérêt personnel, soit au nom d'un l'hôpital public supposé parfait en l'état. Le personnel de l'AP-HP – médecins, personnels soignants, administratifs et techniques – était divisé sur ces projets, et probablement en partie parce que nous n'avons pas assez bien expliqué les enjeux et la méthode. Néanmoins, il est clair qu'un nombre très important de membres du personnel médical et non médical, très attachés aux valeurs de l'AP-HP et à son unicité et en même temps conscients de la nécessité de changer, soutenaient et soutiennent toujours ce projet.
Mais pendant tous ces mois de préparation, la situation de l'AP-HP a été précarisée, avant tout celle de son directeur général, à mon avis, de propos délibéré. Au moment de débuter la mise en œuvre d'un projet ambitieux de transformation, c'est d'aide et de soutien dont on a besoin ; alors que c'est, aussi, l'intervention incessante des politiques sur tout type de sujets qui a conduit à la suspension de la réforme.
Fondation iFRAP : L'AP-HP peut-il fonctionner en maintenant le statut de la fonction publique hospitalière ?
J.-Y. F. : La gestion des personnels médicaux, qui est dans le champ des activités de la direction de la politique médicale, n'est pas facile. Sans aborder ici la question essentielle des hospitalo-universitaires, déplacer un médecin d'un hôpital parisien à un autre hôpital parisien de l'AP-HP est aujourd'hui pratiquement impossible sans son accord. De plus, dans nos métiers, l'évaluation des personnes et ses éventuelles conséquences en termes de rémunération posent des problèmes très complexes. Notre activité est très spéciale et difficile à mesurer pour de nombreuses raisons, mais au fond surtout parce que cette activité, comme ont du mal à le comprendre bon nombre d'experts venant d'autres mondes professionnels et de consultants, est caractérisée par le fait, en utilisant les termes de ces derniers, que « le client et le produit » ne font qu'un.
Fondation iFRAP : Êtes-vous inquiet pour l'avenir de l'AP-HP ?
J.-Y. F. : L'AP-HP est une maison tout à fait exceptionnelle grâce à la qualité, au talent et à l'énergie regroupés de ses personnels. Mais aujourd'hui, je perçois de grandes interrogations et de l'inquiétude pour l'avenir. Le démantèlement de l'AP-HP est prôné par certains ; cette option n'a pas d'autre rationnel que de considérer qu'être plus petit permet de faire mieux et plus simple, alors que tous les exemples venant de tous les mondes professionnels, mais aussi de celui de la santé dans tous les pays développés, montrent le contraire et recommandent les regroupements. Elle n'aboutira qu'à notre affaiblissement et j'y suis absolument opposé.
L'alternative, nous venons d'en parler en en indiquant les principes, c'est une transformation de l'AP-HP. Mais je suis surtout très inquiet pour l'avenir de notre système de soins. Si rien n'est fait, l'accumulation des problèmes financiers, des contraintes réglementaires, de l'accroissement des besoins et de la demande, associés à une démographie médicale et de certains métiers de santé très préoccupante, va conduire à la « désintégration » de ce système. Et ce sera d'abord aux dépens des populations les plus modestes.
La tarification à l'activité (T2A) qui est appliquée aux hôpitaux est un mode de financement comme un autre, mais qui est fondamentalement inflationniste et génère des dérives qui étaient prévisibles. Des évolutions indispensables devraient prendre en compte non plus l'acte (ou l'accumulation d'actes) individuel (une consultation, une radio, un scanner, une analyse de sang, un séjour chirurgical…) mais une période complète de soins correspondant à la prise en charge globale pendant une période donnée d'une maladie donnée par différents acteurs.
Le financement des traitements des maladies chroniques doit être sorti de ce système. La répartition des rôles entre infirmiers ou personnels soignants et médecins doit être redéfinie, à l'hôpital et en dehors, pas seulement limitée au transfert de tâches, mais basée sur une véritable coopération, notamment pour la prise en charge de ces maladies chroniques. De nombreux travaux scientifiques conduits dans de nombreux pays montrent que la qualité pour les malades n'est pas dégradée mais, au contraire, souvent meilleure. Les chantiers à mettre en œuvre sont considérables, urgents et passionnants.