Actualité

Les 35 heures, c'est en 2015 qu'il faut se placer pour juger

Regarder dans le rétroviseur ne sert à rien

Le serpent de mer est toujours dans nos eaux, et il vient de montrer de nouveau ses anneaux, notamment avec deux études sorties quasiment le même jour, le livre de Stanislas de Bentzmann et Pascal de Lima, « Les 35 heures, une loi maudite », et l'étude réalisée par Barbara Romagnan, député PS, au nom de la commission d'enquête nommée par l'Assemblée nationale sur l'impact des 35 heures. Tandis que le premier, à travers un historique et des considérations macroéconomiques précisément chiffrées, cherche à démontrer l'erreur considérable des 35 heures et à proposer des mesures pour en sortir une fois pour toutes, la seconde veut les réhabiliter et les réinstituer dans leur pureté originelle, en évoquant même le passage aux 32 heures. Au centre de cette dernière étude se trouve une tentative pour justifier la mesure rétroactivement par le nombre d'emplois créés entre 1998 et 2002 en refusant de prendre en compte la période postérieure, qui serait marquée par une sorte de sabotage des 35 heures ainsi que par les dégâts causés par la montée de l'euro.

Disons-le tout net, savoir si les 35 heures ont ou non créé des emplois à l'époque et combien, ne présente pour nous aucun intérêt. Regarder dans le rétroviseur ne sert à rien, c'est sur les effets des 35 heures aujourd'hui qu'il faut se placer pour juger et agir en conséquence. Et là, l'hésitation n'est pas permise, tant les preuves sont manifestes, et aussi tant les conditions conjoncturelles ont changé. Hélas les 35 heures sont pour la majorité en place devenues un prétendu acquis social, donc un tabou interdisant toute adaptation au monde changeant qui nous entoure.

Nous ne sommes pas en mesure de juger, si oui ou non, les 35 heures ont pu à l'époque créer 350.000 emplois. C'est aux dégâts causés à l'économie et aux emplois que nous nous intéressons. Commençons par rappeler quand même que les 35 heures ne sont devenues obligatoires pour toutes les entreprises qu'en 2002, et encore avec deux années supplémentaires de mesures transitoires. Or c'est en 2002 que l'étude de la députée fixe la fin de la période favorable d'emploi, donc avant que la loi ait eu le temps de produire ses effets… Rappelons aussi que le taux de chômage était très important à l'époque en France, et qu'il n'a baissé que très légèrement entre 2000 et 2002 (de 10,8% à 9,3%), dans une tendance semblable à celle des autres pays européens, pour repasser immédiatement à 10,3% en 2004. Rien qui puisse permettre d'attribuer aux 35 heures un effet quelconque sur l'emploi.

L'examen des effets défavorables nécessite de distinguer suivant les entreprises et les emplois concernés

1. Les grandes entreprises et les ETI ont vécu des heures difficiles et de longues négociations. Mais elles disposaient de moyens importants en ressources humaines, et leurs effectifs leur permettait de faire face sans trop de problèmes aux réorganisations nécessaires. Il est aussi juste de dire qu'elles en ont profité pour introduire un peu de flexibilité dans le calcul annuel du travail. Il est donc tout à fait normal qu'elles ne soient pas maintenant, de façon générale, en demande de revivre la même expérience, préférant ne pas compromettre l‘équilibre, même insatisfaisant, auquel ces entreprises sont parvenues.

Ce qui n'a pas empêché de rendre récemment indispensables de nouvelles négociations pour réaugmenter la durée du travail et l'abandon d'heures de RTT : comme chez Renault en 2013, ce qui a permis de retransférer sur les usines françaises une partie de la production du japonais Nissan. D'autres négociations se sont tenues chez PSA avec un objectif semblable. Et ceci n'empêche pas non plus, que l'emploi en France diminue globalement dans les grandes entreprises internationales, qui préfèrent investir en dehors de France.

Dans la livraison des Échos du 17 décembre, les patrons de filiales étrangères qui avaient fait parler d'eux l'année dernière publient un nouveau manifeste. Ils saluent certains progrès réalisés, mais avertissent que leur insuffisance ne leur permet toujours pas de plaider victorieusement la cause de la France auprès de leur maison-mère et d'obtenir des arbitrages favorables pour des investissements nouveaux : [de ces progrès] « nous nous félicitons même si nous avons à déplorer que la question de l'attractivité sociale de la France qui reste notre « talon d'Achille » n'a depuis notre appel, dans la réalité quotidienne de nos entreprises, fait l'objet d'aucune avancée significative… ». Le même quotidien vient de publier, le lendemain, un sondage réalisé auprès des mêmes patrons. Dix mesures souhaitables leur sont présentées : la suppression des 35 heures arrive en quatrième position avec un score de 91% d'opinions favorables. Les groupes étrangers, comme les grandes entreprises françaises, investissent ailleurs…

2. Les PME ont souffert, et continuent de souffrir, d'une augmentation du coût du travail, dans la mesure où le temps de travail a été diminué de 11% à salaire égal. Il s'agit ici des emplois rémunérés au-delà de 1,6 smic, dont les charges sociales ne bénéficient pas d'un allégement. Très fréquemment cette diminution du temps de travail n'a pas pu être compensée par une modération salariale et/ou une réorganisation du temps de travail. Il ne faut pas non plus oublier le cas des nouvelles entreprises auxquelles la loi s'applique d'emblée.

3. Le cas des TPE, que l'on définit ici comme des entreprises de moins de 20 salariés, est bien identifié et les difficultés qu'elles rencontrent sont concédées même par les plus ardents défenseurs des 35 heures. Il s'agit ici d'entreprises dont le volant d'effectifs est insuffisant pour réorganiser le travail et qui n'ont pas, soit les ressources, soit la charge de travail permettant d'embaucher. Ces entreprises n'ont très souvent pas réduit le temps de travail et paient des heures supplémentaires qui leur coûtent un salaire augmenté de 25%, ou des heures de RTT difficiles à utiliser. À cela s'ajoute l'annulation pour les salariés des avantages fiscaux liés aux heures supplémentaires, ce qui mécontente évidemment ces salariés et contraint souvent les employeurs à compenser d'une façon ou d'une autre cette annulation.

4. Dans l'ensemble des entreprises, les emplois payés au smic se trouvent dans une situation particulière. Historiquement, les lois Aubry, d'application progressive, ont défini chaque année un smic différent, avec pour résultat qu'en 2005 il n'existait pas moins de 7 smics différents d'application concomitante. Le gouvernement Villepin a mis fin à cette inextricable situation en alignant tous les smics sur le plus élevé, avec le résultat que sur la période le smic horaire a évolué de 31% !

D'où la nécessité d'allégements de charges sociales pour les salaires jusqu'à 1,6 smic avec un coût pour les finances publiques, dans sa partie attribuable aux 35 heures, évalué à 12 milliards - sans compter les nouveaux allégements qui vont être consentis dans le cadre du pacte de responsabilité. Le résultat, mis à part un écrasement spectaculaire et unique des salaires [1], en est une valeur de smic très élevée par comparaison à celle des salaires minima des pays qui nous entourent (quand ils existent) – surtout remarquable sur le smic mensuel à durée du travail égale [2] - et supérieure à la productivité. De sorte qu'il n'est pas exagéré d'affirmer que les 35 heures sont à l'origine des problèmes particulièrement lancinants à l'heure actuelle du sous-emploi dans les bas salaires et chez les jeunes.

5. Dans le secteur public, on rappellera que le gouvernement Jospin avait, à juste titre, conscience des problèmes financiers qui ne manqueraient pas de se poser, à telle enseigne qu'il n'était pas prévu (!) que les 35 heures lui seraient applicables, mais évidemment l'espoir était naïf et la pression fut trop forte…

Ces jours-ci revient sur le devant de la scène le cas des hôpitaux. « Du MEDEF à la FHF [Fédération hospitalière de France, représentant les hôpitaux publics], on demande de reposer la question des 35 heures » dit Lamine Gharbi, président de la Fédération Hospitalière Privée, qui ne trouve « aucune grâce » à ces 35 heures et ajoute qu' « on ne travaille pas assez ». À l'hôpital (public) de Villejuif, une partie du personnel est en grève depuis l'été [3], et le président de la Fédération Hospitalière de France s'exprime ainsi de son côté : « Certains hôpitaux sont à 35 jours de RTT par an. Comment voulez vous organiser un hôpital avec 35 jours de RTT par personne ? Nous, on propose de plafonner à 15 jours par an, c'est à peu près la moyenne des hôpitaux en France ». Et pourtant le rapport Romagnan ne craint pas d'affirmer qu'à l'occasion des diverses auditions de la commission, «  presque personne » n'avait demandé le retour aux 39 heures !! C'est ce qui s'appelle pour le moins avoir l'oreille – ou la plume - sélective.

Dans les faits, 44% des hôpitaux auraient déjà renégocié leur protocole de RTT, et ce ne serait qu'un début… et dans le même temps le gouvernement jure qu'il est hors de question de remettre les 35 heures en cause ou de modifier la durée du travail ! [4]

Concernant les collectivités territoriales, la Gazette des communes [5] met les pieds dans le plat : « A-t-on le droit de dire que le dispositif des 35 heures, pertinent et créateur d'emplois à la fin des années 90, ne l'est plus vraiment en 2014 ? Manifestement non et c'est regrettable… Avant même une éventuelle et hypothétique remise en cause des 35 heures, il s'agit de faire respecter la durée annuelle de travail (1.607 heures). Les agents des collectivités territoriales se situent souvent en dessous, avec 5 à 20 jours de congés supplémentaires par rapport aux salariés du privé. Longtemps occulté, ce constat l'est beaucoup moins aujourd'hui…

La situation dans la FPT paraît souvent inextricable, car l'aménagement du temps de travail joue aussi un rôle qui ne devrait pas être le sien : il compense la faiblesse des rémunérations et le gel du point d'indice. Y toucher représente une déclaration de guerre !

Les rares collectivités territoriales qui ont tenté de faire passer leurs agents aux 1.607 heures se sont plus d'une fois vu contraintes de faire machine arrière devant l'ampleur, voire la violence, des réactions. Ne rien toucher permet d'acheter la paix sociale… Ouvrir une réelle concertation et mettre tous les sujets sur la table s'impose. Un vaste chantier, à hauts risques. Mais indispensable. » Sans commentaires.

Les conditions ont de plus complètement changé depuis les lois Aubry

Pendant le début des années 2000, l'emploi était en expansion naturellement, le partage du travail pouvait à la rigueur avoir un sens, au moins politique. Mais tout a changé depuis.

Comme Stanislas de Bentzmann et Pascal de Lima l'ont montré dans leur livre, la France a un double problème d'offre et de compétitivité. Depuis 2000, la courbe d'évolution de la demande de biens et services évolue nettement au-dessus de celle du PIB. Sur une base 100 en 1999, le PIB atteint la cote 120 en 2013 pendant que la demande atteint 127, que la balance commerciale se détériore de plus en plus, et que les prix augmentent. La France est donc, et presque la seule en Europe, dit l'auteur, en chômage classique (insuffisance d'offre) par opposition au chômage keynésien (insuffisance de demande). C'est de compétitivité que nous manquons, non d'insuffisance de demande, et ce n'est évidemment pas le moment pour diminuer la durée du travail.

La direction du Trésor a récemment étudié pourquoi la France souffrait depuis 40 ans d'un décrochage de son PIB par rapport à la moyenne des pays de l'OCDE [6]. L'organisme retient en effet que la France présente un déficit annuel de croissance du PIB par tête de 0,4 point, alors qu'en 1975 son taux de croissance était situé nettement au-dessus de cette moyenne. Son étude est établie à partir de l'examen des 4 composantes comptables du PIB que sont la population en âge de travailler, le taux d'activité, le taux de chômage et la productivité par tête.

Par comparaison avec l'Allemagne par exemple en 2012, la France est nettement en déficit sur les trois premiers critères, mais se rattrape légèrement sur le taux de productivité (2,6 points), le rapport étant malgré tout, au total des critères, inférieur de 16,3 points en France. Par comparaison à l'ensemble des pays, le moindre PIB de la France peut être attribué, sur la période 1975-2012, « à la dégradation du taux d'emploi et dans une moindre mesure au facteur démographique » [7].

Sur la période 1993-2012, les conclusions sont différentes. Elles mettent en cause « le choix fait en France de diminuer le nombre d'heures travaillées, dont la contribution négative au différentiel de taux de croissance a été compensée par le dynamisme de la productivité horaire ». Néanmoins, les années 1990 montrent une rupture au sens où les gains de productivité par tête en France passent sous la moyenne de l'OCDE… Sur les 20 dernières années, la démographie et le taux d'emploi ne contribuent quasiment plus au déficit de croissance de la France du fait des contributions de la part de la population en âge de travailler et du taux d'activité qui se compensent sur cette période. En revanche, la stagnation relative des gains de productivité horaire en France expliquent pourquoi la productivité par tête contribue désormais au déficit de croissance annuel moyen du PIB par habitant par rapport aux pays de l'OCDE. Au final, en France, la faiblesse relative des gains de productivité par tête (par rapport notamment au Royaume-Uni et à la Suède, ainsi qu'aux États-Unis sur les 20 dernières années) n'a pas été compensée par une nette amélioration du taux d'activité sur l'ensemble de la période (notamment par rapport à l'Allemagne). En particulier, le recul des heures travaillées ne s'est pas traduit par un partage plus équilibré du travail en France ».

Autrement dit, durant les 20 dernières années, deux facteurs défavorables jouent contre la France : un manque flagrant d'heures travaillées, principale cause de la faiblesse du PIB, et une productivité par tête qui a cessé d'être au niveau de celle de nos voisins.

Concernant les heures travaillées

Source : Direction du Trésor.

Ce tableau, extrait de l'étude Trésor-éco citée, montre l'évolution du nombre total d'heures travaillées dans différents pays. Il ne permet de comparaison que sur l'évolution, tous les pays étant en base 100 en 1976. Si l'on veut comparer le nombre et non l'évolution, les statistiques d'Eurostat nous indiquent que la France est en queue de peloton, avant-dernière devant la Finlande. Voici les chiffres, dans le tableau réalisé par COE-Rexecode :

La conclusion s'impose

Nous ne sommes plus dans les conditions de conjoncture d'il y a quinze ans. Nous souffrons d'un déficit d'offre, conditionné par une compétitivité déclinante, due elle-même à une productivité par tête qui croît à un rythme inférieur à celui de nos voisins, et à un très fort déficit d'heures travaillées. Dans ces conditions, la diminution du temps de travail ne peut mener qu'au désastre.

En dernière minute, signalons l'article signé de Cahuc, Zylberberg et Carcillo, paru dans Les Echos du 22 décembre, absolument dévastateur pour les 35 heures et l'Assemblée nationale, accusée d'avoir inventé le "rapport de désinformation" !

[1] Le rapport du smic net sur le salaire médian (2012) est de 64,6% pour 35 heures, chiffre très supérieur à celui de tous les autres pays.

[2] Puisque la comparaison oblige à calculer le smic français sur 39 heures.

[3] Pour s'opposer à la suppression de 9 jours de RTT, en échange de quoi leur durée de travail journalière a été écourtée de 24 minutes, ce que les intéressés contestent, notamment parce que cela ne permet plus aux équipes successives de se passer les informations et consignes. Kafkaïen.

[4] Sans oublier qu'aux congés légaux, aux jours de RTT, il faut ajouter un absentéisme record dans les hôpitaux : 24 jours par an. Ceci est encore une autre question, mais il ne faut pas s'étonner des demandes d'embauches que bien entendu l'AP ne peut satisfaire. Une spirale infernale de baisse de la durée du travail.

[5] 9 septembre 2014

[6] Trésor-éco, lettre No 131, juin 2014

[7] Il s'agit de l'augmentation de la population, qui diminue le PIB par tête.