Le dézonage du Passe Navigo
Le passe Navigo à prix unique (60 euros) qui permet à tous les abonnés de voyager pour le même prix partout en Île-de-France, c'est pour bientôt. Une nouvelle qui va réjouir bien des Franciliens dès janvier 2013 mais qui menace les entreprises. Cette mesure dont le coût est très élevé (on parle d'au moins 300 millions d'euros par an d'après les chiffres du STIF [1] tandis que l'UMP et la chambre régionale de commerce d'Île-de-France avancent la somme de 500 millions d'euros) va être financée par une hausse du versement transport acquitté par les entreprises alors qu'elles sont déjà le principal contributeur des dépenses de fonctionnement des transports collectifs de la région francilienne.
1.700 kilomètres de lignes empruntés chaque jour par 7,4 millions de voyageurs, 1 million de voyageurs par jour pour le RER A, 2,7 milliards de voyages par an, 1,5 million de voyageurs abonnés à l'année au passe Navigo, un métro en moyenne tous les 3 minutes en heures de pointe et toutes les 4 minutes en heures creuses : les chiffres des transports franciliens donnent le tournis… Encore plus quand on imagine que le trafic du métro a augmenté de 17% depuis 2002 et de 24% sur les lignes SNCF-Transilien à réseau quasi-constant. C'est ainsi qu'on peut se retrouver à plus de huit voyageurs par mètre carré en heures de pointe sur certaines lignes de métro quand la RATP conseille pour "le confort du voyageur" de ne pas dépasser le chiffre de quatre. Les lignes les plus vétustes sont celles qui sont le plus touchées par ce phénomène : la ligne 4, la ligne 13 et les RER A et B sont les principaux concernés.
Le fossé entre une demande de transports collectifs très dynamique et un réseau qui évolue très lentement malgré des investissements considérables ces dernières années (115 millions pour le RER D depuis 2009, un milliard d'euros pour le RER A échelonné jusqu'à 2017) est donc considérable. C'est dans le contexte d'un réseau au bord de l'implosion et sur fond des propositions du Grand Paris portées par Nicolas Sarkozy en 2009 qu'EELV propose pendant la campagne des élections régionales d'Ile-de-France de 2010 de mettre en place le passe Navigo à prix unique. Pour comprendre tout l'enjeu de cette proposition, il faut revenir sur le fonctionnement des zones en Île-de-France. Le réseau RATP-SNCF est aujourd'hui divisé en 5 zones, la zone 1 correspondant à Paris tandis que la zone 5 recouvre les communes de la grande couronne les plus éloignées de la capitale. Un tel système implique pour les utilisateurs un coût d'abonnement très différent suivant leur lieu d'habitation et leur lieu de travail. C'est ainsi qu'un individu habitant et travaillant à Paris paiera 58,50 euros par mois (zones 1-2) contre presque le double pour un habitant de l'Essonne venant travailler à Paris (102,70 euros par mois pour un passe zones 1-5). Le dézonage du passe Navigo repose sur l'abolition du système de zones et permettrait à chaque voyageur de payer le même prix et de voyager partout en Île-de-France. EELV propose alors un passe Navigo à 78 euros dans son programme de campagne en proposant sans chiffrage précis de mettre à contribution les entreprises pour financer le manque à gagner pour la RATP et la SNCF.
Le passe Navigo est au cœur de l'accord signé par le PS et EELV pendant l'entre-deux-tours des élections régionales et constitue "le ciment" de la majorité pour reprendre les termes de Cécile Duflot. Retour en 2012 : Jean-Paul Huchon, le président de la Région semble toujours très réticent, au début de l'année, à la mise en place du passe Navigo à prix unique, son financement étant un vrai casse-tête budgétaire. Le groupe EELV est alors forcé de menacer de ne pas voter le budget 2012 pour qu'Huchon en annonce la mise en place en janvier 2013 au prix de 60 euros par mois. Il est alors décidé de procéder par étapes :
dès le 1er septembre 2012, le dézonage du passe Navigo sera effectif le weekend et les jours fériés. Une telle mesure coûtera déjà 26 millions d'euros pour seulement 4 mois d'application et sera financé par la hausse du ticket Mobilis permettant de voyager toute la journée (+7%), du forfait Paris-Visites principalement à destination des touristes (+5 %) et du passe Navigo annuel (+2%).
C'est également en septembre que sera mis en place le complément de parcours permettant aux voyageurs de dépasser la limite de leurs zones d'abonnement en ne payant que la partie supplémentaire et non tout le trajet. Par exemple, un voyageur disposant d'un passe Navigo zones 1-3 qui souhaite se rendre en zone 5 en partant de la zone 1 est aujourd'hui obligé de payer un ticket couvrant la zone 1-5. Avec le complément de parcours, il n'aura plus qu'à s'acquitter d'un ticket couvrant les zones 4-5, celles qui ne sont donc pas couvertes par son passe Navigo. Cette mesure coûtera 11 millions d'euros pour, tout comme la mesure précédente, seulement 4 mois d'existence et sera également financée sur les hausses décrites auparavant.
Après cette phase d'expérimentation qui devrait selon Jean-Paul Huchon se "passer sans encombrement", l'élargissement du passe Navigo couvrant toutes les zones toute l'année est prévue pour janvier 2013 pour un coût d'au moins 300 millions d'euros par an d'après Cécile Duflot. C'est désormais le chiffre avancé également par la Région alors que pendant des mois Jean-Paul Huchon annonçait de manière très surprenante n'avoir pas le chiffrage d'une telle mesure. Un tel coût, en période de disette budgétaire, doit bien sûr être justifié. D'après la Région, permettre à chaque Francilien de voyager partout en Ile-de-France quel que soit son abonnement est avant tout réducteur des inégalités territoriales et sociales. En effet, les habitants de banlieue sont souvent condamnés à la double peine : au-delà des contraintes dues à l'éloignement du centre urbain à cause de la flambée des prix immobiliers, ils paient leurs déplacements plus chers alors que l'offre et la qualité de transport est en général bien moindre qu'à Paris. C'est également l'occasion de prendre en compte les besoins des Franciliens en terme d'accès à la culture et aux loisirs et de ne plus seulement résumer les déplacements dans la Région aux trajets emploi-domicile.
**Un financement dangereux pour les entreprises
Le passe Navigo qui semble rempli de bonnes attentions sur le papier pose pourtant le problème de son coût. Alors que la Région avance le chiffre de 300 millions, l'UMP parle d'au moins 550 millions d'euros et on ne peut que constater que la Région, après n'avoir pas su donner un chiffrage, ne souhaite pas mettre à disposition du grand public ses projections. Le manque à gagner pour le STIF devrait être pris en charge par les entreprises. C'est ainsi que la Région va augmenter le taux de versement de transport dont doit s'acquitter toute entreprise francilienne de plus de 9 employés en l'harmonisant à 2,6 % peu importe la situation géographique de l'entreprise. La Région met en avant la stabilité du taux depuis 2004 et le fait qu'il est inférieur (à l'exception de Paris et des Hauts-de-Seine) à celui en vigueur dans les intercommunalités de plus de 100.000 habitants alors que l'offre de transport y est moins dense qu'en Ile-de-France. Cet impôt assis sur la masse salariale des entreprises finance pourtant déjà à plus de 70% le STIF alors même que la part des déplacements domicile-travail dans les transports collectifs est passée de 40 à 33 % en moins de 10 ans. Les entreprises de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne vont donc voir leur versement transport augmenter de 0,9 point et de 1,2 point pour les entreprises de la grande couronne malgré une conjoncture très difficile pour tous les entrepreneurs. Une telle augmentation devrait ramener entre 700 et 800 millions d'euros par an. Le STIF assure qu'une telle hausse sera compensée par la baisse de moitié du passe Navigo remboursé par les entreprises mais n'avance là encore aucun chiffre.
Nous avons demandé à un chef d'entreprise de faire ses calculs et ils sont sans appel : entrepreneur en Essonne, la masse salariale de son entreprise est de 1,2 million d'euros. Son versement transport pour 25 salariés est de 16.800 euros. Il rembourse la moitié des passes Navigo de ses employés pour un montant de 825 euros. On ne peut que constater que la baisse du prix des passes Navigo et donc du remboursement effectué par l'employé ne va pas du tout compenser la hausse du versement transport. En effet, pour une baisse de quelques centaines d'euros, les entreprises vont devoir faire face à une augmentation qui, elle, va se chiffrer en milliers d'euros.
Il est également évoqué l'augmentation des ressources assises sur les bureaux appelées plus souvent taxe sur les bureaux. En effet, les entreprises franciliennes propriétaires de leurs locaux (à l'exception de celles se situant dans les zones franches urbaines, les fondations ou les locaux d'archivage) doivent s'acquitter de cet impôt qui dépend de la surface, de l'utilisation ainsi que de la localisation de l'entreprise. C'est ainsi que pour des locaux à usage de bureaux à Paris ou dans les Hauts-de-Seine, les entreprises doivent s'acquitter d'un tarif de 16,71 euros par mètre carré. On peut imaginer que face à la nécessité de trouver des ressources financières la Région harmonise le système de tarification et fasse payer à tous les employeurs le même tarif, peu importe la localisation ou l'activité des locaux. C'est ainsi qu'une entreprise du Val d'Oise propriétaire des parkings sur lesquels elles stockent ses véhicules pourrait voir le montant de sa taxe par mètre carré passer de 0,64 euro à 16,71 euros.
On a donc choisi en Île-de-France de faire payer les entreprises alors que la priorité devrait plus que jamais être l'allégement de leur fiscalité. Si l'on se tourne vers le système de transport en commun londonien, comparable avec Paris puisqu'elles sont deux métropoles de même importance, dotées de réseaux diversifiés avec des réseaux de transport en commun exploités par des modes lourds (métro, train, RER) ou des modes plus légers (tramways, bus), on constate certes, que les tarifs sont plus élevés pour les voyageurs mais que les entreprises ne contribuent qu'à hauteur de 5% au financement de l'autorité de transport (Transport for London), ce qui pourrait être un des éléments du plus grand dynamisme des TPE londoniennes. C'est ainsi qu'un abonnement mensuel zones 1-2 à Londres coûte 112,20 pounds (l'équivalent de 143,37 euros) contre 58,50 euros à Paris pour le même abonnement. Le système londonien est cependant plus avantageux pour ceux qui utilisent peu les transports : contrairement à l'Île-de-France où il est nécessaire d'acheter un ticket à l'unité ou un carnet, il existe à Londres un système appelé "pay as you go" qui permet de recharger régulièrement sa carte de transport (on peut la créditer de 5 à 50 pounds) en évitant ainsi d'acheter un ticket à l'unité bien plus cher. Ce système assez proche du fonctionnement mobicarte permet de faire revenir le coût d'un trajet zone 1-3 à 2 pounds contre 4,30 pounds à l'unité. Le système "pay as you go", même s'il est plus avantageux que l'achat d'un ticket unique, reste cependant lui aussi bien plus cher que nos carnets de tickets de métro (12,10 euros pour 10 tickets). Une telle différence de tarifs et sa globale acceptation par la population peut s'expliquer par la différence de desserte entre le centre et les périphéries. C'est ainsi qu'à Paris la RATP assure une desserte très fine (dans les arrondissements centraux, on trouve ainsi une bouche de métro tous les 300 mètres) tandis que la banlieue est beaucoup moins bien desservie. C'est le contraire à Londres où le maillage dans le centre-ville est assez dense mais où le réseau s'étend jusqu'aux confins du Grand Londres, voire parfois au-delà.
**Nos propositions
Une fois encore, loin de considérer l'entreprise comme une priorité et d'alléger sa fiscalité, il fut choisi d'alourdir ses taxes sans se soucier des très grandes difficultés que rencontrent les entreprises franciliennes. Il est temps de s'inspirer du modèle londonien et de réduire la contribution des entreprises au financement des transports franciliens. Il en résultera certes une augmentation du coût pour les voyageurs mais qui permettra de redynamiser le tissu économique francilien.
On peut également imaginer qu'à l'heure où les ressources financières sont rares et les besoins d'investissement si urgents, les sommes déployées pour financer le passe Navigo soient utilisées pour moderniser enfin les lignes les plus vétustes. C'est ainsi que pour la ligne 13, qui a connu une hausse de plus de 30 millions de voyageurs annuels en 10 ans, le coût de deux années de dézonage de passe Navigo (au moins 600 millions d'euros) permettrait de prolonger la ligne 14 jusqu'à Saint-Denis et de désengorger enfin la ligne 13. Une telle réalisation, en plus d'améliorer de manière sensible la vie quotidienne des usagers, pourrait attirer de nouveaux entrepreneurs en Seine-Saint-Denis. Le département fait en effet beaucoup pour attirer les entreprises (nombreuses réductions fiscales et sociales) mais le véritable frein à l'installation des entreprises reste la difficulté d'accès en transports en commun. Un tel investissement pourrait donc être un fort élément incitateur d'installation pour les entrepreneurs.
La question des déplacements inter-banlieues est également centrale en rigidifiant la mobilité des travailleurs. Il est en effet aujourd'hui très compliqué de se déplacer de banlieue à banlieue puisqu'il est de manière générale obligatoire de passer par Paris. C'est ainsi qu'une liaison Asnières-Levallois qui prend 10 minutes en voiture durera 50 minutes en transports en commun, incitant fortement ceux qui le peuvent à utiliser leur véhicule personnel. Ce réseau en étoile est bien différent du réseau londonien qui dispose de nombreuses lignes de train circulaires qui font le tour de la capitale sans passer par le centre. Par ailleurs, les lignes de bus relient plus souvent directement les connections inter-banlieues mais pour des trajets en général bien longs et à la durée très aléatoire. Le projet du Grand Paris Express qui repose sur un métro automatique desservant par un système de rocade les proches et moyennes banlieues tout en permettant, par une liaison diamétrale d'être relié à Paris, nous semble aller dans le bon sens. En effet, de nombreuses entreprises ont déclaré que leur localisation géographique entraînant une mauvaise desserte en transports, elles avaient le plus grand mal à recruter. Il est donc grand temps d'engager les travaux du Grand Paris Express pour faire sauter ces freins à l'embauche et fluidifier ainsi les embauches.
[1] Le STIF ( Syndicat des Transports en Île-de-France) est l'autorité qui organise et coordonne les transports en commun sur l'ensemble de la région regroupant notamment la région et les départements franciliens. Le président du STIF est Jean-Paul Huchon, président la Région Île-de-France.